mardi, mai 08, 2012

L’architecture organisationnelle est sensible à l’échelle


Le billet de ce jour fait suite à l’excellent article de Bertrand Duperrin sur l’effet de l’échelle sur les modes d’organisation.  La taille d’une organisation influe sur les modes de prise de décision, de transfert d’information ou de coopération, ce qui fait que les « bonnes recettes » à 10 personnes ne fonctionnent pas forcément à 100 ou encore moins à 1000. Plus précisément, un grand nombre de problèmes apparaissent lorsque la taille augmente, et l’efficacité n’est pas proportionnelle à la force de travail disponible. Cette constatation n’est pas sans rappeler ce qu’on observe dans les systèmes parallèles (cf. la loi d’Admdhal) qui montre que la puissance que l’on obtient en multipliant les processeurs est compensée par la tâche croissante de synchronisation. Ce n’est pas une surprise : les petites structures souffrent moins des problèmes de coordination et de synchronisation !
Bien entendu, la taille n’est pas simplement l’expression du nombre de collaborateurs de l’entreprise. La véritable question est de savoir si l’ensemble des collaborateurs et des équipes sont indépendants ou interdépendants. Si l’on introduit le « diamètre informationnel » (nombre moyen de personnes avec lesquelles chacun a besoin d’interagir pour réaliser ses objectifs), on peut définir un « coefficient de transversalité comme le rapport de ce diamètre sur la taille de l’entreprise (DI/N).  Ce coefficient est semblable au coefficient de complexité que l’on peut définir pour un système d’information : s’il est proche de un, on a une complexité maximale, tandis que s’il est proche de 0, on est en présence de « complication », c'est-à-dire la multiplication d’entités indépendantes. De nombreuses grandes entreprises ont des coefficients faibles car elles sont constituées de multiples agences, branches, projets indépendant. C’est le cas par exemple dans la construction. A l’inverse, dans la téléphonie mobile, le coefficient de transversalité est élevé. Pour reprendre une citation de Martin Bouygues qui date d’une dizaine d’année, « des milliers d’employés collaborent pour chacun des clients ». La tentation d’éviter les tares des grandes organisations opérationnelles en les découpant en plus petites est pertinente si le coefficient est faible, et pas forcément efficace dans le cas contraire. Ce qui nous ramène à la thèse initiale : la bonne organisation dépend du contexte et de la taille.
Il a y a de nombreux indices qui conforte la thèse de Bertrand Duperrin. Sans être exhaustif (ce qui dépasse le cadre d’un billet de blog), voici quatre pistes intéressantes :
  • Il existe de nombreuses dimensions caractéristiques des réseaux sociaux et des interactions humaines. Dans un billet précédent, je citais Dunbar et Christian Morel. Je ne reviens pas sur l’importance du nombre de Dunbar, souligné justement par Bertrand Duperrin. Je pense que la taille de 150 est un seuil critique dans la gestion des organisations, et ceci est conforté par 20 ans de discussions avec des managers opérationnels. Les expériences citées par Christian Morel et par d’autres montrent que la responsabilisation est très sensible à l’échelle : dès que le groupe augmente, chacun sens sa responsabilité diluée et bientôt personne ne se sent responsable.
  • Ces dimensions sont essentielles dès qu’on observe la dynamique d’un groupe par exemple dans une réunion. Cette importance critique du nombre de participants est liée en premier lieu au besoin d’appropriation et de reformulation, un sujet que j’ai évoqué maintes fois dans ce blog. C’est ce qui explique qu’en dehors des réunions d’information, il existe des tailles idéales pour des réunions de brainstorming ou de prises de décision, entre 7 et 10. Je vous renvoie au chapitre 4 de mon dernier livre.
  • Plus globalement, si l’on observe l’organisation de la coordination d’une entreprise au moyen de ses processus, il y a une coexistence de tâches dont la complexité est linéaire en fonction de l’activité et d’autres dont la complexité est plus ou moins quadratique. C’est le thème principal de ce blog et de mon dernier livre : dans le monde complexe du 21e siècle, les activités de communication qui sont nécessaires pour coordonner des tâches obtenues par décomposition d’un objectif unique prennent une part sans cesse croissante du temps actif disponible. C’est ce qui explique les limites de la Taylorisation : en décomposant/spécialisant, on multiplie des interfaces qui, contrairement à la vision mécanique du 20e siècle, exigent des flux d’information de coordination à complexité quadratique. Cette complexité en O(n^2) est le produit du nombre de ruptures (linéaire) et de la complexité du sujet traité (au minimum linéaire). On pourrait même dire pour simplifier que si la complexité du processus est linéaire en fonction de l’activité, on est dans un monde compliqué et on applique la décomposition de Descartes, et si la complexité est quadratique ou plus, on est dans un monde complexe.
  •  On pourrait penser  qu’il s’agit d’un exercice rhétorique, mais l’impact des dimensions caractéristiques des organisations sur l’efficacité des transferts d’information se constate, se modélise et se simule. C’est précisément l’objet de l’approche SIFOA que j’ai présenté il y a quelques années. Dès que l’organisation dépasse une certaine taille, les échanges indirects (qui passent par la médiation d’une autre personne, d’un groupe ou d’un support) dominent les échanges directs. De plus, en fonction de la taille, la longueur de ces chaines augmente (ce qui est fort logique) et cela modifie profondément le temps pour transmettre (la latence), la fidélité et l’appropriation. Si l’on souscrit à la thèse de March & Simon qu’une des fonctions clés du management est de gérer les flux d’information, il est clair que cette structure de management est forcément sensible à l’échelle.

Le fait que l’architecture organisationnelle soit sensible à l’échelle a plusieurs conséquences importantes, qui doivent nous conduire à être méfiants par rapport aux messages simplificateurs et trop zélés qui circulent sur le thème « small is beautiful » :
  1. Le modèle de la start-up n’est pas un modèle universel indépendant de l’échelle. On trouve partout des articles sur la puissance des « small teams ». Il ne s’agit pas de nier cette évidence sociologique et factuelle, mais tout ne peut pas être accompli par des petites équipes. Un des rôles de l’organisation et du management est précisément de coordonner des équipes « à taille humaine » pour relever « des grands défis ».  On lit pas mal d’article en ce moment sur « la fin du management », l’efficacité des organisations sans management, la puissance de l’auto-organisation, etc. Le thème à la mode devient « se débarrasser des managers ». Au contraire, tout comme Philippe Korda que je cite dans le chapitre 9 de mon dernier livre (qui traite précisément du rôle des managers), je pense que le management a une responsabilité essentielle dans la transformation de l’entreprise face aux défis de l’agilité et de la complexité.  Il est clair que tout ce que j’écris depuis quelque temps d’appuie sur la « puissance des petites équipes », en particulier les méthodes agiles de développement et le lean software development. En revanche, il ne faut pas s’y tromper, ces bénéfices sont très fortement dépendant de l’échelle et on n’organise pas une grande équipe comme une petite (ce qui est très bien expliqué par Bertrand Duperrin). De la même façon, je souscris aux thèses de Clay Shirky et je considère l’auto-organisation comme une des vertus de l’entreprise 2.0. En revanche, tout ne se règle pas par auto-organisation.
  2. Il faut donc bénéficier des avantages des « small teams », au sein d’une architecture modulaire semblable à celle du système d’information. Le terme de modularité n’est pas une surprise, puisque l’objectif d’une architecture modulaire est précisément de casser (le plus possible) les effets négatifs d’une complexité quadratique des interactions. Une architecture  ou une organisation modulaire identifie des « modules » les plus indépendants possibles. Michael Ballé m’a fait fort justement remarquer que le « lean management » gère cette problématique avec des équipes autonomes et indépendantes, reliées par des interfaces « dures » (stables et contraignantes). Une des craintes des spécialistes du lean par rapport aux pratiques 2.0 est qu’elles créent des interfaces « molles » et renforce les dépendances. Cette crainte est légitime et mérite d’être adressée : il faut pratiquer le « social business » de façon modulaire, avec des règles. Pour poursuivre le parallèle avec le monde du système d’information, on retrouve les principes du SOA : organiser en termes de services, définis par des interfaces « strictes » pour favoriser l’encapsulation, c’est-à-dire l’autonomie locale. J’aurai donc pu intituler ce billet « Organizational Design is not scale-free », pour faire un clin d’œil avec un billet précédent « SOA is not scale-free ».
  3. Les équipes doivent être organisées au sein d’une structure, avec un véritable management qui joue un rôle, et qui s’appuie sur une culture propre aux grandes organisations, celle de la maîtrise de la complexité. Ce sujet mériterait un billet (voire un livre) à lui tout seul, un des aspects les plus intéressants (car lié de façon antagoniste aux principes lean et agiles) est le besoin de synthèse. Manager et piloter une grande organisation exige de pouvoir abstraire et synthétiser. Cette constatation, qui était une évidence il y a 20 ans, est confrontée au principe opposé de réalisme, du genchi genbutsu, du travail sur la situation réelle, sur les « signaux faibles », tel qu’exprimé par Henri Mintzberg. On trouve ici une autre tension créatrice, entre le pilotage de ce qui est complexe (pour lequel il faut se méfier de la synthèse et de l’abstraction) et le pilotage de ce qui est compliqué. Je n’ai pas de solution « magique », mais la conviction que le « lean manager » d’une organisation de 10000 personnes ne travaille pas comme celui d’une organisation de 100 personnes.



En revanche, on peut tirer de ces observations un certain nombre de principes qui gouvernent les liens entre l’échelle et l’organisation du management. Par symétrie et pour rester concis, je vous propose les trois points suivants :
  1.  La structure de coordination de l’entreprise – en particulier les réseaux créés par l’Entreprise 2.0 - est une structure multi-échelle, elle ne globalise pas les problèmes, mais elle se décline de façon fractale à des échelles multiples. C’est la réponse que propose Andrew Mc Caffee dans son livre Entreprise 2.0 à la critique légitime exprimée plus haut. L’objectif du « social business » n’est pas de décloisonner l’entreprise au point de la transformer en « bazar » (clin d’œil assumé a Eric Raymond). Le management est également un des réseaux sociaux spécialisé de l’entreprise et sa structure doit posséder la même propriété de « modularité / self-similarité » que celle qui est attendue des plateformes collaboratives 2.0.
  2. La science des réseaux sociaux nous enseigne qu’une bonne structure de coordination est « scale-free » dans un sens très particulier qui signifie que la répartition des degrés dans les nœuds de connexion suit une « power law », ce qui implique qu’il existe de nombreux nœuds très connectés. La nature et l’ingéniosité humaine font très fréquemment appel à la puissance des « scale-free networks ». Pour reprendre quelques exemples proposés par  D. Watts et  A.-L. Barabasi, les réactions chimiques de notre métabolisme sont organisées avec un réseau dont la robustesse est la conséquence de sa structure. Le Web est un autre exemple de réseau auto-organisé qui s’appuie sur une distribution « scale-free ».  Les réseaux « scale-free » combinent un maillage serré et un maillage large, les nœuds à forts degrés jouent un rôle de connecteur – pour reprendre l’analyse de Malcom Gladwell – et la distribution en « loi de puissance » garantit qu’ils sont suffisamment nombreux pour obtenir une grande efficacité et une forte robustesse. On évite de la sorte les « bottlenecks », les nœuds à trop forte centralité qui seraient « des points de passage obligés » et donc des « lieux de pouvoir » (cf. les « Structural holes » de Ronald Burt). Bertrand Duperrin cite un article très intéressant sur les architectures « podulaires ». Un réseau podulaire est la combinaison de  petits sous-graphes fortement connectés (les pods) dans un maillage plus large. On retrouve très précisément la structure des « petits mondes » de Duncan Watts, ainsi que la nécessité de combiner les «liens faibles » et « la puissance des cliques ». J’ai publié cet année un article intitulé «Efficiency of Meetings as a Communication Channel : A Social Network Analysis » lors de la conférence Management and Social Networks qui démontre que la structure des réseaux de comités est plus efficace si elle applique ce principe des petits mondes, l’hybridation entre des petits groupes fortement connectés et des réunions plus vastes et plus transverses.
  3. Les conclusions de Daniel Pink sur la motivation offrent une clé pour comprendre les principes du management de la  « Lean Enterprise 2.0 ». J’ai cité de nombreuses fois Daniel Pink, auteur de l’excellent A Whole New Mind, qui présente plusieurs talks passionnants sur TED sur la motivation (dont la célèbre version animée). Rappelons que sa conclusion est que la motivation des collaborateurs s’appuie sur trois choses : l’autonomie, la maîtrise (mastery en anglais, le sens de progresser chaque jour dans la maîtrise et le perfectionnement d’une pratique) et le sens, le fait de savoir que son travail contribue à quelque chose de plus grand, de pouvoir placer sa propre action par rapport à un objectif (comme le propose Philippe Korda, il faut lire Viktor Franckl sur ce sujet).  On trouve dans cette conclusion une clé d’articulation pour le management : l’autonomie est fournie par l’utilisation de « small teams », le « mastery » est une des ambitions des pratiques du lean, et le management est bien là pour expliquer et nourrir le « sens ».  Ce sens est à la fois la stratégie, le « true North », mais c’est également une histoire qui permet à chacun de comprendre comment il contribue par son travail à la réalisation de l’objectif commun.