dimanche, mai 10, 2015

Modélisation structurelle de l’entreprise, dix ans après



Ce blog aura bientôt 10 ans. Son objectif, à la création, était de comprendre certains aspects de l’organisation des entreprises à la lumière de la modélisation et de la simulation de la dimension structurelle des organisations, en particulier de la gestion des flux d’information. Un des tous premiers messages posait la question de pouvoir expliquer « les modes du moment » en termes d’organisation, au travers d’une analyse systémique qui puisse être objectivée par une simulation.

Ceci a donné lieu à SIFOA (Simulation of Information Flows and Organizational Architecture) et de nombreux résultats de simulation, en particulier sur la structure des réseaux de réunion. Cela m’a aussi conduit à modéliser l’activité des entreprises à partir de processus coopératifs, sous la forme des modèles BPCM/BPEM, dont l’aboutissement est l’article publié à ICORES en 2012. SIFOA est à la fois un succès et un échec. C’est un succès parce que les simulations m’ont permis de mieux comprendre les caractéristiques des canaux de réunions, et en particulier l’importance de la structure des réseaux de comités. C’est un échec car le modèle – quoi que fort simple par rapport à la réalité – était déjà trop complexe pour faire de cette démarche un outil pédagogiques. Les quelques articles scientifiques publiés à la suite de ces travaux sont restés obscurs.


Le billet de ce jour, qui est le centième, a pour but de poser la question de la validité de cette démarche dix ans plus tard, dans le cadre de l’Entreprise 3.0. La situation a changé doublement :
  • L’ensemble des caractéristiques de cette « entreprise libérée » / « nouvelle forme d’entreprise » dépasse largement l’architecture d’organisation. La liste des leviers de 2005 (qui reste d’ailleurs pertinente) a fait place à un ensemble de mécanismes plus riches, avec une apparition de concepts issus des systèmes complexes.
  • L’analyse systémique montre l’importance de la culture, de l’apprentissage et de l’interaction avec l’environnement dans une notion d’écosystème. Autrement dit, vouloir se concentrer sur la dimension « organisationnelle / structurelle » semble encore plus restrictif qu’il y a 10 ans (c’était déjà le cas, comme la rappelle la toute première bibliographie avec la référence à Bolman & Deal)

Dans ce court billet, je vais d’abord rappeler tous les arguments négatifs, c’est-à-dire les dimensions non structurelles de l’efficacité de l’Entreprise 3.0 dans le contexte de la complexité (numérique ou non) du 21e siècle. Je ne développerai rien aujourd’hui, ces arguments ont déjà été présentés dans ce blog. Je ne vais pas non plus rentrer dans un long argumentaire technique, mais ma conviction est que ces trois dimensions : système, culture et apprentissage, se prêtent mal à la simulation. Cela ne signifie en rien qu’elles soient difficile à modéliser puis à simuler, mais que le modèle va forcément refléter les convictions du modélisateur (par manque de recul et surtout manque de données) et que la simulation est alors un exercice solitaire sans grande valeur pédagogique (ce qui est bien sûr le problème signalé précédemment). Je vais dans la deuxième partie lister les dimensions structurelles de l’entreprise 3.0 qui se prêtent plus facilement à l’analyse et à la simulation.

Ce qui est frappant en relisant les messages de ce blog depuis 10 ans, c’est la montée progressive et inexorable de la science des systèmes complexes pour comprendre les organisations au 21e siècle (voir par exemple Jurgen Appelo). Je vois trois axes pour lesquels cette approche est « incontournable ». Le premier est l’homéostastie, c’est-à-dire l’adaptation continue à l’environnement. Cette dimension est difficile à modéliser par nature. Bien sûr, on peut modéliser la variabilité de la demande des clients pour faire une démonstration systémique de l’efficacité du lean, mais cela reste extrêmement limité. Le deuxième axe est la résilience, avec en particulier les contributions fondamentales de Nassim Taleb sur la notion de système antifragile. Le troisième axe est le concept de plateforme au sein d’un écosystème de création de valeur. Dans tous les cas, chercher à capturer la dimension système de l’efficacité de l’entreprise 3.0 par la simulation me semble une impasse.

La deuxième constatation massive est l’importance de l’autodétermination des acteurs dans l’entreprise 3.0, et donc le rôle fondamental de la culture dans la transformation. Tous les livres que je cite depuis quelques années, en allant de Isaac Getz à François Dupuy en passant par Frédéric Laloux, permettent de comprendre que la réussite de l’organisation de demain est une question de culture. Le pivot pour comprendre cela reste, de mon point de vue, le livre inégalé de Daniel Pink sur la motivation intrinsèque, mais c’est une voix parmi de nombreuses autres. L’importance de la motivation intrinsèque est telle que l’analyse structurelle qui va suivre ne peut être qu’un « outil complémentaire », une approche d’appoint. Autrement dit, vouloir appliquer des méthodes agiles, du SCRUM, du Lean Startup sans avoir compris les fondamentaux de Daniel Pink me semble une entreprise vouée à l’échec dans le monde complexe d’aujourd’hui.

La troisième intuition fondamentale, que je dois à Michael Ballé et à la lecture de « The Lean Manager » et « Lead with Respect » est l’importance de l’apprentissage comme principe fondateur de l’Entreprise 3.0. J’aurais pu également faire référence au « Toyota Way » ou à Peter Senge. Cette intuition peut se résumer de la façon suivante : le premier rôle de l’organisation est de permettre l’apprentissage continu des compétences nécessaires à l’homéostasie. Les pratiques du lean comme le Kaizen, les rituels de la méthode SCRUM, le management visuel, etc., sont des outils permettant à chaque collaborateur de développer ses compétences, au premier rang desquelles se trouvent la collaboration (collaborer, c’est difficile et cela s’apprend, par la pratique). Il n’est pas besoin de s’étendre pour comprendre que cette capacité d’apprentissage organisationnel de l’entreprise 3.0 se prête mal à la simulation au travers d’un modèle informatique.
Il reste néanmoins, à mon avis, une dimension structurelle fondamentale dans l’efficacité de l’Entreprise 3.0. La dimension structurelle, qui correspond au concept d’architecture d’organisation, est intéressante car elle est éminemment réplicable – d’une entreprise à l’autre, ce qui est plus difficile pour les dimensions que je viens d’évoquer – et elle se prête à l’analyse. Autrement dit, la structure de l’entreprise se modélise, et peut être simulée pour à la fois comprendre et convaincre. Ce qui suit est la liste des dimensions structurelles de l’Entreprise 3.0 qui me semblent pertinentes :

  1. L’approche « small batches », consistant à effectuer les taches / processus / produits en petits lots, suivi d’un réalignement par rapport à la nouvelle réalité du besoin et de ce qui a été produit, est parfaitement modélisable et quantifiable. C’est le cœur des méthodes agiles, et un des « principes actifs » du lean. Cela conduit à la réduction des encours, à une diminution du WIP (work in process), qui se traduit par une plus grande agilité et flexibilité. Cette forme d’efficacité est facilement démontrable avec une approche de files d’attentes soumises à des flux stochastiques (cf. Reinertsen).
  2. Le mode de pilotage “pull versus push”, caractéristique des organisations “juste à temps”, est également une pratique qui se prête à la simulation. Il s’agit de changer le protocole d’ordonnancement des tâches, c’est une méthode classique en recherche opérationnelle. Il se trouve que j’avais pas mal étudié cette question en 2004-2005 lorsque j’ai travaillé sur les middleware adaptatifs. L’ordonnancement « first come first serve », qui correspond à la logique de push (exécuter dès que possible et passer au suivant dès que terminé) est notoirement connu (cf. Reinersten) comme inefficace pour gérer les situations complexes et congestionnées.
  3. Le taux d’utilisation marginal des ressources critiques est une des dimensions traditionnelle de l’optimisation des processus industriels. Pour un processus stable, les techniques d’optimisation sont appliquées pour rapprocher ces taux vers 100%. Dans un environnement complexe et changeant, il est au contraire nécessaire de garder « une marge de manœuvre ». C’est d’ailleurs le levier qui se modèle le mieux sur les six, et qui correspond à des résultats connus de la théorie des files d’attentes (cf. mon billet qui mentionne la  Formule de Pollaczek-Khinchine).
  4. Le ratio de spécialisation versus polyvalence est un paramètre clé pour comprendre la flexibilité des organisations modernes, mais il faut disposer d’un modèle de communication. En effet, et c’est la thèse principale de ce blog, ce qui invalide les principes de spécialisation/décomposition du management scientifique, c’est le coût d’orchestration, lié à la complexité de la tâche globale, qui s’exprime en coût de communication. Ce qui cause l’explosion des réunions et l’avalanche des emails est précisément ce coût d’orchestration. Tout le travail de 2005-2008 a porté sur la modélisation des flux de communication liés à l’exécution des processus. On ne peut pas comprendre pourquoi l’équipe synchrone et cross-fonctionnelle est au cœur des méthodes agiles comme de l’entreprise libérée sans analyser (et modéliser dans ce cas précis) ces coûts de coordination (qui sont des coûts de transactions au sens de Coase).
  5. La structure du réseau des réunions programmées (des comités) est un sujet sur lequel j’ai passé quelques années et de nombreuses simulations. Il est clair que l’entreprise 3.0 apporte de nombreux changements et de nouvelles pratiques, qui sont parfaitement alignées avec ce que prédit la théorie (plus de petit meetings, plus fréquents). Un de mes thèmes de prédilection il y a 5 ans (cf. mon livre de 2011) était de montrer l’intérêt des outils 2.0 en tant que canaux de communication. La première version du simulateur SIFOA (2006-2007) était presque entièrement consacrée à ce sujet. Il me semble, avec le recul, qu’en l’absence de données quantitatives, il est difficile d’aller plus loin et donc de « démontrer » l’intérêt des outils 2.0 ; cela relève plus de l’expérimentation et de la pratique. En revanche, il existe des propriétés intrinsèques (caractéristiques de la théorie des graphes) des réseaux d’affiliation des réunions qui ont un impact sur la performance de l’entreprise.
  6. Pour finir, la structure du réseau des équipes reste la dimension architecturelle fondamentale de l’organisation. Depuis les approches hybrides hiérarchiques et matricielles que j’envisageais il y a 10 ans, les choses ont beaucoup évoluées avec la prééminence des concepts de réseaux « scale-free », de l’auto-organisation, du biomimétisme (cf. BetaCodex) ou encore de l’holacratie. Au-delà des modes, la structure du réseau à une influence directe sur la capacité à gérer les flux d’information (l’intuition de March et Simon reste valide), c’est d’ailleurs ce qui crée le lien essentiel entre organisation et efficacité.


Le travail accumulé depuis 10 ans conduit à une modélisation mathématique convaincante pour chacune des six dimensions. Les trois premières sont simples, les trois dernières sont intrinsèquement liées à la modélisation des flux et des canaux d’information. La question qui reste ouverte pour moi, à ce stade, est l’utilité de reprendre un travail de modélisation et de simulation pour comprendre l’interaction entre ces différentes dimensions et pour construire un corpus pédagogique. Je n’ai aucun doute sur le fait que la simulation peut faire « toucher du doigt » l’efficacité des principes sous-jacents à ces six dimensions, dans la lignée des travaux qui utilisent la recherche opérationnelle et la théorie des files d’attentes pour expliquer certains principes du lean (je pense ici à Donald Reinertsen ou à  Michael George). J’ai en revanche une double interrogation : sur la valeur pédagogique (versus une trop grande complexité) et sur la pertinence (par rapport à l’influence des approches systèmes, culture et apprentissage). J’ai donc décidé de « lever le crayon » (« lever les doigts du clavier ») et de me donner une année ou deux de réflexion.