dimanche, septembre 13, 2015

Sept repères pour utiliser les réunions dans les situations complexes



Le billet de ce jour est une petite synthèse créative de différents sujets que j’ai abordés depuis 10 ans autour des réunions. Mon objectif est double : d’une part proposer un « précis d’efficacité » en collectant ce qui me semble le plus important dans ce que j’ai écrit dans mes deux livres, « le SI démystifié » et « Entreprise et Processus 2.0 », et dans ce blog ; d’autre part, remettre certaines idées dans le contexte plus moderne de l’entreprise 3.0. Comme je l’ai indiqué dans mon dernier billet, on retrouve des idées clés sur les réunions dans la plupart des livres sur le Lean Startup, les méthodes agiles ou les « entreprises libérées ». D’une certaine façon, je vais remettre à jour les conseils donnés dans mon deuxième livre qui étaient résumés dans ce billet.

Mon parti pris est de se concentrer sur les sujets complexes, et les réunions que nous organisons pour les traiter. Rappelons la distinction classique entre ce qui est compliqué (par le nombre et la structure des éléments) et ce qui est complexe (par les relations et les interactions entre éléments). Ce parti pris est doublement logique. D’une part c’est bien ce qui encombre nos agendas du matin au soir : la complexité se traduit (et se mesure) par le nombre de relations, de parties prenantes … et plus le nombre de participants moyen augmente, plus l’agenda se remplit (c’est « mécanique » – cf. l’exposé fait à la conférence « Management et Réseaux Sociaux » à Genève en 2012)). D’autre part, je vois la complexité croissante comme la « cause profonde » des principes de l’entreprise 3.0, donc cela se traduit fortement dans les réunions.

Comme indiqué précédemment, j’ai mis la modélisation de côté pour quelque temps. Pour les nostalgiques, j’ai publié deux exposés sur slideshare, dont un plus ancien et plus détaillé fait chez Google en 2008. Lorsque je cherche à modéliser, je m’appuie sur la conviction que les trois paramètres suivants sont clés pour définir le « bon système réunion » (cf. la notion de performance du système réunion), qui dépend donc forcément du contexte de chaque entreprise :

  • Le « taux d’appropriation » qui caractérise la complexité des sujets à traiter par la « bandwidth » nécessaire, c’est-à-dire la quantité d’échanges (appropriation, reformulation) pour qu’une unité d’information passe d’une personne à l’autre. réunion si besoin de reformulation

  • Le « taux de charge » des personnes dans l’entreprise, qui détermine de façon inverse leur disponibilité. Ce que j’ai appelé « taux d’occupation » dans un de mes premiers billets en 2006.
  • Le « taux de dispersion géographique» qui indique une probabilité de se trouver au même endroit pour deux personnes de l’entreprise. Ce taux dépend bien sûr de la taille, de la localisation des différentes équipes, du mode d’organisation spatiale, etc.

Il n’y aura pas de modèle ni d’équation dans les sept principes qui vont suivre, mais chacun s’appuie sur des bases scientifiques et factuelles, et je ne désespère pas de produire un jour une « théorie des réunions ». Les années passent, mais ce sujet reste toujours d’actualité dans ma vie quotidienne … et toujours aussi fascinant.

1. Faire aussi peu de réunions que possible, mais pas moins


La chose la plus importante à savoir est que nous lisons trois fois plus vite que nous écoutons. C’est en fait plus compliqué que cela (différents types d’élocution avec différents débits et différents types de lecture), et l’avantage de la lecture se creuse s’il s’agit de faire une absorption partielle d’information, mais c’est un bon ordre de grandeur à retenir : 100 mots par minute quand nous parlons versus 300 mots quand nous lisons. La conséquence est que tout ce qui peut se comprendre facilement sans discussion mérite le support écrit. Il y a plein d’autres avantages à l’écrit, mais du point de vue global, c’est bien une question de débit. Cet argument s’applique parfaitement aux contenus compliqués, qui se prêtent bien à la communication par écrit.

Faire une réunion pour apprendre des choses qui se peuvent se lire n’est pas une bonne utilisation du temps, mais nous savons tous que de nombreux sujets sont plus complexes. Certains requièrent une capacité à « lire physiquement » les signaux corporels de celui qui parle pour acquérir la confiance, le degré de certitude, le contexte politique, etc. C’est pour cela qu’il existe des réunions d’information (je vous renvoie au chapitre 5 de Entreprise et Processus 2.0 qui propose une taxonomie des réunions : Information / Echange / Appropriation / Décision), physique ou sous forme électronique (webinar). Lorsque les sujets à traiter sont véritablement complexes, il est nécessaire de pouvoir questionner et reformuler. Ceci pourrait s’énoncer comme suit : ce qui est compliqué s’écrit, ce qui est complexe se partage en réunion. C’est une conséquence de l’inégalité quantique (dQ * dT >= Q/BW) proposée dans un billet ancien : il faut des canaux avec une « bandwidth » (taux d’appropriation) importante pour les messages complexes.

La réunion, qu’elle soit planifiée ou spontanée, formelle ou informelle, est un outil de communication fondamental dans un environnement complexe (méfiez-vous des discours simplistes sur l’éradication des réunions). Dans le même chapitre 5, je rappelle les caractéristiques de ce canal de communication :

  • N-to-M,  et immersif, ce qui en fait un candidat naturel pour la collaboration, du moment que la taille reste raisonnable (cf. section suivante).
  • Synchrone, avec un très bon facteur de « feedback » (appropriation), lié à la présence physique des participants. Cette présence physique offre des multiples micro-canaux de retour, depuis les attitudes corporelles à l’intonation ou les expressions du visage. Cela fait de la réunion un outil essentiel du point de vue de l’appropriation, indispensable lorsque le message est complexe.

2. La première fonction des réunionsest l’appropriation par reformulation


Je n’ai pas le temps ici de développer, c’est le principe le plus « factuel » de cette liste, car il s’appuie sur des multiples études de sociologues de la communication en entreprise. La dépendance culturelle est évidente, il suffit de lire les différences de conduite de réunion dans différents pays, évoquées par exemple par Christian Morel dans les décisions absurdes. Le Japon a compris depuis longtemps l’importance de la reformulation, ce qui donne des réunions qui peuvent sembler bien longues pour des occidentaux. Il faut donner le temps dans une réunion à chaque participant de s’exprimer, de reformuler ce qu’il a compris et de questionner sur ce qui lui semble peu clair

La conséquence naturelle est qu’il faut limiter le nombre personnes invitées à une réunion – sauf lorsqu’on est prêt à allouer un temps très important, comme pour le lancement d’un projet difficile. Il faut réduire le nombre de participants pour qu’ils puissent participer. Un autre fondement scientifique de ce même principe – également rappelé par Christian Morel – est que la responsabilisation décroit très rapidement avec le nombre d’acteurs. Je vous recommande la lecture de l’article de Wikipedia sur la « Diffusion of responsibility ».

Dans le chapitre 5 précédemment cité, je propose la correspondance suivante entre type de réunion et nombre de participants :

  • Une réunion d’échange (on pourrait dire de discussion) a pour but d’explorer un sujet. Par exemple, il peut s’agir de comprendre une situation ou construire une solution. L’expérience montre que le bon nombre de participants est de l’ordre de 7, et en tout cas moins de 10.
  • Une réunion de décision sert à prendre une décision sur une question préalablement instruite. Avec une bonne préparation et une organisation de décision adéquate (par exemple un vote), le nombre de participants peut être arbitrairement large (une assemblée).
  • Une réunion d’appropriation permet à un groupe d’acteurs opérationnels de s’approprier une décision, à travers l’échange et la reformulation. La forme et le moment de l’appropriation dépendent de la culture et du pays, mais l’importance de l’appropriation est universelle pour permettre une exécution efficace. Il y a une contrainte implicite sur le nombre de participants puisque chacun doit pouvoir s’exprimer.
  • Une réunion d’information a pour but de transférer un message, clair et bien préparé, dont on suppose qu’il ne nécessite pas d’appropriation. Il n’y a donc pas de contrainte sur le nombre de participants, mais une contrainte sur la nature de l’information qui est présentée.


3. La force des réseaux d’affiliation structurés en “petits mondes”


C’est à la fois le conseil le plus ésotérique et le plus scientifique de la liste. Les réunions forment un réseau (un hypergraphe), dont l’efficacité en tant qu’outil de communication s’évalue de façon globale, en tant que système. Les spécialistes des réseaux sociaux, dont Duncan Watts, que j’ai beaucoup cité dans ce blog lorsque je parle de ce thème, nous apprennent que la structure « des petits mondes » est à la fois la plus efficace pour la propagation de l’information, et celle qui émergent naturellement dans des situations multiples (de la structure du Web à la régulation métabolique des cellules). La structure de petits monde dans le contexte des réunions consiste à mélanger beaucoup de petits meetings (en cluster : entre les mêmes personnes) et quelques réunions plus larges qui jouent le rôle de connecteurs. Je vous renvoie aux deux exposés slideshare cités précédemment, ou aux différents billets qui traitent du sujet.

J’ai passé beaucoup de temps entre 2006 et 2010 à modéliser et simuler les flux de propagation d’information. Le résultat confirme l’intuition que les réunions jouent un rôle essentiel dans la propagation de l’information complexe. La contribution principale est qu’il faut utiliser des petites réunions courtes à haute fréquence, ce qui est précisément le concept du standup-meeting quotidien des méthodes agiles ou de l’entreprise 3.0 ! Je vous renvoie au Chapitre 4 du « SI démystifié » pour plus de détails (les heureux possesseurs de la première édition intitulée « Performance du Système d’Information » disposent de l’Annexe II qui explique tout cela de façon très détaillée … trop puisque Dunod a préféré la supprimer de la nouvelle édition :)). Il y a de nombreuses raisons qui militent pour la pratique des standup meetings, depuis le besoin de synchronisation d’équipe (bien plus efficace qu’un ensemble de points « one to one ») jusqu’à l’utilisation du « visual management », mais j’éprouve une vraie satisfaction à avoir découvert dans les équations un principe que j’ai appris plus tard par la pratique (on ne se refait pas).

4. L'encombrement des grandes entreprises exige la planification des comités


J’ai dit plusieurs fois dans ce blog que les principes d’organisations, depuis le management scientifique jusqu’à l’Entreprise 3.0, étaient sensibles à l’échelle. Ce qui fonctionne pour une startup ne s’applique pas forcément à une grande entreprise et ce qui est nécessaire pour gérer la complexité du grand nombre n’est pas utile pour une petite équipe. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne la combinaison des « taux d’occupation » et « taux de dispersion ». Il est clair que si le taux d’occupation augmente, la probabilité de pouvoir organiser une réunion spontanée baisse. Si tout le monde est co-localisé, une bonne gestion des priorités et un peu de souplesse peut compenser le problème. Mais dès que la complication de la distribution géographique se surajoute, il faut faire appel à la planification des réunions. C’est cette constatation qui à la base du « Garbage Can Decision Model », qui consiste à appliquer la gestion dynamique des priorités à un réseau rigide et préétabli de réunions planifiées. Autrement dit, lorsque la taille augmente et l’activité se diversifie, la prise de décision s’adapte à la gestion des agendas et non pas l’inverse.

Il en découle ce quatrième principe : il faut construire avec soin le réseau des réunions planifiées (comités). En particulier, il doit y avoir un « alignement » avec la structure hiérarchique/organisationnelle pour raccourcir les chaines de propagation d’information. Ce thème est abondamment couvert dans mes deux livres. Je cite par exemple (toujours dans le chapitre 5 de « Processus et Entreprise 2.0 ») :
Le canal de communication associé n’est pas constitué d’une réunion mais de l’ensemble des réunions. Pour pouvoir considérer cet ensemble comme un « système » (un ensemble avec une structure qu’il est possible de réguler et d’optimiser), il ne doit contenir que les réunions programmées (les comités) et ignore les réunions fortuites et informelles. Les comités jouent un rôle clé, qui dépasse ce que l’analyse de l’ordre du jour permet de déduire, car ils sont des nœuds de communication. La rencontre de ses participants permet l’établissement de multiples « micro-canaux » de communication.

L’optimisation du « système réunion » est un de mes sujets favoris. Le troisième conseil, tout comme le sixième sont des illustrations de ce thème. Toutes les grandes entreprises s’appuient sur un réseau de comités, donc cette idée peut sembler sans intérêt. Ce qu’il faut souligner, c’est la nécessité et l’opportunité d’optimiser le réseau de comité en tant que système.

5. Il faut conserver le temps disponible pour bénéficier de la sérendipité des réunions impromptues


Ce cinquième point prend toute son importance dans le contexte de l’entreprise 3.0 et de son adaptation face à un environnement imprévisible. Le modèle du Garbage Can Decision Model, dans lequel on attend de trouver le créneau dans le réseau planifié ne fonctionne plus dans le monde d’aujourd’hui. Il faut pouvoir décider beaucoup plus vite, et les sujets imprévus surgissent à un rythme beaucoup plus élevé. Autrement dit, le système des réunions planifiées ne suffit plus à gérer les aléas que rencontre une entreprise au 21e siècle. Il faut combiner la planification pour tous les sujets connus, et pour ce qui peut se traiter sur le long terme (et qu’il est critique de préserver pour ne pas tomber dans le travers de la sur-réactivité), et la sérendipité – la capacité à organiser une réunion de façon impromptue – pour ce qui est vraiment urgent ou ce qui relève de l’opportunité non prévue.


On retrouve ici des principes des méthodes agiles ou de l’entreprise libérée, et plus profondément des principes du lean management et de la théorie des files d’attente. Pour bien travailler en environnement incertain, il faut se laisser des marges de manœuvre (je n’insiste pas, j’ai écrit cette phrase des dizaines de fois). Cela demande de l’organisation personnelle (savoir déléguer), collective (faire de la place dans le système des réunions) et spatiales (savoir utiliser l’espace pour favoriser la proximité et la sérendipité). Un bon système réunion doit laisser du temps disponible à la fois pour le travail personnel, en fonction des besoins et usages de chacun, mais également des plages communes pour pouvoir monter des réunions d’urgence (des moments où tout le monde reste disponible pour une urgence). Ce dernier point fait une transition naturelle avec le principe suivant.

6. L’entreprise a besoin de règles pour éviter la tragédie des communs


 J’ai utilisé de nombreuses fois le principe de la « tragédie des communs » dans ce blog. L’idée simple est que l’optimum collectif, en matière de pratique des réunions, n’est pas (vraiment pas) la somme des optimums individuels. J’ai détaillé l’exemple des participants en réunion dans un billet en 2008, pour expliquer que le comportement consistant à « venir à plusieurs à la même réunion », qui est problématique globalement, est parfaitement rationnel d’un point de vue individuel. De nombreux sujet de conduite du réunion (partage du temps de parole, préparation, respect de l’ordre du jour …) présentent cette même caractéristique. Ce n’est pas une surprise, puisque le temps de la réunion est par définition un « commun ». 
La conséquence est qu’il faut des règles pour bien utiliser cet espace (temporel) commun. Ces règles s’appliquent au système réunion (pour garantir sa cohérence et son efficacité globale) et à la tenue d’une réunion proprement dite. Je manque de place pour développer le sujet des règles de conduite de réunion, mais il est archi-classique. Comme chacun sait que les règles sont difficiles à appliquer, il faut des pratiques, des comportements qui deviennent des rituels. On retrouve l’importance de ces rituels dans les méthodes agiles tels que SCRUM. Il faut également de l’exemplarité, condition essentielle à la mise en place d’un comportement. Mon expérience est que le premier ennemi de l’amélioration du comportement pendant les réunions (attention, respect, etc.) est précisément la surcharge (un autre petit clin d’œil systémique). Pour paraphraser Lisa Bodell, la première chose à faire pour améliorer la tenue des réunions, c’est d’en supprimer.

7. Loi des systèmes complexes: il est plus facile de montrer que de dire, plus facile de dire que d’écrire


Je terminerai par ce principe qui est probablement le moins scientifique (de ce que je connais), mais le plus validé par les retours d’expérience. On y reconnait le thème central de ce blog : la complexité du 21e siècle "casse" le Taylorisme, la séparation entre la pensée et l’action, la capacité à comprendre à distance. On est également aux racines du lean, à la pratique du « genchi genbutsu » : aller voir pour comprendre.  

Le titre de ce dernier principe encapsule deux idées fondamentales. La première c’est l’importance du « story telling », la primauté de l’histoire (du sens) sur les faits. C’est précisément une des idées clés des méthodes agiles, c’est pour cela que l’unité de travail est le « user story ». C’est aussi pour cela qu’une réunion dans le monde 3.0/libéré ne se conduit pas comme on le faisait auparavant : le fait de préparer ne signifie plus qu’on peut comprendre en lisant le support de réunion. La seconde idée est qu’il y a des choses qu’il faut aller voir pour les comprendre en situation. C’est pour cela que je suis devenu un adepte des « gemba walks ».

La pratique du « management by walking around » est l’antidote contre un « anti-management pattern » bien connu, celui du sur-contrôle. La situation paradoxale se décrit comme suit. Le dirigeant demande une performance difficile, dans un délai tendu, malgré les inquiétudes des opérationnels. A cause du contexte (par exemple la concurrence), le dirigeant maintient son délai mais l’inquiétude est transférée sous forme de besoin de se rassurer, ce qui conduit à la mise en place d’un système de reporting et de contrôle qui rend la tâche des opérationnels encore plus difficile, quand ce n’est pas simplement devenu impossible. Les principes de l’Entreprise 3.0 sont précisément une réponse à ce paradoxe. Ce n'est donc pas un hasard si les écoles de management qui relèvent de cette façon de penser, depuis l'agile jusqu'à l'entreprise libérée d'Isaac Getz, cherchent à minimiser les réunions en salles de réunion ... pour les déplacer sur le terrain, sur le lieu où les équipes travaillent.