mardi, juin 21, 2011

Communication, réputation et contre-don

Je viens d’ajouter à ma liste des exposés publics (ceux qui sont disponible sur le widget « My shared documents » à gauche) l’exposé que j’ai fait au colloque conjoint le 29 Mars entre l’Académie des sciences et l’Académie des technologies sur les réseaux, intitulé « ExposéRéseauxSociauxEntrepriseMars2011 ». Le titre complet est « Les réseaux organisationnels d’entreprise : relier l’efficacité de l’entreprise à la structure de ses réseaux de communication ». Le contenu de cet exposé ne devrait pas surprendre les lecteurs de ce blog, même si la sélection éditoriale est volontairement « académique », et souligne les thèmes scientifiques sous-jacents à l’architecture organisationnelle.

Mon propos aujourd’hui est à l’opposé de cette vision scientifique, il touche à l’aspect humain de la communication. La 5e slide de l’exposé reprend la figure décrite dans un de mes précédents billets. L’idée simple de cette figure est que la communication est un processus, pas un simple transfert d’information, ce qui explique pourquoi la gestion du temps est essentielle dans l’efficacité de l’entreprise à manager ses flux d’information. J’ai fait ensuite la remarque qu’il y avait différentes dimensions « humaines », liées par exemple à la dynamique qui se crée, ou ne se crée pas, dans l’interaction. Je vais aujourd’hui aborder cette dimension politique/personnelle de la communication. Je sors à la fois de mon champs de compétence, et de celui de ce qui est modélisable (au sens de l’expérience computationnelle), mais cette dimension est incontournable.

La vie dans une grande entreprise est truffée de paradoxes, dont j’ai pu faire, comme beaucoup, l’expérience personnelle :

  • Pour les raisons exposées précédemment, la capacité à communiquer est proportionnelle à l’écoute, et son attribution est éminemment politique. Il n’y a pas de corrélation avec la valeur intrinsèque du message. On peut être porteur d’une information essentielle, et n’être ni écouté ni entendu. A l’inverse, une personne peut imposer une solution, non pas sur le mérite de la solution mais de son pouvoir, réel ou perçu.
  • Cela peut prendre la forme paradoxale suivante : plus on est compétent, moins on est entendu. Il est amusant de voir les mêmes personnes qui sont venues vous demander votre avis à une époque où vous ne connaissiez pas grand-chose à un sujet, se méfier de votre opinion quelques années plus tard lorsque ce sujet vous a été confié et que vous avez un avis autorisé. En fait, c’est cette autorité qui change la nature de la communication :autrefois vous étiez consulté, aujourd’hui vous devriez être entendu, il est donc préférable de ne pas vous écouter.
  • Un autre paradoxe est que lorsque vous proposez une information qui peut aider un autre manager, l’écoute dépend de la volonté, ou non, de vous être redevable. Accorder un temps d’écoute relève du don (donner son temps) et du contre-don (accepter, potentiellement, d’être reconnaissant).
  • Cette dynamique complexe de la gestion du temps de parole et d’écoute, qu’ils s’agissent de réunions ou d’entretiens particulier, décrit un réseau de pouvoir, voire un véritable phénomène de cour. Pour les sociologues qui étudient la prise de parole en réunion, cette dimension de pouvoir est centrale. Il s’agit d’un système complexe, avec des boucles rétroactives : plus votre réputation « à la cour » est grande, plus le temps d’écoute vous est octroyé, ce qui permet d’apporter et d’affirmer sa valeur et de nourrir la réputation. En revanche, une perte perçue de « légitimité » peut rapidement priver de l’accès au temps d’écoute, et provoquer une baisse mécanique de la réputation. Comme il y a un mécanisme de cercle vicieux/vertueux avec amplification, le moindre signal peut avoir des effets importants (un peu de systémique !). Ainsi, comme à la cour, les petites marques et attentions indicatrices de proximité avec le chef/le pouvoir sont guettées et analysées JNotons, en passant, qu’il y a ici un « joyeux sujet » pour un amateur de réseaux sociaux et d’émergence.

Une partie des clés pour décoder ces paradoxes nous est fourni dans l’excellent livre de Norbert Alter, « Donner et prendre, la coopération en entreprise ».

Sans chercher à résumer ce livre qui mériterait un billet à part entière, une des thèses principales est que la coopération n’est pas naturelle ou indolore, elle suppose un échange des deux parties, un don et un contre-don. On y retrouve une idée essentielle exprimée également par Yves Morieux :coopérer, c’est mettre ses marges de manœuvre au service des autres (j’ai fait de son exposé le thème d’introduction de mon propre livre). Norbert Alter nous explique que la collaboration, et la communication qui la soutient, est un échange qui nourrit la reconnaissance, dans lequel il y a enrichissement de part et d’autre. Son chapitre 6 sur l’importance de lareconnaissance est essentiel pour comprendre la collaboration, un point qui m’a été souligné par Jean-Luc Walter. Dans un échange coopératif, il y a création de « goodwill » (de « bon vouloir »), celui qui bénéficie de la coopération directement devient « l’obligé de l’autre ». Une forme de réciprocité s’installe, un rite qui est fortement lié à la culture de l’entreprise. Les émotions, les rituels, les coutumes jouent un rôle essentiel que Norbert Alter décrit avec précision. Il ne s’agit plus de « mobiliser » pour créer la coopération, mais de « tisser les liens et les circonstances », de « jardiner un potentiel de situation », pour reprendre une de mes métaphores favorites.

Il en suit que le modèle proposé par la figure précédemment citée est forcément incomplet : à coté du « modèle mental » de chaque individu, il convient de représenter sa « réputation », une abstraction de la façon dont il est perçu par les autres. Un modèle possible est de penser à la réputation comme une somme de « dettes », de « reconnaissances » des autres. Le pouvoir est une forme de réputation, il est défini par la somme des contraintes que les autres vous reconnaissent le droit d’exercer sur eux-mêmes. Cette vision de la réputation est proche du « reputation capital », un concept qui est particulièrement important dans le monde 2.0. Ce n’est pas une surprise, puisque la réputation et les réseaux sociaux sont irrémédiablement liés : le premier influence le second, et le second est l’outil pour construire le premier. L’objectif du « knowledge worker » n’est pas simplement d’obtenir l’information nécessaire pour produire de la valeur, c’est également de maximiser sa « réputation ». On retrouve ici l’importance de la reconnaissance, une dimension importante de l’entreprise 2.0.

Une communication est un échange d’information, c’est également une opération sur les réputations. Un échange fructueux implique un contre-don, une augmentation de la réputation. Il peut s’agir de la réputation au sens classique, puisque celui qui fournit des informations pertinentes aux autres acquiert (par exemple sur le Web 2.0) une meilleure réputation. Il peut également s’agit de la réputation définie précédemment comme la somme des « dettes ». Celui à qui je fourni une information pertinente devient « mon obligé ». Cela peut être très subtil, mais il y a presque toujours contre-don. Dans des cas extrême, on retrouve le paradoxe précédemment évoqué : se faire aider crée une dépendance, une subordination. Il existe une interaction subtile entre le réseau social du pouvoir (qui décrit précisément les relations de subordination, de compétition) et le réseau social de communication : les échanges d’information qui «heurtent » les relations de pouvoir sont de facto freinés (souvent par l’absence d’écoute). Certains sociologues ont déjà pensé à inverser cette proposition pour déduire les relations de pouvoir des traces des échanges (cf. ce que j’ai écrit sur la recherche des hommes/femmes clés à partir des logs email).

L’intérêt de ce modèle est qu’il explique très simplement les paradoxes précédemment évoqués. J’irai même jusqu’à dire que c’est le premier apprentissage de ce qu’est le management dans une grande entreprise : apprendre à reconnaitre l’intérêt politique de ses interlocuteurs à entendre le message qu’on souhaite leur porter. Avec le recul, j’aurai volontiers ajouté cette dimension à mes enseignements de MBA il y a vingt ans.

On pourrait penser que cette dimension invalide tout espoir de modéliser et comprendre l’architecture organisationnelle des flux d’information. Fort heureusement (de mon point de vue), il n’en est rien car la majorité des informations professionnelles circulent avec des enjeux de pouvoir beaucoup plus faibles, et la dimension structurelle est prépondérante. En revanche, il me semble pouvoir tirer deux éclairages de ce début d’explication de la dimension politique de la communication :

  • Il est illusoire de vouloir couvrir l’ensemble des échanges avec une théorie uniforme. Plusieurs natures de flux se superposent. Dans certains cas, l’aspect sémantique évoqué dans le billet précédent est la dimension la plus contraignante : les gens se parlent, s’écoutent mais ne se comprennent pas. Dans d’autres cas, la dimension politique est dominante : les gens n’ont pas intérêt à s’écouter (de leur point de vue) et aucune communication ne s’accomplit. Dans le cas le plus fréquent, c’est la dimension temporelle qui limite : l’information est disponible, mais le temps et les circonstances pour l’appropriation font défaut.
  • La dimension « pouvoir et politique » de la communication est essentielle pour appréhender les difficultés à déployer un modèle d’Entreprise 2.0. Dans de nombreux cas, « information is power » et la libre circulation est une utopie. Comme le remarque François Dupuy dans « Lost in Management » (que je commenterai bientôt dans ce blog puisque ses analyses sont remarquablement pertinentes et complémentaire aux miennes), la coopération est tout sauf naturelle. La dimension de don et contre-don, expliquée par Norbert Alter, est essentielle : il faut la prendre en compte pour construire un plan de transformation de la culture d’entreprise. Le déploiement de la culture 2.0 est indissociable de la notion de réputation, qui représente la substitution d’une forme de pouvoir (hiérarchique) par une autre.