dimanche, février 26, 2012

Social Business Excellence : Le management du 21e siècle relève du jardinage


Je viens de mettre mes slides de « E2.0 summit » en ligne. Je n’ai malheureusement pu assister qu’à une petite partie, je ne vais donc pas faire de compte-rendu, mais plutôt partager quelques réflexions. Je vais partir de l’excellent exposé de Rawn Shah, avec qui je partageais le plaisir de faire le keynote d’introduction sur le thème « Social Business Excellence ». Le cœur de l’exposé était une analyse de la valeur créée par la pratique de l’entreprise 2.0, ce que l’on appelle « Social Business ». C’est un terme polysémique qui est en train d’évoluer. Au sens original de « business with a social objective » se rajoute une dimension de « faire de la collaboration un moteur de création de valeur » pour l’entreprise.  Autrement dit, « social business » désigne la pratique 2.0 dans l’entreprise (au sens large, indépendamment des outils, mais telle que je la décris dans « Processus et Entreprise 2.0 »).  Rawn distingue quatre dimensions/étapes de cette création de valeur :
  • La capture d’information : le « social business » permet de mieux écouter les signaux faibles, au plus près des clients ou des événements. On peut dire que le social business implémente une forme « d’oreille distribuée ». L’entreprise 2.0 est mieux armée pour traiter les informations non-structurées.
  • La collaboration/découverte : c’est la dimension la plus souvent évoquée, le « social busines » favorise la créativité et l’innovation.
  • L’analyse, puisque le « social business » produit une intelligence collective. On retrouve ici des idées de « wisdom of crowds » et de « parallel processing ». Cette intelligence collective est particulièrement adaptée, par exemple, à la reconnaissance de patterns et, de façon logique, aux taches pour lesquelles on a facilement recours à une approche distribuée.
  • La « transformation » de l’entreprise : le « social business » rend les processus de l’entreprise plus flexibles et plus résilients. La pratique 2.0 permet de mieux traiter les exceptions, un sujet que j’aborde également dans mon livre, et qui est très important car nous savons que le traitement des situations d’exception dans les processus absorbe beaucoup d’énergie et contribue de façon forte à la non-qualité. Le thème de la résilience, cher à Richard Collin, mériterai un billet à lui tout seul. Le lean, comme le social business, rendent l’entreprise plus robuste face aux crises (lire les livres de Jeffrey Liker).

Pour construire ce « social business » et profiter de ces bénéfices, il faut construire un écosystème de conditions favorables : « Online collaboration and social experience is a combination of many structured elements ». Une des slides de Rawn décrit cet écosystème sous la forme de plusieurs bulles :
  • Les « lieux » : là ou les interactions et conversations qui constituent le « social business » prennent place, qu’il s’agisse de lieux réels ou virtuels,
  • Les « objectifs / buts » : parce qu’une interaction suppose une communauté d’intérêt pour produire de la valeur, sous la forme de culture commune, de stratégie, d’intention, etc.,
  • Les « personnes », organisées en réseaux, en communautés, ou dans la structure d’entreprise. La dimension humaine est bien évidemment fondamentale et se tisse autour de valeurs telles que le respect et la confiance, et de pratiques tels que la réputation et la transparence (pratique associée à la valeur « honnêteté intellectuelle »).

Faire émerger les conditions favorables pour que le « social business » fonctionne relève du management de l’émergence. Avec le paradoxe évident qu’il s’agit d’une action de long terme, alors que précisément son objet est de faire émerger une structure agile qui communique et réagisse le plus rapidement possible. Il faut revenir à François Jullien pour séparer le temps de la préparation et celui de l’action. Beaucoup de choses importantes s’obtiennent de façon émergente :
  •  L’innovation, qui sera le sujet de mon prochain billet.
  • L’auto-organisation (le sujet de nombreux exposés durant ces deux jours de conférence).
  •  L’excellence, qui doit venir des acteurs eux-mêmes et ne peut être développée de l’extérieur par la contrainte. A ce sujet, je remercie Guillaume Fortaine d’avoir porté à mon attention cette superbe citation d’Aristote : « Nous sommes ce que nous faisons de manière répétée. L'excellence n'est donc pas une action mais une habitude." 

Nous sommes bien rentrés dans le monde de la complexité, il nous faut apprendre à manager les causes et non pas les effets. Michael Ballé insiste sur la pratique des « 5 pourquoi » comme un véritable cours de « systémie appliquée ». Se poser la question des 5 pourquoi consiste précisément à chercher les véritables causes (profondes) au lieu de se concentrer sur les symptômes.  Dans un monde simple,  il y a une dépendance presque linéaire entre les causes et les effets, et utiliser l’un plutôt que l’autre comme indicateur ne prête pas à conséquence. Dans un monde complexe, il faut manager les causes, tout en conservant un œil sur les effets – qui sont bien ce qui nous intéresse in fine.
Le jardinage est une superbe métaphore pour cette activité de travail lent et profond sur les causes, que j’ai déjà employée à l’USI pour parler d’innovation. Cette métaphore est directement empruntée à la sagesse Chinoise et à François Jullien : travailler son jardin consiste à développer le potentiel de situation, la capacité d’émergence. C’est un travail de terrain, et pas un travail en chambre. Comme pour la résolution de problème, la préparation du potentiel se situe sur le gemba (pour parler lean). Il s’agit bien de travailler en amont, pour que la plante pousse plus vite et devienne plus belle. Mais, comme le rapporte François Jullien, « on ne fait pas pousser la plante plus vite en tirant sur la tige ». Ce n’est pas par hasard si le jardinage plait davantage aux femmes qu’aux hommes, ou aux plus vieux qu’aux plus jeunes : c’est une marque de sagesse J Le jardinage, comme toute pratique qui est tournée vers l’émergence, demande de l’humilité mais réserve des joies profondes. En écoutant les différents exposés sur l’entreprise 2.0 et les conditions systémiques de la réussite du social business, je me suis convaincu que le travail du manager du 21e siècle est un travail de jardinage.
Au-delà de cette riche métaphore, je me suis également convaincu de l’importance du SMI (Système de Management Intégré – je commets ici un léger abus de langage) pour réussir cette transformation, c’est-à-dire sur la conjonction de :
  • Organisation : la structure hiérarchique et transversale (projets et processus),
  • Les règles de fonctionnement : les procédures, les objectifs, les rôles, les indicateurs,
  • Les comportements : pratiques, risques et récompense, la reconnaissance, l’engagement, etc.

Réussir la transformation vers l’entreprise 2.0 nécessite d’agir sur ces trois dimensions de façon simultanée. Il faut transformer l’organisation, son système d’information, les outils mis à disposition. Il faut également modifier les règles, les objectifs, les indicateurs de succès. Les règles de fonctionnement doivent évoluer pour permettre au « social business » de se développer. Pour finir, il faut  faire évoluer les comportements, ce qui nous ramène précisément au jardinage et à l’émergence.
Une autre question commune à l’ensemble des exposés de cette conférence est liée à la motivation. Comment motiver les acteurs de l’entreprise pour ce changement, comment donner envie ? Je vous renvoie pour conclure à ma vidéo favorite de Daniel Pink (l’auteur de nombreux best-sellers, dont « A Whole New Mind »). Daniel Pink explique brillamment qu’il faut s’appuyer sur la motivation intrinsèque, et non pas sur la motivation extrinsèque (tels que les récompenses, les bonus, etc.), qui elle-même se développe à partir de trois principes :
  • L’autonomie des acteurs,
  • La capacité à « devenir un maître » de sa propre activité (mastery), c’est-à-dire à pouvoir constater sa progression, développer sa propre excellence jusqu’à faire l’expérience du flow de Mihaly Csikszentmihalyi.
  •  Le sens collectif, c’est-à-dire la capacité de chacun à replacer son action dans une œuvre collective, donnant à son travail un sens « qui dépasse l’action individuelle ».

 Les lecteurs assidus du blog auront reconnus le “blueprint” du Toyota Way, l’essence de ce qu’est le lean management, lorsqu’il n’est pas bêtement confondu avec du cost-cutting et de l’embrigadement. Au contraire, la pratique du kaizen s'appuie sur l'autonomie des équipes, la recherche de l'amélioration continue, l'utilisation des standards en perpétuel dépassement et la résolution de problèmes développent les compétences dans une perspective d'expertise, et l'accent mis sur "la voix du client", la recherche permanente de l'élimination du muda fournit un sens collectif, celui de la satisfaction complète du client à travers un produit ou un service. Je vous renvoie au 9e chapitre de mon dernier livre qui reprend les idées de Daniel Pink pour esquisser le rôle du manager dans une « lean entreprise 2.0 », un rôle de « jardinage pour favoriser l’émergence de l’excellence ».