dimanche, mars 17, 2013

Petit guide de la conduite du changement de Cecil Dijoux


Contrairement à mon habitude, je vous laisse un court billet ce week-end qui a pour but de partager la sortie de l'e-book "Petit guide de la conduite du changement dans l'économie de la connaissance", proposé par Cecil Dijoux, l'auteur du blog hypertextual. Je suis un lecteur régulier de ce blog, que j'apprécie beaucoup en particulier à cause de la qualité des revues de livres, et également d'excellentes citations que Cecil propose régulièrement. Je suis un peu biaisé car j'apprécie les mêmes lectures que Cecil Dijoux, en particulier la littérature américaine, mais j'apprécie particulièrement la vision systémique de Cecil (globale et profonde), comme par exemple dans cet article que j'ai cité récemment.
Ce petit livre est court par le format (moins de 100 pages), mais il est très riche car extensible sous forme d'hyperliens dans le texte, ce qui permet de le lire avec des degrés différents. C'est une synthèse remarquable des meilleurs livres sur la conduite du changement, qui réussit le tour de force à être très intéressant lorsqu'on connait déjà ces livres et très accessible lorsqu'on ne les connait pas. C'est une synthèse orientée sur le sujet de la conduite de changement, et non pas une encyclopédie du management, il y a donc un biais éditorial de l'auteur, qui choisit de mettre en avant certaines choses plus que d'autres. Comme je fais la même chose dans ce blog, cela ne me surprend pas, mais il est clair que toute présentation du lean en une page (section 6.3) ouvre facilement un débat.
Ce e-book est publié en Creative Commons, et c'est une très belle contribution à la communauté, que je compte bien utiliser dans ma vie professionnelle. Il existe de nombreux livres sur la conduite du changement, mais celui-ci est à part, proche des livres collectifs d'Octo (Les Géants du Web ou Partageons ce qui nous départage), avec ce mélange de concision, d'efficacité et de principes tirés des meilleurs ouvrages. Même pour ceux qui sont familiers du sujet et des ouvrages en question, ce petit livre est un "précis de management", une façon de classer et réorganiser ses idées pour être encore plus efficace.
Je ne vais surement pas faire un résumé d'un livre qui est une synthèse, mais voici trois réflexions survenues pendant la lecture:
  • Le débat sur la nature top-down ou bottom-up du changement est stérile, car il faut les deux. Il faut faire émerger le changement, d'une façon bottom-up, car ce sont les acteurs qui changent, pas les managers, les consultants ou les pilotes de projets. En revanche, il y a bien un rôle top-down pour celui qui cherche à transformer une organisation. Je trouve une fois de plus que le jardinage est une excellente métaphore. Le jardinier ne fait pas le travail, il laisse la nature travailler, mais il la guide constamment, à la fois en favorisant les causes favorables (labour, engrais, désherbage, ...), et aussi en posant certaines contraintes (tuteurs, bordures, taille, etc.).
  • Mettre en place le changement s'appuie sur les rituels et les pratiques. C'est un des thèmes de mon dernier livre, mais j'ai nettement renforcé cette conviction depuis 3 ans. C'est une obsession du lean façon Toyota - Je suis en train de lire "Toyota Kata" de Mike Rother, un des livres cités par Cecil - , mais aussi des méthodes agiles telles que le SCRUM. C'est très bien souligné par les frères Heath dans "Switch - How to change things when changes are hard" : Build the habits.
  • Manager, c'est apprendre. De la même façon, cette idée peut sembler éculée, mais la lecture du livre de Cecil Dijoux m'a encore renforcé dans cette conviction. Les managers doivent passer plus de temps sur le terrain, écouter et poser des questions. Dans un monde complexe qui change rapidement, c'est essentiel pour eux-mêmes. Mais c'est encore plus important pour les acteurs, car la méthode du questionnement fait progresser  toute l'entreprise, pas simplement celui qui pose les questions :)  J'ai particulièrement apprécié la section 4 qui, à la suite d'Edgar Stein, présente la culture d'entreprise comme un outil pour réduire l'anxiété de l'apprentissage. Cette remarque me semble très profonde et très pertinente par rapport à ma propre expérience dans des grandes entreprises.
Je termine en détournant une très belle citation de l’entraîneur du FC Nantes, Daniel Jeandupeux : "pour créer du beau jeu, il faut toujours donner le ballon à un partenaire en mouvement". Cecil Dijoux nous propose cette citation pour illustrer l'importance des principes, mais il me vient à l'esprit que c'est une belle définition d'une organisation agile de développement :)

samedi, mars 02, 2013

Antifragile : une règle de vie face à la complexité


J’ai eu le plaisir d’intervenir la semaine dernière lors de l’inauguration de l’IRT SystemX. Mon keynote portait sur les défis de l’ingénierie des systèmes de systèmes, sa vidéo est diponible ici. Parler d’un tel sujet en vingt minutes a été l’occasion choisir les principales idées développées dans ce blog sur les systèmes complexes. Je me suis abondamment servi des contributions de Nassim Taleb – par exemple dans « The Black Swan » - et de son livre « Antifragile : Things that Gain from Disorder » qui va être le sujet de ce billet.

Nassim Taleb est un de mes auteurs préférés, et ce livre m’a enchanté. Il s’agit d’un véritable « manuel de vie », un livre profond à méditer tranquillement, devant sa cheminée ou son jardin. Je vais ici vous livrer une synthèse des idées qui sont les plus applicables à mon domaine personnel d’intérêt et de recherche. Pour éviter une liste « à la Prévert » qui nuirait au plaisir de la lecture, j’ai regroupé mes notes en cinq paragraphes, autour de cinq  concepts :
  1. Un système est « antifragile » si son exposition aux aléas de son environnement le renforce au lieu de le détruire ou de l’user. On reconnait ici tout de suite la propriété des systèmes vivants/organiques par opposition aux systèmes matériels/inertes. On est bien à l’opposé d’un système fragile qui casse ou se détériore face à un choc. Un des corolaires fondamentaux est que l’homéostasie  (équilibre) d’un tel système se définit dans le mouvement et le changement perpétuel : « For something organic, the only stable equilibrium (sans mouvement) is death » (et pas vraiment pour longtemps :)). Les livres précédents de Taleb doivent nous convaincre d’accepter la variabilité et la nature aléatoire de notre environnement ; ce livre nous donnes des clés pour construire des systèmes – au sens large, incluant notre propre vie – qui bénéficie de ces aléas et de ces chocs (dans une certaine mesure). Le concept d’ « antifragile » ne s’oppose pas à la fragilité : « Some parts on the inside of a system may be required to be fragile in order to make the system antifragile as a result ». On est très proche de l’éloge de la fragilité développé par Xavier Le Pichon.
  2. Il ne faut pas essayer de contrôler / maitriser les systèmes complexes par une action volontaire « top-down » (« Do not top-down tinker with complex systems »). Dans la lignée de Kevin Kelly, Taleb nous montre les désastres de l’absence d’humilité lorsqu’on souhaite piloter de façon hiérarchique, en contrôle-commande, des grands systèmes. L’exemple des grandes famines en Chine (30 millions de morts entre 1959 et 1961) est saisissant. Le centralisme de l’état a échoué là ou – probablement – un contrôle distribué et organique aurait été beaucoup plus efficace – c’est ce que l’analyse des historiens a mis à jour. A la suite d’Edward Deming (« cherish your errors »), Taleb déclare « Thank you, errors ». Les aléas, les imprévus et les efforts d’adaptation permettent d’éduquer et de renforcer le système. Une signature de la complexité est que « la vérité réside dans les nuances » et que la logique (en tant que méthode rigoureuse d’analyse et de pilotage) est vouée à l’échec face à la complexité du monde organique. Il faut à la fois de l’humilité devant les systèmes complexes et un respect de la nature, en tant que système qui  a fait la preuve de sa résilience « what Mother Nature does is rigorous until proven otherwise ; what humans and science is flawed until proven otherwise ».
  3. Dans un monde complexe, il faut accueillir et accepter la nature aléatoire des événements et ne pas chercher à prévoir pour maîtriser. « Our record of understanding risks in complex systems (biology, economics, climate) has been pitiful, marred with retrospective distortions (we only understand the risk after the damage takes place, yet we keep making the mistake). » Cela n’empêche pas de se préparer, mais en se concentrant sur la réaction plutôt que sur l’illusion de la prévision (on retrouve ici le potentiel de situation cher à François Jullien). « The payoff, what happens to you (the benefit or harm from it), is always the most important thing, not the event itself ». Accepter la “non-prévisibilité” est une attitude face à l’existence : “If I could predict what my day would exactly look like, I would feel a little bit dead ». Cette tension “preparation versus prevision” s’exprime sous le concept d’option. L’option est le mécanisme unitaire de la construction d’un système antifragile, c’est la capacité à jouer sur l’asymétrie en utilisant notre rationalité pour se préserver de ce qui est mauvais et profiter de ce qui est bon. Le principe des options remonte à Thales de Milet. Un point clé qui revient tout au long du livre est qu’il n’est pas besoin de comprendre le sous-jascent pour exercer une option, ce qui explique l’adéquation avec la complexité : « When you are fragile you need to know a lot more than when you are antifragile. Conversely, when you think you know more than you do, you are fragile (to error) ». Cela nous conduit à cette très belle citation de Paul Valery: “Que de choses il faut ignorer pour agir ».
  4. L’attitude la plus efficace face à la complexité est la procratination, « festina lente » : se hâter lentement. «Procrastination turned out to be a way to let events take their courses ». Je retrouve ici des principes lean consistant à retarder la prise de décision « au dernier moment, en mode pull, plutôt que de la prendre trop tôt, en mode push ». L’autre principe lean est le célèbre « less is more », que l’on retrouve plusieurs fois dans ce livre. Par exemple avec la constatation que les règles et les méthodes les plus simples fonctionnent souvent mieux « simpler methods for forecasting and inference can work much, much better than complicated ones ». « A complex system, contrary to what people believe, does not require complicated systems and regulations and intricate policies. The simpler the better”. Je retrouve également les principes du « calm computing » dans la phrase « technology can cancel the effect of bad technologies, by self-subtraction ». La procrastination dont il s’agit ici est celle de la décision, pas celle de l’action. Au contraire, le livre en entièrement tourné vers l’action, sous une forme itérative de petits pas que ne renierait pas Eric Ries dans « The Lean Startup ». Taleb nous raconte l’histoire de la mise au point des avions à réacteur (« jet engine », au chapitre 15) : « Scranton showed that we have been building and using jet engines in a completely trial-and-error experimental manner, without anyone truly understanding the theory ». L’innovation est un processus antifragile, qui se produit lorsque l’action rencontre l’imprévu et l’aléatoire. « There is something sneaky in the process of discovery and implementation. We are managed by small (or large) accidental changes, more accidental than we admit. We talk big but hardly have any imagination, except for a few visionaries who seem to recognize the optionality of things. We need some randomness to help us”.
  5. « The Soviet-Harvard illusion »: méfiez vous des épiphénomènes dans les systèmes complexes. Attention à la « narrative fallacy » : à cette volonté de tout vouloir comprendre, en confondant souvent cause et corrélation. Un des axiomes des systèmes complexes est que les chaines causales sont difficiles à démêler et à interpréter. Cette illusion – je vous laisse lire le chapitre « lecturing birds on how to fly » pour savourer le comportement « soviétique/Harvard » -  consiste à se tromper dans l’ordre des chaines de causalités et confondre la cause et l’effet. Ce comportement favorise le modèle, puis l’analyse sur la réalité, et conduit à inférer une supériorité de la science théorique sur la science appliquée, de la technique sur la pratique. Taleb se situe résolument dans l’approche inverse – que j’associe naturellement au lean façon Toyota – qui place la pratique, l’action et la réalité concrète à la source. Ceci conduit Taleb à postuler : « Wisdom in decision making is vastly more important – not just practically, but philosophically – than knowledge”. “I ‘ve had a hard time conveying to intellectual the intellectual superiority of practice”. Cette méfiance vis-à-vis des corrélations sans signification se retrouve à la fin du livre avec une courbe passionnante pour les amateurs de “Big Data”. Taleb illustre une loi statistique sur les corrélations qui apparaissent naturellement lorsqu’on augmente le nombre de variables. « If I have a set of 200 random variables, completely unrelated to each other, then it would be near impossible not to find a high correlation of sorts, say 30 percent, but that is entirely spurious”.

En refermant le livre, l’idée qui me vient à l’esprit est que Nassim Taleb lui-même est antifragile : plus il rencontre d’opposition, de personnes et comportements qui l’énervent, plus il devient intéressant. Ce livre contient un bon nombre de portraits au vitriol et de critiques acerbes de certaines professions. Je suis prêt à parier que certains seront agacés par de tels propos, et par une forme de complexe de supériorité qui est à peine voilé (d’où des phrases comme « What is nonmesureable and nonpredicatble will remain nonmeasurable and nonpredictable, no matter how many PhDs with Russian and Indian names you put on the job – and no matter how much hate mail I get »). Mais les autres éprouveront un véritable plaisir intellectuel, celui de remettre de l’ordre dans leurs observations et de mieux comprendre le monde qui nous entoure. Le comportement antifragile existe autour de nous. Par exemple, le mécanisme des stock-options, bien plus que de récompenser la performance de l’entreprise (qui est plus ou moins reflétée,  avec un décalage temporel, par le marché), est un système antifragile qui récompense la fidélité : sur une longue période, le facteur multiplicateur des options récompense en premier lieu la variabilité.  Il est préférable de traverser des périodes d’oscillations qu’une croissance lente et régulière.

Pour conclure, il est facile de voir ce que j’ai pu tirer de ce livre pour mon intervention à l’IRT sur les systèmes de systèmes :
  • Il faut embrasser l’irrégularité et les aléas de nos environnements, penser nos systèmes sous forme de processus en perpétuel mouvement.
  • Il faut accepter l’asymétrie entre la prévision/analyse qui est soit très difficile, soit impossible, et l’action contingente. C’est la base de l’approche Chinoise du potentiel de situation.
  • Il faut conserver une bonne dose d’humilité en matière de systèmes complexes, qu’il s’agisse de comprendre ceux qui existent ou d’en construire de nouveaux.