samedi, novembre 24, 2012

Motivation, Lean et Stress


Je vais commencer mon propos par un résumé de « Drive – the surprising truth about what motivates us », le livre de Daniel Pink qui traite de la motivation. J’ai mentionné plusieurs fois dans ce blog Daniel Pink et ses célèbres exposés sur  ce qui  nous motive et nous pousse à nous dépasser.  « Drive » s’ajoute à « A Whole New Mind » dans ma liste de livres favoris. Le thème du livre tient à la conviction que la motivation extrinsèque ne fonctionne plus au 21e siècle, précisément à cause de la complexité du monde et des tâches que nous avons à accomplir. L’intérêt du livre est qu’il ne s’agit pas d’une conviction, mais d’une collection de démonstrations scientifiques, fondées sur des expériences répétées de psychologie cognitive. Le résumé du livre tient dans ce slogan : « There is a gap between what science knows and business does ».
Voici donc un résumé incomplet des principales idées qui sont connexes aux thèmes de ce blog:
  • Dans un monde de tâches complexes et créatives, les entreprises doivent réinventer leur système de motivation. Ces entreprises se sont appuyées depuis des siècles sur la motivation extrinsèque, les traditionnels « carottes et bâtons », mais cette approche n’est plus adaptée au 21e siècle. Il faut maintenant inventer une « motivation 3.0 » intrinsèque, dans laquelle chaque collaborateur est la source de sa propre motivation. La motivation extrinsèque fonctionne pour des tâches simples et répétitives - des « procédures ». Mais le monde complexe réclame de la créativité et de l’innovation, nous sommes passés de l’algorithme à l’heuristique. « As the 20th century progressed, as economies grew still more complex, and as the people in them had to deploy new, more sophisticated skills, motivation 2.0 encountered some resistance ». Cette “motivation 2.0” est celle que nous connaissons dans nos entreprises, elle est fondée sur les objectifs et la reconnaissance de la performance, en particulier sous forme monétaire (bonus). Daniel Pink nous met en garde contre le recours systématique aux « management par objectifs » : « Goals may cause systematic problems for organizations due to narrowed focus, unethical behavior, increased risk taking, decreased cooperation, and decreased intrinsic motivation”. Je vous renvoie au deuxième chapitre de mon dernier livre ou à « Managing » de Mintzberg.
  • Une partie importante du livre est consacrée à la justification par des études de ce principe d’auto-détermination (self-determination theory), du à Edward Deci. On y retrouve les expériences décrite dans la célèbre vidéo animée : dans différents pays, des équipes ont effectué des tâches diverses selon plusieurs systèmes de motivation, et dès que les tâches sont légèrement complexes, la motivation par la récompense financière est contre-productive. Pour citer Edward Deci : « when people use rewards to motivate, that’s when they’re most demotivating ». Sam Glucksberg, à Princeton, a conduit des expériences qui expliquent ce mécanisme : la récompense par bonus produit un stress qui inhibe la créativité. Le pire pour obtenir des bons résultats sur un test qui réclame « de penser hors du cadre » est d’expliquer qu’il s’agit d’une évaluation des aptitudes, alors que la meilleure approche est de le présenter comme un jeu. On retrouve ici les thèses de Daniel Kahneman
  • Une des caractéristiques de la motivation intrinsèque est de remettre à l’honneur le plaisir de faire les choses. Le livre de Daniel Pink commence par l’anecdote des expériences de Harry Harlowe sur les singes, qui montre ceux-ci continuant à résoudre des puzzles logiques pendant leur temps de repos, pour leur simple plaisir de résoudre ces problèmes. Le plaisir à effectuer une tâche complexe est une des plus puissantes sources de motivations. Elle a été théorisée par Mihalyi Czikszentmihalyi avec le concept de flow. L’état de « flow » est atteint par des artistes, des sportifs, des intellectuels qui exercent leur activité dans un état de concentration et de plaisir prolongé. Selon ses propres termes, « The challenge wasn’ t too easy, nor was it too difficult …. That balance produced a degree of focus and satisfaction that easily surpassed others …. ». Un exemple très intéressant vient de l’open-source : dans une étude conduit par Lakhani et Wolf sur 684 développeurs, le résultat sur la motivation révèle que le plaisir est le premier moteur : « Enjoyment-based intrisic motivation, namely how creative a person feels when working on the project, is the strongest and most pervasive driver ».
  • J’ai déjà énoncé plusieurs fois le triptyque de la motivation selon Daniel Pink : autonomy, mastery & purpose. Ce livre fourmille d’exemples qui illustrent l’importance de l’autonomie (« Human beings have an innate drive to be autonomous, self-determined, and connected to one another”). En particulier on retrouve l’exemple célèbre de la règle des 20% de Google qui a produit de nombreux succès tels que Gmail, Orkut, Google Talk, Google News, Google Sky ou Google Translate. On y parle également des « grouplets » : « Those efforts require what he call a « grouplet » - a small, self-organized team that has almost no budget and even less authority, but tries to change something within the company ». Un autre exemple remarquable est celui de Atlassian, une entreprise dans le domaine du logiciel en Australie, qui a par exemple implémenté le concept du “Fedex Day”, un jour (et une nuit) laissé libre à chaque employé pour réaliser le projet de son choix. Comme chez Google, cette pratique a un double bénéfice de satisfaction/motivation qui se traduit par une valeur exceptionnelle en amélioration de produits existants et création de nouveaux produits. Il faut noter que chaque Fedex Day se termine par une présentation par chacun de son projet aux autres (reconnaissance) et par une grande fête (plaisir). J’ai également noté cette belle citation de Tom Kelley (IDEO) : « In the long run, innovation is cheap. Mediocracy is expensive – and autonomy can be the antidote ».
  • Le concept de « mastery » représente le plaisir que chacun peut avoir à se sentir progresser jour après jour, à « maitriser » sa discipline dans un mouvement de recherche continue de l’excellence.  La satisfaction du « mastery » est liée à l’effort – « Mastery is pain » - , comme le remarque Carol Dweck dans une étude sur ce qui motive les « cadets » de l’armée américaine : « the best predictor of success is the prospective cadets’s rating on « perseverance and passion for long-term goals ». Je vous renvoie ici à la lecture de « Outliers » de Malcom Gladwell ou de « Talent is overrated » de Geoff Colvin, qui est résumé dans ce livre par «Many characteristics once believed to reflect innate talent are actually the result of intense practice for a minimum of 10 years ».  Cette constatation nous conduit directement à la valeur duale de l’engagement : « Only engagement can produce mastery ». Le challenge posé au management des entreprises est donc : comment passer de l’acceptation (des ordres, des objectifs, des consignes) à l’engagement ? Parmi ces leviers de motivations, le « mastery » contient une partie de sa propre récompense sous la forme du plaisir que nous avons à apprendre.  Toujours d’après les travaux de Carol Dweck, l’apprentissage est un moteur inépuisable de satisfaction : « « With a learning goal, students don’t have to feel that they’re already good  at something in order to hang in … their goal is to learn, not to prove that they’re smart »
  • La dernière composante de la motivation intrinsèque est la conscience que son action participe à quelque chose de plus grand que nous-même. C’est d’ailleurs l’enseignement de Viktor Frankl sur le sens de la vie, tiré de l’observation des prisonniers des camps de concentration pendant la deuxième guerre mondiale. On retrouve ici également les enseignements de Mihalyi Czikszentmihalyi : « One cannot lead a life that is truly excellent without feeling that one belongs to something greater and more permanent than oneself ». Pour motiver ses collaborateurs, il faut donc donner un sens à leur action, leur présenter un “purpose” qui dépasse et transcende leur contribution individuelle (cf. la métaphore devenue classique du bâtisseur de cathédrale). C’est d’ailleurs ce que nous dit François Dupuy dans « Lost in Management » : les collaborateurs des grandes entreprises sont démotivés par la complexité des grandes organisations, ils ont perdu ce sens de leur finalité. Ceci nous conduit à dire que les managers doivent être des "story tellers", faisant un lien naturel avec le livre précédent de Daniel Pink ("A Whole New Mind"). 

Une des choses qui m’a le plus marqué en lisant ce livre est le fait d’y retrouver les principes du Toyota Way tels qu’ils sont rapportés par Jeff Liker. Très précisément, on retrouve le triptyque de Daniel Pink dans la philosophie du travail que constitue le lean management :
  • Autonomie: un des piliers du lean est le concept d’équipe autonome. L’équipe est autonome dans sa recherche de solution au travers du kaizen, et elle est autonome dans sa capacité à challenger et dépasser le  « standard ». On retrouve bien sûr cette importance dans la déclinaison du lean dans le monde du logiciel, je pense ici par exemple aux sprints de la méthode SCRUM.
  • Maîtrise :  le sens du « mastery » est intrinsèquement lié à la culture japonaise, on le retrouve aussi bien dans le kaizen que dans la pratique des 5S. Le « standard » est également un outil de « mastery » (la dualité du standard comme outil de capitalisation et outil d’amélioration continue est une des subtilités du lean, souvent mal comprise, cf. ce qui va suivre). Ce n’est pas un hasard si l’apprentissage joue un rôle aussi important dans le « Toyota way ». L’apprentissage cherche à développer ce que François Jullien appelle la « connaissance processive », lié à un apprentissage par l’expérience, non réflexif (un excellent sujet pour un prochain billet de ce blog)
  • Finalité : le lean est construit sur une finalité simple mais profonde, celle du client et de sa satisfaction.  De cette finalité découle l’orientation-client et l’amour du produit qui sont deux caractéristiques essentielles du lean. Réussir une transformation lean ne consiste pas à mettre en place des outils, des pratiques ou des méthodes, cela consiste à ancrer l’amour du client dans le comportement de chacun. Dans le monde du logiciel, on ne peut que rapprocher l'importance apportée aux "histoires" dans la méthode SCRUM avec ce besoin de sens et de finalité.

Si j’insiste à ce  point sur l’adéquation entre le « Toyota Way » et ce que nous explique Daniel Pink, c’est que la démotivation est un mal profond de nos organisations en ce moment. C’est un des pivots de l’analyse d’Yves Morieux que je cite en introduction de mon livre.

C’est en général à ce moment qu’un interlocuteur m’objecte que précisément le lean n’est pas un élément de solution mais une partie du problème dans la démotivation. On  trouve régulièrement des articles qui critiquent l’introduction du lean management, et parfois des décisions de justice qui semblent aller dans le même sens. Le plus souvent, il s’agit d’un contre-sens, on confond lean management et cost-cutting. On retrouve néanmoins dans la plupart des critiques plus construites du lean management l’augmentation du stress. Il y a clairement un fond de vérité dans cette interrogation, que l’on retrouve également à propos des méthodes agiles. Pour ceux qui souhaitent approfondir cette interrogation, je vous recommande le rapport de Master de Christophe Metzinger qui contient une bonne analyse et une bonne bibliographie sur le stress au travail (on y retrouve sans surprise que c'est l'absence d'autonomie qui est un facteur de stress !).

Il n’y a en fait aucune surprise : la combinaison du synchronisme et de l’engagement produit naturellement du stress. Cette combinaison est par ailleurs ce qui permet d'éviter les maux décrit par Frédéric Cavazza dans son billet (la force du synchronisme est d'éviter l'éparpillement). Un de mes collaborateurs m’a d’ailleurs fait remarquer que le lean s’appuie sur trois principes : l’agilité (dans le sens de rapidité, réduction du lead time), le synchronisme (avec l’engagement qui le caractérise) et l’acceptation des aléas et incertitudes, qui sont tous les trois générateurs de stress. J’ai eu la chance d’en discuter avec Francis Jauréguiberry qui m’a conforté dans cette analyse, en particulier en ce qui concerne la relation au temps.

Mais il se trouve que le Toyota Way contient également des pratiques et des principes pour diffuser ce risque. La première pratique est celle du heijunka, le lissage de la charge. Dans le monde du « lean software », on insiste sur la notion de rythme durable (sustainable) depuis les fondements de l’extreme programming ! Le lissage de charge et la recherche d’un rythme durable n’est pas une élégance, c’est vital pour pouvoir vivre les contraintes de l’engagement et du synchronisme. Le principe systémique qui évite le « burn-out » est de façon paradoxale le fonctionnement en flux tendus (pull) qui exige de rester dans des zones « linéaires » de taux de charge. Le fonctionnement lean n’est pas un fonctionnement sans marge de manœuvre (ce à quoi aboutit le cost cutting indifférencié), c’est un fonctionnement sans zone tampon. Le fonctionnement à flux tirés exige de conserver ces marges de manœuvre. Une autre pratique qui réduit le risque de stress est l’emphase placée sur le retour d’expérience et la prise de recul, ce que l’on désigne par Hansei dans le monde du lean. La pratique des rétrospectives dans la méthodologie SCRUM est l’illustration simplifiée du Hansei. L’article de Valtech que j’ai cité plus haut contient une analyse des bonnes pratiques des méthodes agiles pour diffuser les risques de stress qui illustre l’application de ces principes.

La conclusion naturelle est, fort logiquement, que les trois piliers de la motivations (autonomie, maîtrise et sens) sont les meilleurs pratiques de diffusion du stress. C'est pour cela qu'il ne faut pas comprendre le lean comme une collection d'outils et de pratique, mais bien comme une philosophie du travail.