mercredi, mars 28, 2012

L’innovation digitale est dans le code


L’innovation est un des thèmes a la mode, on en parle partout, la fonction de directeur de l’innovation s’est développée et est mise a l’honneur dans des conférences spécialisées (par exemple: les rencontres nationales des directeurs de l’innovation). Elle reçoit l’attention de toutes sortes de consultants qui proposent des méthodes pour cultiver, favoriser, faire émerger (nous sommes bien dans le management de l’émergence) les innovations dans les entreprises. “Innovation” est un terme polysémique qui désigne aussi bien l’innovation interne, tournée vers l’amélioration continue des processus, que l’innovation externe, dont le but est de développer des nouveaux produits et services. Pour donner plus de sens à segmentation, je vous conseille de lire cet article de Cecil Dijoux sur la vision de Peter Drucker. Dans ce billet, je vais m’intéresser de façon spécifique au deuxième type d’innovation, dans le domaine particulier du monde numérique (qui concerne de plus en plus d’entreprises). Le fil rouge de ce billet est que le discours “innovation sociale” (l’innovation est l’affaire de tous, tissons les liens faibles, encourageons les bonnes idées, faisons des concours, etc.), même s’il est pertinent dans le cadre de l’innovation continue (premier type) - et je dois reconnaitre que je me le suis approprie dans mon livre “Processus et Entreprise 2.0” (lien) ;) - manque de “mordant” pour être efficace et approprié pour produire des innovations numériques utiles.               

La première conviction forte est que, dans ce monde numérique du 21e siècle, ce ne sont pas les idées qui comptent, c’est la réalisation irréprochable qui apporte simplicité et utilité au client. Tout le monde a les mêmes idées, et il n’est vraiment pas difficile de produire des idées. Ce qui distingue les entreprises, c’est d’une part la rapidité d’exécution, mais encore plus la qualité de l’exécution. Pour paraphraser Steve jobs, “the innovation is the code”. Beaucoup de consultants sont venus dans mon bureau pour me proposer des “ideation methods”, des méthodes pour produire des idées. Comme je l’ai déjà écrit, je suis un disciple de “The Lean Startup”: ce qui mesure la valeur du processus d’innovation n’est pas la création d’idées, mais la validation par un feedback utilisateur des “idées qui marchent”, ce qu’Eric Ries appelle le “validated learning”. Il faut donc aller chercher ce retour client, le plus rapidement possible (un principe lean mais également une obligation par rapport aux concurrents) et itérer jusqu’a l’obtention d’une véritable innovation utile, qui, selon la formule consacrée, “résout un problème du client”.      

Dans un monde complexe - et le domaine numérique/logiciel est complexe - pour produire “une idée qui marche”, il faut faire et pas seulement réfléchir. On retrouve ici une des idées clés de mes présentations à Lean IT Summit et Entreprise 2.0 Summit, exposée dans le premier chapitre de mon livre. Le véhicule propose par Eric Ries est le MVP (Minimum Viable Product): il s’agit de montrer au client “du code qui marche”, selon le motto de l’IETF  “nous croyons a un consensus grossier et a du code qui tourne”. C’est bien la recette pour construire le MVP: obtenir un consensus grossier entre marketing, designer et développeur (et surtout pas une spécification détaillée) et laisser les développeurs produire le MVP, en cycle itératif (lien sur BDIS) et en mode plateau/agile. La véritable innovation se produit par alchimie, par la participation des différentes voix et parce qu’on laisse suffisamment d’autonomie a ceux qui produisent le code pour exprimer leur talent.    

L’innovation n’est pas portée par des idées, elle est portée par des femmes et des hommes. C’est ce qu’expriment les quelques maximes du “pretotyping manifesto”:
  • innovators beat ideas
  • doing beat talking
  •  commitment beats committees

Il n’y a pas de surprise ici, puisque le mouvement “pretotyping” est inspiré, entre autres, par Eric Ries. J’aurai pu citer certaines « vérités » de Google, rappelées par Mark Striebeck : « Focus on the user and all else will follow », « Fast is better than slow ». Chez Facebook, on trouve :
  •      code wins
  •         done is better than perfect

Toutes ces maximes tournent autour de deux idées : l’innovation est dans le code (dans l’acte) et il faut produire ce code selon une approche de « Lean Startup ». Ceci conduit rapidement au concept de Lean Software Development, mais cela sera le sujet d’un autre billet.

Promouvoir l’innovation numérique ne consiste donc pas à organiser des grands concours pour récompenser les bonnes idées (ces concours ont leur utilité propre néanmoins), mais à donner des moyens et de l’autonomie à ceux qui peuvent transformer l’idée en MVP (ce qui est plus qu’un POC - proof of concept). Remarquons d’ailleurs que des entreprises américaines regroupent les deux puisque la récompense du concours d’idée est précisément l’accès à des moyens pour développer l’idée. Le management a donc un rôle essentiel à jouer, dont la première partie consiste à savoir s’effacer. Je vous renvoie au chapitre 9 de « Processus et Entreprise 2.0 ». De la même façon, toujours pour citer Steve Jobs, « you can’t ask customers what they want and try to give it to them ». La co-invention avec le client est une approche intéressante, mais c’est un cas particulier. En général, ce que le client connait, c’est son problème, pas la solution. Le client a un rôle central dans la validation du MVP, mais l’innovation est dans la l’acte de fabrication et son itération.               

Pour conclure, je vais revenir sur ce thème du management de l’émergence. L’innovation se produit au carrefour de plusieurs principes contradictoires, créant des lieux de frottement et de tension. Concrètement, je vois trois oppositions:               
  • la tension entre le “temps court” et le “temps long”. Il faut les deux pour innover : un temps court pour l’action et l’itération, mais également un temps long pour l’incubation. Je vous recommande l’excellent talk de Steven Johnson, dans lequel il parle des « slow hunchs ». Pour les disciples du lean, le « takt time » s’applique dans l’action, dans le processus de « validated learning », pas dans la phase préliminaire de gestation des idées. C’est un point important, plus large que l’innovation : tout ne se fait pas rapidement lorsqu’on « fait du lean ». Pour reprendre les métaphores agricoles de François Jullien, il y a un travail de préparation de la terre, qui se fait en amont et sur un temps long. Dans son très bon livre « The Myths of Innovation », Scott Berkun déclare que « The best lesson from the myths of Newton and Archimedes is to work passionately but to take breaks ».
  • la tension entre la “force des liens faibles” et le “pouvoir des cliques”. C’était un des thèmes clés de la conférence « Management et Réseaux Sociaux » qui s’est tenue à Genève le mois dernier. Je ne reviens pas sur l’avantage des réseaux de liens faibles. C’est la thèse de Mark Granovetter, que j’ai exprimée de multiples fois dans ce blog. Ces liens faibles servent à sortir du cadre, à résoudre des crises, à produire des idées nouvelles. En revanche, les réseaux de liens forts (les gens que nous côtoyons quotidiennement) sont également très intéressants. Ils  ont un « cluster rate » élevé (forte transitivité, ils forment des cliques, c’est-à-dire des sous-graphes complets, des groupes de personnes fortement connectées). Les sociologues constatent que cet « environnement de clique » produit une plus grande intimité, une plus forte intensité émotionnelle et une plus grande confiance mutuelle. Le groupe produit un langage commun, il intensifie le support mutuel.  Ce sont précisément les caractéristiques d’une petite équipe (une start-up par exemple). La conclusion des sociologues est qu’il faut produire des organisations ambidextres, qui savent combiner liens faibles et liens forts, réconcilier « closure » et « brokerage ».
  • la tension entre l’expertise et la pluridisciplinarité. L’expertise est nécessaire pour innover, c’est ce qu’exprime cette autre maxime de Google « It's best to do one thing really, really well ». Il faut également combiner les talents et diversifier les contributions. Le mécanisme qui réconcilie cette tension entre l’expertise et l’ouverture est celui de la plateforme (cf. le livre amusant de Jeff Jarvis, « What would Google do ? »). La plateforme est l’outil qui permet d’implémenter une stratégie d’innovation ouverte (contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’est ni le chéquier pour acheter les solutions, ni le tableur Excel pour sélectionner les meilleures idées ;)). La plateforme est également le cœur des développements en « open source », une bonne synthèse entre expertise et multi-compétences.

C’est pour cela qu’il est difficile de proposer des méthodes, il faut savoir cultiver les contraires. Les concepts de méthode et d’innovation ne sont pas inconciliables, mais il faut plutôt s’appuyer sur les pratiques. Ce n’est pas un hasard si l’excellent livre de Langdon Morris «Permanent Innovation » fait référence à la citation d’Aristote « Nous sommes ce que nous faisons de manière répétée. L’excellence n’est donc pas une action mais une habitude ». Manager l’excellence, comme manager l’innovation, relève de la culture des habitudes.  Son chapitre 12, qui s’intitule « Doing It » contient 40 recommandations qui sont essentiellement des pratiques. Il faut également produire un alignement rigoureux sur ce que Michael Ballé appelle le “True North”. Il faut allier la variété des opinions et des points de vue à l’unicité de l’objectif, ciment d’une véritable collaboration et de création de valeur. Je conclurai en citant Geoffrey Moore dans Dealing with Darwin”: « The lack of cooperation, however, is often caused by those very same leaders’ falling prey to the other enemy of innovation: lack of corporate alignment”.