dimanche, novembre 30, 2008

Parler pour ne rien dire … ou appliquer le SelfLean

Je viens de terminer une petite révision de mes classiques en théorie de l'information et de la communication pour un cours que je prépare, lorsque j'ai été frappé par une constatation de bon sens, énoncée par Claude Shannon (le père de la théorie de l'information) :

Une communication qui transporte une information déjà connue par le destinataire a une mesure nulle

Comme le souligne Gérard Batail dans son live « Théorie de l'information », la « quantité d'information est définie comme une mesure de son imprévisibilité ».

On peut facilement arguer qu'il y a des contre-exemples, que cette communication a une fonction de renforcement, d'allégeance, de témoignage, etc. En fait, si l'on étend la condition  « déjà connue par le destinataire » à « je sais que tu sais », les contre-exemples deviennent marginaux.

On arrive alors à un cas particulier et intéressant de l'expression « Parler pour ne rien dire ». On peut « parler pour ne rien dire » lorsqu'il n'y a pas de message :

  • Palabre, préliminaire (« small talk »), synchronisation relationnelle ou émotionnelle,
  • Message confus ou obscur

Le premier cas joue un rôle essentiel dans la communication en tant que processus (un point déjà souligné dans ce blog et abondamment documenté par les sociologues de la communication)

Le second cas est un sujet philosophique classique. Voire par exemples les nombreux corrigés de la question « peut-on parler pour ne rien dire » ou l'excellent cours en ligne de Gérard Barthoux.

Ce qui m'amène maintenant à un troisième cas de « parler pour ne rien dire » : celui ou le destinataire connaît déjà le message. C'est donc le cas du « beau parleur », celui qui se répète, qui s'écoute, qui développe avec des illustrations et des métaphores multiples … la plaie des réunions lorsqu'on s'intéresse à la communication d'entreprise de façon systémique. Nous avons tous des exemples autour de nous. Au bout d'une minute (ou de dix secondes), l'ensemble des participants a compris et nous sommes dans la répétition et dans l'illustration parfaite de la communication à mesure nulle.

A départ, il s'agit d'un « problème » personnel :

  • Ego surdimensionné … ou manque de confiance en soi,
  • Besoin de reconnaissance (mesuré implicitement par le temps de parole obtenu pendant une réunion),
  • Plaisir existentiel a entendre le son de sa voix ….

C'est un sujet de psychologie, voire de psychiatrie sur lequel je ne suis pas qualifié pour m'étendre. C'est également un sujet de sociologie dans la mesure où le « besoin de faire entendre sa voix » fait partie du « nouveau monde 2.0 », de cette société post-moderne, décrite par les sociologues contemporains (cf. mon post sur l'humilité, un sujet qui n'est bien sûr pas très éloigné). Le lien avec la confiance en soi est évident lorsqu'on lit les biographies de nombreux grands savants qui ont frappé leur entourage par leur « économie de mots », par cette capacité à « parler peu pour parler bien ».

Mais c'est également un sujet systémique en termes d'efficacité des canaux de communication, en particulier les canaux synchrones. En effet, les canaux asynchrones permettent de zapper le beau parleur, d'aller droit au but et de compresser (au sens de Shannon :)) les répétitions. En revanche, en point face-à-face ou en réunion, le destinataire est condamné a subir ce gaspillage de la bande passante.

En face-à-face, la nature a inventé tous les signaux faibles de l'ennui pour que le communiquant se rende compte que la communication est inefficace (depuis les yeux qui fuient le contact jusqu'au bâillement, en passant par le dos qui s'avachit).

En collectif (en réunion), il existe également des signaux faibles (comme le faire de regarder son PDA, iPhone ou Blackberry) mais ils sont plus facile à ignorer. 

En conséquence, minimiser le gaspillage de cette ressource précieuse qu'est le temps collectif est un sujet d'efficacité pour l'entreprise. A première vue (car ce thème méritera plusieurs posts) il y a deux approches possibles :

  1. Donner des exutoires, c'est-à-dire d'autres moyens pour ceux qui ont besoin de parler de se faire entendre. C'est précisément une des vocations de l'Entreprise 2.0 : ouvrir des canaux « one-to-many » pour permettre l'expression, comme par exemple les blogs d'entreprise ou les wiki. Comme l'asynchrone ne suffit pas (il faut pouvoir se nourrir du « feedback »), il faut également organiser des lieux de rencontres, des séminaires, des exposés internes.
  2. Travailler sur la culture d'entreprise pour valoriser l'esprit de synthèse et le respect du temps collectif.

C'est ce second aspect qui m'intéresse le plus et que j'ai envie de caractériser sous le titre provocateur de SelfLean. Le SelfLean est l'application des principes du lean à la pratique personnelle d'un individu dans une entreprise, pour maximiser la valeur (contribution) de l'individu à cette entreprise. On retrouve facilement les grands principes :

  • Minimiser les gaspillages (muda), comme par exemple les communications inutiles, le fait de « parler pour ne rien dire »
  • Minimiser la latence lorsqu'on collabore (en rendant un service, dans tous les sens du terme)
  • Travailler en fonction du point de vue de l'Autre (celui à qui on rend service), et en particulier en ce qui concerne la communication !

Ce principe de SelfLean peut sembler utopique, une ascèse du comportement peu réaliste pour des managers ou des collaborateurs clés qui sont précisément sélectionner sur leur capacité à communiquer, à convaincre, à imposer leurs idées et leur vision. L'effacement au profit du fonctionnement collectif me semble en effet irréaliste (et pourtant, c'est la première idée clé du livre de Jim Collins, « From Good to Great », sur lequel je reviendrai). En revanche, définir le SelfLean comme une pratique au service d'un objectif commun, comme une pratique d'optimisation de l'efficacité collective me semble pertinent. La bande passante disponible pour la communication dans l'entreprise est une ressource trop rare pour la gaspiller, et c'est bien le sujet de ce blog.

Pour conclure, je terminerai sur un paradoxe. La bande passante est en fait trop faible, même bien gérée. Pour être efficace, il faut arriver à communiquer sans transmission d'information, par connivence. La connivence entre une équipe de direction me semble un des critères d'excellence dans une entreprise moderne. Et pour développer la connivence, il faut souvent « parler pour ne rien dire » …


samedi, novembre 08, 2008

Dix Idées sur la structure des réseaux sociaux

Je suis en train de préparer un exposé sur les réseaux sociaux. Non pas dans le sens Facebook ou LinkedIn, mais au sens de la structure sous-jacente, que l'on l'étudie en tant que graphe ou du point de vue d'un sociologue.

Je m'intéresse aux réseaux sociaux depuis quelques années, ce qui est visible à travers les différents posts de ce blog. En revanche, il n'est pas toujours facile d'expliquer pourquoi je trouve cette nouvelle discipline scientifique, à la croisée de la théorie des graphes, de la sociologie expérimentale, de la physique théorique et de la psychologie de la communication, passionnante. Cette science a son journal « Social Networks », auquel je me suis récemment abonné, et son association INSNA.

Je me suis donc livré à l'exercice suivant : quelles sont les 10 choses les plus remarquables que j'ai lues, retenues et que j'utilise dans ma propre réflexion. C'est un exercice subjectif (à comparer avec Wikipédia) et doublement difficile : d'une part il est difficile de résumer un concept en quelques lignes, et d'autre part ces idées ne sont intéressantes que par ce que l'on peut en tirer, ce que je n'ai pas le temps de développer. Voici néanmoins ma liste :

  • Le concept le plus visible est la « structure des petits mondes » et sa mesure associée, celle de diamètre. Les réseaux sociaux ont des petits diamètres, par rapport à leur taille, ce qui se traduit souvent par le terme « degré de séparation ». Compte-tenu du fort degré de « clusterisation » (qui mesure la transitivité – du type « les amis de mes amis sont les amis »), c'est inattendu (alors que ce serait normal pour un graphe aléatoire).
  • Ce taux de « clusterisation » (la plupart des réseaux sociaux sont composés de petits groupes fortement connectés – « tout le monde connaît tout le monde ») est largement étudié et documenté. Ce taux de cluster s'explique par l'adage « qui se ressemble s'assemble » et justifie l'utilisation des réseaux sociaux pour calculer des prédictions d'appétence. Les quelques liens en dehors des clusters (les « liens faibles ») jouent donc un rôle essentiels (ce sont eux qui explique le faible diamètre) ce qui est avéré par des études de sociologie, comme celle de Granovetter.
  • Une autre surprise concerne la distribution des degrés dans les réseaux sociaux : cette distribution est presque toujours une distribution polynomiale (« power law ») alors qu'on pourrait attendre une gaussienne (obtenue pour des graphes aléatoires) ou une exponentielle (que l'on retrouve dans des structures physique obtenues par dégénérescence). On la retrouve d'ailleurs dans les graphes de préférence, c'est ce qui justifie l'équilibre économique de la « long tail ».
  • Les réseaux qui ont ce type de distribution des degrés sont appelés « scale-free » et ont des propriétés remarquables (par exemple, de robustesse). Ils sont caractéristiques d'un processus émergent et intelligent de sélection (cf. Buchanan). On les retrouve un peu partout : cooccurrence des mots dans le langage naturel, biologie moléculaire, etc.
  • Cette distribution engendre la présence de « nœuds connecteurs ». Les connecteurs jouent un rôle clé dans la transmission des informations, ce qui a été avéré par différents exemples en sociologie et popularisé par Malcom Gladwell dans « The Tipping Point ». Ce rôle de connecteur se caractérise avec la notion de centralité due à Linton Freeman. Les HP Labs ont fait des études passionnantes sur les logs des emails pour reconstruire les « communautés de pratiques » à partir de cette notion de centralité (un nœud central est un point focal des trajets de transfert d'information).
  • La recherche dans un réseau social est souvent complexe. La condition de Kleinberg permet de comprendre l'équilibre entre deux forces : si il n'y a pas assez de liens, les chemins sont difficiles à trouver, si il y en a trop, il y a tellement de chemins qu'il est très difficile de trouver le plus efficace. Un des points les plus intéressants est la réalisation que la « proximité n'est pas une distance » (essentiellement parce que la proximité dépend de critères multiples), ce qui rend la recherche d'un chemin « de proche en proche » difficile.
  • Les réseaux d'affiliation sont une forme de réseaux sociaux qui m'intéresse particulièrement puisqu'elle décrit la structure du « système réunion » d'une entreprise. Il se trouve qu'il existe également de nombreuses études sur ces réseaux (taux de clusterisation, degrés, etc.), dont celles, célèbres, sur les films et sur les conseils d'administration. Le point le plus important est qu'on retrouve les deux caractéristiques fondamentales : power law et fort taux de cluster (le terme français est « clique », qui désigne un sous-groupe fortement connecté).
  • Les réseaux sociaux se transforment en réseaux d'interaction si on ajoute la fréquence d'interaction comme valuation du graphe d'origine (ce qui est également valable pour les réseaux d'affiliation). Je ne m'étends pas puisque c'est un des sujets clés de ce blog.
  • Il existe des dimensions caractéristiques dans les processus d'interactions entre humains qui déterminent le comportement de certains réseaux sociaux. Un exemple est la célèbre limite de 150 personnes avec lesquelles nous pourrions entretenir des relations « signifiante », due à Robin Dunbar. Cette limite a des applications directes en termes d'organisation d'entreprise. On peut aussi citer les limites que l'on observe dans des situations de responsabilisation collectives (cf. the « Diner Dilemma » ou le syndrome du spectateur rapporté par Christian Morel). Dans le cas du diner dilemma (où les convives doivent choisir entre un plat raisonnable et un plat hors de prix), il y a une « transition de phase » entre un comportement responsable (choix raisonnable, puisque le total est partagé à la fin de façon identique) et un comportement irresponsable (dans l'espoir que ce choix est noyé dans l'anonymat), qui dépend du nombre de convive.
  • Pour terminer, un point clé tiré de CMC (Computer Mediated Communication) qui est un rappel de posts précédents : la communication n'est pas un simple transfert d'information, c'est un processus, un échange dans lequel trois dimensions sont fondamentales : l'affinité (entre les deux nœuds du social net J), l'engagement (« commitment ») et l'attention. Ce dernier point est un contre-point à tous les autres : il ne suffit pas de s'intéresser à la structure ! Une des limites des supports électroniques et un des intérêts du « contact réel » est cette capacité à transmettre et à s'ajuster à des signaux faibles (posture, expressions faciales, intonations, etc.)

Sans rentrer dans le détail, voici les sources principales pour ces 10 réflexions :

  • « Linked » de Albert-Laszlo Barabasi. Un must-read ! en particulier pour comprendre l'importance du concept de « scale-free », les liens avec l'émergence et la robustesse.
  • "Six Degrees" de Duncan Watts. Déjà mentionné moultes fois dans ce blog.
  • « Beyond Bandwidth: Dimensions of Connection in Interpersonal Communication » de B. Nardi (Journal of Computational Supported Cooperative Work (2005, 14 :91-130).
  • "Email as Spectroscopy: Automated Discovery of Community Structure within Organizations" de J. Tyler, D. Wikinson, B. Huberman. Du premier auteur, voir également "When can I expect an email response?"