samedi, mai 31, 2008

Diverses réflexions sur le hansei et le kanban

Je reviens aujourd'hui sur le thème du « Lean Knowledge Worker » avec quelques réflexions disparates.

Avant de commencer, je voudrais partager un excellent blog sur le lean : http://www.gembapantarei.com/.
Je vous laisse le découvrir, le niveau de maturité et de pertinence est clairement un cran au dessus de ce qu'on trouve en se promenant aléatoirement avec Google.

Mon premier thème sur jour est l'humilité, qui est une condition nécessaire à la pratique du lean, en particulier le kaizen. Cette humilité prend plusieurs formes, dont la capacité à réfléchir sur ses erreurs, ce que les japonais appellent le Hansei. Je ne vais pas faire semblant d'être un spécialiste du Japon (et le Hansei est véritablement une pratique qui est liée à la culture). Ce sujet est merveilleusement développé dans le livre de J. Liker « The Toyota Way » qui est mon compagnon de route favori sur ces sujets. L'humilité se traduit ici par une véritable acceptation des erreurs, ainsi que des causes de ces erreurs (et de façon récursive, d'où la méthode des « Cinq Pourquoi »). Le mot « acceptation » ici est profond : il n'y a pas de culpabilité ou de jugement de valeur. Pour paraphraser Deming, il faut « chérir ses erreurs » car elles portent chacune les germes du progrès. La recherche de l'amélioration continue n'est pas un but, une destination, c'est un voyage continuel (ce thème est bien expliqué dans gembapantarei). L'erreur la plus commune lorsque les entreprise occidentales essayent d'appliquer « The Toyota Way » est de confondre mesure et évaluation.

Il existe un autre besoin d'humilité qui est directement lié à la notion de « lean » et de simplification : l'humilité de reconnaître que l'on n'est pas indispensable. Ceci s'exprime de nombreuses façons : reconnaître qu'on n'est pas indispensable dans une réunion, que son rôle d'intermédiaire n'est pas nécessaire, que l'on peut se retirer d'un circuit d'approbation, qu'il n'est pas nécessaire d'être informé, etc. Chacun de ces points est :

  1. indispensable pour obtenir un fonctionnement « lean »
  2. réellement difficile à mettre en œuvre (comprendre et pratiquer).

Reprenons ces exemples :

  • Les réunions fonctionnent mieux avec moins de participants. C'est un sujet que j'ai abordé de nombreuses fois, et les preuves abondent, du coté des psychologues, des sociologues ou tout simplement de l'expérience (s'il il fallait résumer en deux mots clés, je choisirai appropriation et feedback). En revanche, la même expérience montre qu'il est difficile de s'appliquer cette connaissance générale à soi-même, et que chacun pense que participer à une réunion « en auditeur tranquille, sans déranger, pour s'instruire » n'a aucun impact négatif.
  • Les (grandes) organisations modernes sont complexes, avec des chaines importantes de transmission d'information. De nombreux rôles de consolidation, d'intermédiaires apparaissent. Il est difficile de savoir reconnaître quand ces rôles sont nécessaires, et quand ils sont superflus : une fois le poste créé, il est dans la nature humaine de se sentir « nécessaire ». De plus, les grandes organisations aiment les processus bien clairs, et l'effacement conditionnel/occasionnel n'est pas une pratique naturelle. Ici aussi la pratique du lean enseigne au contraire que ce qui n'est pas obligatoire est souvent superflu et représente un poids mort qui étouffe.
  • Le besoin de s'inscrire dans un circuit d'approbation ou de diffusion d'information fait écho à une peur fondamentale de l'individu du 21e siècle, la peur de l'insignifiance. Je renvoie le lecteur à tout ce que les sociologues et les philosophes écrivent sur la société post-moderne (voir par exemple « Les embarras de l'individualisme post-moderne » de Monique Castillo). On peut y raccrocher l'addiction à l'information, mais c'est en fait un symptôme du problème précédent.

L'enjeu culturel pour dépasser ces difficultés est de savoir penser globalement, au-delà de son propre périmètre et de ses propres limites, ce qui est une autre forme d'humilité. C'est particulièrement important dans un processus de production de « matière grise ». Savoir, de façon continue, resituer sa contribution intellectuelle dans un cadre général, par rapport à un objectif partagé, est un objectif clé pour les entreprises du 21e siècle. Par exemple, l'efficacité de la R&D s'inscrit dans cette problématique.


Je poursuis par ailleurs ma réflexion sur le « Kanban » du KW. Autrement dit, quels sont les outils de « management visuel d'un flux tendu » qui se transposent dans une société de services de l' « économie digitale ». J'ai trouvé un premier lot de références intéressantes sur le Web (par exemple : sur le blog AgileManagement). Le principe du « management visuel » ne s'applique pas uniquement dans un fonctionnement « pull » en flux tendus. Même lorsqu'un fonctionnement réactif (par propagation d'événements) reste nécessaire ou souhaitable, la notion de kanban, au sens d' « outil visuel partagé permettant de fluidifier le fonctionnement » est pertinente. Voici trois exemples simples :

  • Partager sur un mur les informations de façon globale, précisément pour donner à chacun un référentiel partagé du contexte complet du processus auquel il participe. Cela recouvre la pratique de couvrir les couloirs avec les informations de chaque direction, la pratique des war-rooms, tout ce qui de fait utilise la stigmergie comme principe actif de communication. La stigmergie est une forme de communication sans contact direct (les champions de la stigmergie sont les fourmis qui communiquent par dépôts de phéromones le long de leurs trajets). La stigmergie est doublement pertinente. D'une part elle fait déplacer les individus au lieu de déplacer les informations, ce qui multiplie les possibilités d'échanges créateurs de valeur. D'autre part, elle est globalisante par nature et ignore les frontières organisationnelles (un sujet sur lequel je reviendrai).
  • Utiliser les indicateurs de présence associés aux outils d'instant messaging pour joindre « au bon moment ». L'instant messaging est un outil naturellement destiné au fonctionnement « lean » : il évite les efforts de communication inutiles, il participe à la remontée instantanées des signaux et peut donc servir à piloter un flux tendu, où tout au moins le « chaînage arrière », c'est-à-dire l'orientation client.
  • Disposer d'un indicateur de charge et éviter d'envoyer des flux d'information aux KW qui sont déjà surchargés. Ici je sors de ce qui existe et je rentre dans le « wishful thinking » …. C'est la suite du message précédent sur la gestion des piles d'emails. L'application des principes lean conduit directement à postuler qu'il faudrait connaître l' « état de charge » de l'interlocuteur à qui l'on envoie un message avant de le faire (pour éviter de contribuer à une saturation improductive). En effet tout envoi de mail est une consommation de temps du destinataire, ne serait-ce que pour lire le message. Il n'existe pas (encore ?) de telle fonctionnalité dans les outils de courrier électronique, mais il est facile d'utiliser un portail d'équipe, un wiki collaboratif, ou tout autre forme d'outil 2.0 pour partager une forme visuelle (déclarative ou mesurée) de la quantité de travail attribuée de façon courante à chaque KW. On remarquera bien sûr que la pratique du partage d'agenda (y compris de façon collective sur un mur) est une première réponse à cette attente. On retrouve d'ailleurs cette idée implémentée dans les « salles projet ». En revanche, la notion d'indicateur de charge liée au traitement des messages/requêtes n'est pas encore très développée (on retombe sur le sujet de la sociométrie de la collaboration en entreprise).

Je vais poursuivre mes recherches sur le Web, je suis bien sur que cette idée a été implémentée quelque part …



jeudi, mai 08, 2008

Petite Réflexion Prospective sur l’Entreprise de Demain

Après plusieurs posts un peu techniques, je profite d'une journée tranquille pour prendre un peu de recul et proposer quelques réflexions sur l'organisation de l'Entreprise 3.0 (une fois que la révolution 2.0 sera digérée). Il y a bien sur un clin d'œil dans l'utilisation de « 3.0 », mais la feuille de route qui suit va plus loin que l'adoption des « pratiques 2.0 ». Aujourd'hui, je me contente d'effleurer le sujet avec trois idées (qui sont en tension les unes avec les autres) :

  1. L'unité de temps, de lieu et d'action n'est plus le mode de travail par défaut.
  2. L'enjeu fondamental d'efficacité est la qualité de la collaboration, qui exige de gérer précieusement le mode de travail précédent (face-à-face)
  3. Nous sommes passés d'un monde de l'entreprise avec une communication autour du travail à un monde dans lequel l'essentiel du travail est la communication. 

L'entreprise de demain est train de perdre sa structure « spatio-temporelle ». Les collaborateurs travaillent n'importe où et n'importe quand. Nous ne sommes pas encore là, mais la tendance est en route (voir l'article de BW cité plus loin). Je parle abondamment de ce sujet dans mon livre. Cette tendance est renforcée par les aspirations et les habitudes des « digital natives ». C'est à cause de ce premier point que les entreprises doivent basculer en « mode 2.0 ». Bien entendu, je ne parle pas d'un atelier de boulangerie, mais d'une entreprise qui produit des services dans une économie digitale. Pour accompagner cette transformation, il faut « tisser du lien social », pour reprendre une expression de Michel Godet, selon trois axes :

  • Donner du sens, créer de la sémantique, relier les « communautés de pratique ».
    On retrouve ici l'utilisation des outils 2.0 pour le « knowledge management » : wiki, forums, communautés, etc. Cette dimension est du ressort de l'entreprise, ces réseaux sociaux font partie de son patrimoine, de son capital immatériel.
  • Resynchroniser nos horloges biologiques, rétablir le « beat », reconstruire une « connexion permanente ».
    Ce besoin de la connexion permanente, celui qui explique les micros coup-de-fils « inutiles » avec nos portables (t'es où, tu fais quoi, etc ?) est viscéralement lié à notre condition humaine (je ferai un compte-rendu de ma lecture du moment, «  Social Intelligence » de Daniel Goleman, un autre jour, c'est exactement ce sujet). L'utilisation de la messagerie instantanée, de Twitter, des indications de présence/humeur sur Facebook et autres portails communautaires relèvent de ce besoin. Les expériences dans certaines entreprises qui ouvrent des connexions visiophoniques entre deux lieux de façon continue, sans objectif particulier, s'inscrivent dans la même approche.
  • Mailler un temps discontinu pour reconstruire une destinée commune et ininterrompue.
    L'enjeu ici est de construire un tout avec des pièces éparses et asynchrones. La messagerie asynchrone (email) ne suffit pas, il faut des outils plus riches et plus collectifs. Il faut reproduire la stygmergie des fourmis, une capacité de communication collective permettant à chaque petite bribe de temps individuel de s'inscrire dans un temps global et collectif. Cela nous conduit aux « walls » de Facebook, aux outils de conception collaborative et de pilotage de projet « en mode 2.0 ». Cela va beaucoup plus loin que les outils électroniques, l'espace physique de l'entreprise peut devenir un outil collaboratif (et pas simplement en mettant des tableaux blancs dans les couloirs ou en affichant des informations sur les murs)

Malgré la pertinence spectaculaire des outils du Web 2.0 pour accompagner ces transformations, les psychologues et les sociologues nous ont prouvé qu'il n'y avait rien de comparable au contact face-à-face pour communiquer (en attendant peut-être la présence virtuelle de Cisco ou de HP). Or les entreprises font face à un enjeu d'efficacité en termes de collaboration. Les processus sont de plus en plus complexes, dynamiques et transverses (un autre sujet que je traite dans mon livre). Ce deuxième point modère le premier : l'entreprise 2.0 doit conserver un visage humain. En fait l'utilisation des technologies de l'information rend encore plus important ce qui ne peut pas se réduire à des transferts de flux d'information. Le « temps partagé » est un capital précieux qui doit être optimisé :

  • En favorisant ce qui est informel et spontané sur ce qui est organisé, pour conserver l'agilité maximale à l'entreprise
  • En se déchargeant sur des moyens électroniques (webinars, visio-conférence, conference calls, …) pour ce qui demande un transfert d'information mais pas nécessairement un échange. Ici, le concept de bandwidth des spécialistes du CMC (un sujet dont j'ai déjà parlé sur ce blog) devient fondamental. Il faut gérer cette « bande passante » et l'optimiser.
  • En optimisant les réseaux sociaux représentés par « le système réunion » (un autre classique de ce blog). Je ne reprends pas aujourd'hui les recommandations en termes de CMS (Corporate Meeting System), je ferai une synthèse après avoir terminé mon article sur l'étude des réseaux d'affiliation.

Le fait que le traitement et le transfert de l'information deviennent progressivement la majorité du travail de la majorité des entreprises moderne conduira nécessairement à s'affranchir du « chaos » actuel en termes d'utilisation des différents outils. Le chaos vient d'une part du fait que nous utilisons le même outil et le même canal pour gérer des flux très différents. Ceci nous conduit à des situations d'embouteillage, où des flux de basse priorité obstruent les canaux (un sujet déjà abordé). D'autre part, l'utilisation des différents outils est personnelle, et chacun utilise ses propres règles, ce qui conduit à des incompréhensions et de l'inefficacité. Ce sujet est d'autant plus important que les canaux électroniques se multiplient, et est donc aggravé par l'apparition des outils « Web 2.0 ». Mon intuition est que le volume et l'importance croissante des communications vont conduire à l'émergence d'un « ordre », au moins selon les 3 axes suivants :

  • La séparation du signal et du contenu. Elle permet d'utiliser les canaux réactifs (faible latence) pour propager le contrôle, et utiliser les outils collaboratifs pour gérer le contenu (avec des gains évidents en termes de partage, de sécurité, de sauvegarde, …). Ce point est déjà compris et noté par les spécialistes de l'entreprise 2.0 (voir les articles de Fred Cavazza).
  • Séparer les flux critiques des non-critiques, les flux liés aux processus métiers des flux informels. Il faut utiliser l'abondance des outils pour que chacun soit utilisé à bon escient, et de la même façon par tous (bien sûr). Cela passe par la rationalisation et l'édiction de règles collectives (cf. le chapitre 5).
  • Une gestion plus rigoureuse du temps. Le temps est clairement devenu la ressource critique dans les entreprises. Il ne sert à rien d'avoir le téléphone ou l'email d'une personne si vous n'avez pas son attention. La multiplication des flux est illusoire, et les outils modernes offrent des « tuyaux bouchés ». Les outils de pilotages des flux critiques liés aux processus métiers de l'entreprise (ex : workflows) vont progressivement s'interfacer avec des outils de gestion de planning. La pratique du « lean management » va conduire à prendre en compte le temps disponible dans le pilotage des communications « critiques ».

Deux références de BusinessWeek :

  1. Ancien – 11 décembre 2006 : « No Fixed Schedules. No mandatory meetings. Inside BestBuy's radical reshaping of the workplace - Smashing The Clock" by Michelle Conlin. L'exemple de BestBuy est très instructif, avec des resultants spectaculaire en réduction du turn-over (-50 à -90%) et augmentation de la productivité (+35%). L'emphase est mise sur la flexibilité, la formation et la mesure …
  2. Récent – 28 Avril 2008: "White-Collar workers shoulder together – like it or not" by Matt Vella. Ce court article est plein de statistiques fascinantes. Par exemple, à la question "Do you like working together to learn from each other? », 51% des femmes et 40% des hommes disent oui (60% pour les plus jeunes). En revanche, à la question « Do you like to working together to complete tasks? » 13% des 18-14ans seulement répondent oui, on passé à 27% pour les 25-65 et 36% pour les seniors (36% pour les hommes en général, 25% pour les femmes). 82% des employés travaillent déjà de façon collaborative aujourd'hui (46% pour apprendre des autres, 30% pour accomplir une tâche). Le mode de travail préféré est le travail à 3 !

J'ai ouvert un nouveau blog, Enterprise Collaboration Sociometry, qui me servira de marque-page (en anglais) pour les différents éléments que je collecte patiemment pour nourrir ma réflexion, en parallèle du travail de modélisation qui est décrit dans ce blog.