dimanche, juin 09, 2013

SelfLean : l’efficacité systémique individuelle


Ce billet est consacré au « selfLean », l’idée que les principes du lean se déclinent de façon personnelle, et apportent un surcroit d’efficacité, tant individuelle que dans l’action collective. Lorsque je parle de principes, il s’agit à la fois des valeurs et de la philosophie du « lean management » du « Toyota Way » et des « principes actifs systémiques » du lean (pull, muda, kanban, etc.). Bien sûr, le lean est avant tout une approche collective, qui s’applique à une organisation ou une équipe, et sa réduction à l’échelle individuelle est un « petit sujet » : 90% de la puissance du lean management ne s’exprime pas à cette échelle. Mais les 10% restants sont intéressants. Je vais l’illustrer sur quatre exemples :
  • Le « selfKanban » : comment utiliser la puissance du visual management et du kanban (le tableau blanc des méthodes agiles) à titre personnel.
  • Le « selfPull » : maîtriser sa communication vers les autres en fonction de leurs besoins, et non pas du sien.
  • Je ferai une petite digression sur les styles de présentation Powerpoint, parce que je diverge de la pensée unique J
  • Le « selfMuda » : savoir alléger pour accélérer, faire moins de choses pour les faire mieux, en maîtrisant le temps et son propre rythme.

1.  Self Kanban

Je pratique le selfKanban depuis un an, de façon très simple mais avec des résultats très positifs. Au départ, il s’agissait d’une démarche pédagogique : pratiquer et démontrer par l’exemple ce que je souhaitais que mes équipes de développement fassent, en suivant l’excellent exemple de « Lean from the trenches ».
J’ai donc découpé le tableau blanc de mon bureau en trois zones :
  1.  Une petite roadmap avec tous les jalons clés, les événements, etc.
  2.  Le tableau « kanban » proprement dit : avec en ligne les différents domaines dans lesquels j’interviens (projet, management, extérieur,…) et en colonne les différents états (à faire, en cours de réflexion, rédaction du plan/brouillon, rédaction, appropriation, diffusion)
  3. Une pile « problem solving » avec trois états : TODO, à résoudre, à suivre (le plan d’action).

Je remplis le tableau blanc avec des post-its, qui représentent les différents sujets dans leurs états d’avancement. L’application du 5S m’a conduit à formuler la règle que tout dossier (au sens physique = une chemise avec des documents, quelque part dans mon bureau, ou électronique) correspondant à du travail en cours doit être représenté par un post-it.  Je remets à jour le tableau une fois par semaine de façon rapide, et je le fais sérieusement (avec un peu de « Hansei ») une fois par mois. Les bénéfices que j’ai pu observer au bout d’un an sont les suivants :
  • Le tableau m’aide à ne pas en faire trop, puisque je vois d’un seul coup d’œil l’ensemble des sujets en cours. C’est très basique : il n’y a pas assez de place pour mettre trop de post-its, et avec quelques mois d’expérience, on juge rapidement l’état de la charge. La règle des 5S qui me force à visualiser la somme des dossiers contenus dans mes armoires/tiroirs est très efficace. Elle évite les dossiers qui dorment ou qui s’enlisent.
  • Le tableau permet également de lisser le travail suivant les différentes phases, et me rend donc beaucoup plus pertinent dans ma capacité à évaluer la fin du processus, à savoir le moment où une action est terminée. C’est bien sûr la raison principale pour laquelle on recommande aux équipes agiles de tenir un tel tableau, et cela marche aussi à l’échelle individuelle. Par exemple, une des erreurs classiques du « knowledge worker » est de se concentrer sur le temps de production (d’un mémo, d’un Powerpoint, d’une page de code, d’un plan projet, etc.). Le tableau précédent force à contempler les étapes aval de préparation, mais surtout les étapes amont de partage et diffusion. Mon expérience depuis 15 ans est que nous ne passons pas assez de temps sur ces étapes, alors qu’elles conditionnent l’efficacité globale (par définition !). Il y a une double peine : les dates promises (par exemple de sortie d’un rapport) sont fausses (trop optimistes), et, parce que le rapport n’est pas suffisamment discuté – où parce qu’on ne laisse pas assez de temps aux partie prenantes pour le relire et venir en discuter – le rapport n’a pas l’impact escompté.

Pour résumer, on peut dire que le « selfKanban » permet une meilleure adéquation entre ce qu’on fait et ce qu’on dit qu’on fait (il aide à faire moins de promesses), il permet d’être plus précis dans ses prévisions (et donc faire des promesses plus précises) et surtout il aide à conserver en permanence une vision à 360 degrés, à tenir compte des interactions avec les autres.

2. Self Pull

Le selfPull consiste à appliquer la logique du pull à la communication, en particulier en réunion. Autrement dit, au lieu du « push » qui consiste à dire quelque chose dès qu’on le peut ou qu’on le sait, le « pull » consiste à dire les choses au moment où elles correspondent à un besoin d’un autre membre de l’équipe ou de la réunion. C’est en premier lieu un principe d’économie de la parole, que j’ai déjà abordé dans un billet précédent.
Je suis frappé par le nombre de fois où j’entends la remarque : « si quelqu’un ne parle pas en réunion, c’est qu’il ne devrait pas être à la réunion ». C’est surtout une remarque française, et qui est dépendante du secteur d’activité. Plus les processus et les rôles sont clairs, moins on entend cette phrase. Elle n’est pas complètement fausse, dans la mesure où toute communication passe par l’appropriation et la reformulation ; en conséquence, même un participant « récepteur » doit avoir la possibilité, et donc le temps, de s’exprimer. Mais au premier degré, cette formule est une recette pour l’échec des réunions. On provoque, une fois de plus, une « tragédie des biens communs », dans laquelle l’optimisation individuelle du « temps de parole » (la « bande passante » de la réunion)  est au détriment de l’efficacité collective. Le lean et la théorie de l’information se rejoignent pour proposer de ne dire que ce qui est utile au autres (donc ne pas leur répéter ce qu’ils savent déjà) au bon moment. C’est un sujet de méthode collective (organiser une réunion avec un objectif, un agenda et un animateur … cf. Meetings), mais aussi un sujet de culture et de comportement personnel, d’où cette référence au selfLean.
Une partie de ce message correspond au sens commun. Il faut savoir écouter, parler à bon escient, rester synthétique, etc. Une autre partie est vraiment une conséquence d’une vision systémique (maximiser l’efficacité de la réunion en tant que canal de communication), revisitée avec une approche lean (réduire en amont ce qui ne produit pas de valeur en aval). Cette vision systémique se cristallise sur le fait de penser en équipe, pour un objectif commun partagé. Mon intuition est que la pratique du lean doit conduire à une meilleure efficacité en réunion, une fois que chacun peut voir la réunion comme un système de communication.  Je ne participe pas à la vague « anti-réunion », mais je pense que, comme l’email, il s’agit d’un outil mal utilisé et détourné de son objectif. Si les efforts très importants depuis plus de 30 ans pour proposer des méthodes efficaces pour conduire des réunions  n’ont pas les effets positifs escomptés, c’est qu’il existe une dimension culturelle et personnelle.

3. L’idéal du TED Talk

Un des actes courants de communication est la préparation d’une présentation, « de type Powerpoint ».  Dans son petit guide de la conduite du changement, Cecil Dijoux nous inclut un petit résumé de l’idéal courant de la présentation :  une histoire, peu de slides, une photo et une phrase par slide. C’est ce qu’on pourrait résumer par « l’idéal du TED talk ». Comme je l’ai exprimé dans mon billet, je suis un grand supporteur du travail de Cecil Dijoux, que j’ai distribué à mes équipes. Par ailleurs, je suis un fan absolu de TED, qui a significativement amélioré la qualité de mes week-ends. Comme la plupart d’entrevous, je suis dans une admiration totale quand je regarde Elizabeth Gilbert, Brené Brown, Ken Robinson, Daniel Pink, Steven Johnson …
Mais je ne crois pas que le TED talk est l’idéal universel de la présentation en entreprise. Commençons par dire que je ne crois pas non plus que Powerpoint soit un outil épouvantable à éviter. Dans mes livres précédents je me suis plongé sur les travaux de Edward Tufte et d’autres qui ont bien montré les limites et les dangers d’une mauvaise utilisation. Mais, qu’il s’agisse de Powerpoint ou d’un autre, un outil de « slideware » me semble plutôt un bon outil. Lors d’une des formations que j’ai suivies sur ce sujet, on m’a proposé de produire trois choses pour toutes présentation :
  • Un support de slides façon « TED talk » (une image, un slogan)
  • Un autre jeu de slides à mettre sur mon écran, façon pupitreur, avec plus d’informations
  • Une petite note écrite à remettre aux participants, après la présentation.

Il n’y a rien à redire à ce conseil, tant il est juste et pertinent, si ce n’est le fait que je n’ai pas le temps. Pour la plupart d’entre nous, un ensemble de contraintes nous conduisent à communiquer à un rythme qui ne permet pas cette approche qualitative (que j’ai vu fonctionner par ailleurs chez certains de mes amis, pour qui j’ai la plus grande admiration, tel que Philippe Korda). Nous devons donc choisir un mode de production de slides … et je pense que la « théorie unique du TED talk » contient deux erreurs :
  • Cela dépend de qui présente ! Pour être efficace avec une présentation « moderne », il faut une bonne dose de charisme, une bonne résistance au stress, une bonne mémoire. Rien à dire lorsque cela marche (Philippe Korda ou Marc Giget sont deux de mes modèles), mais lorsque cela ne marche pas, il ne reste plus rien. J’ai vu des exemples criants dans mon expérience professionnelle : on admire les photos, on suit tranquillement … et 30 minutes après être sorti, je suis incapable de citer une seule idée du talk auquel je viens d’assister.
  • Cela dépend de qui écoute ! A la fois le type de l’audience et son type de motivation. L’audience TED, dans la salle ou l’internaute, ne représente pas le cas typique dans une entreprise.  Pour des participants qui cherchent à apprendre ou qui veulent des solutions à leurs problèmes, il faut s’appuyer sur la mémoire photographique. Pour des ingénieurs formés à l’analyse, fournir des schémas est une bonne pratique. Et ce n’est pas un problème si chacun ne retient que 10% de ce qui est présenté … ce qui compte, c’est la valeur générée pour le participant par le fragment qu’il s’est approprié. Cela se complique dans l’entreprise, où une partie de l’audience « écoute à un niveau méta », non pas pour assimiler ce qui est dit, mais pour se forger une opinion sur : l’orateur tiendra-t-il sa promesse (livraison à l’heure) ? est-il en contrôle ? est-ce que ce sujet est pertinent ? est-ce qu’il s’appuie sur les bonnes ressources ? etc.
Comme je pressens que cette petite digression va m’apporter des commentaires critiques, je tiens à préciser deux choses. Premièrement, le stress,  le charisme et la mémoire, cela se travaille. Donc oui, une présentation cela se répète, et cela s’optimise par le feedback. Deuxièmement, il y a des principes universels dans les recommandations des « TED talks » : il faut surprendre, il faut trouver des formules et des slogans faciles à mémoriser, il faut raconter une histoire, il faut peu de slides, il faut répéter ce qui est clé, etc.  Mais mon contrepoint, dans une philosophie lean, tient en deux idées : s’adapter à son audience et conserver une bonne dose d’humilité.

4.  SelfMuda

Le dernier exemple de principe lean qui se décline de façon individuelle est que pour être agile, pour être réactif, pour pouvoir accélérer … il faut être « léger ». Donc pour être plus efficace et plus productif, il faut maîtriser sa charge de travail – cf. l’article du New York Times « Relax ! You’ll be more productive »,  et rester dans une zone de charge qui permet d’être flexible.  Le lean donne à la fois la direction (alléger la charge pour être plus réactif) et les outils pour maîtriser le temps et éliminer ce qui n’apporte pas de valeur (le muda). Le « self Muda », c’est l’allègement systématique et continu de son ensemble de tâches quotidiennes pour enlever celles qui n’apportent pas de valeur à ses « clients » dans l’entreprise.

L’outil évident pour contrôler son allègement de charge est l’agenda. La pratique du selfLean enseigne de garder suffisamment de zones libres. Ce n’est pas une idée nouvelle, la plupart des grands patrons la pratique depuis des décennies. Comme je le raconte souvent lors de mes conférences, j’ai compris que ce principe lean s’appliquait à ma propre activité lorsque j’étais DSI, lors d’un déjeuner en 2005 avec Philippe Montagner, PDG de Bouygues Telecom. Remplir son agenda consiste à optimiser sa propre production de valeur, tandis que garder des zones libres consiste à mettre sa valeur au service des autres. Plus on optimise son efficacité propre (avec un taux de charge utile qui s’approche des 100%), plus on augmente la latence de toute action inopinée initiée par une demande d’un personne tierce (toujours notre bonne vieille théorie des files d’attentes –cf. Reinersten).  Le selfLean, c’est accepter de perdre 20% d’efficacité pour en donner 200% aux autres. 

S’alléger ne veut pas dire ne pas anticiper. C’est une des erreurs les plus courantes, de confondre le « pull »/ « JIT » avec le fait de ne plus faire de travail de préparation, d’anticipation. Une fois de plus, je me réfère à François Julien et son livre « Conférence sur l’efficacité » : il faut savoir cultiver son « potentiel de situation ». Le JIT s’applique aux chaines causales, aux dépendances claires formalisées par un processus. Mais l’efficacité et le succès (qui sont indissociables) ne s’appuient pas seulement sur un ensemble fini, déterminé, catalogué de causes. Ils s’obtiennent également en utilisant dans l’instant, de façon réactive, des capacités que l’on développe bien avant, par anticipation. Il faut relire Jeffrey Liker pour comprendre que c’est précisément la philosophie de Toyota. Le kaizen est un outil de développement de compétence, pour enrichir ce « potentiel de situation ». Il s’agit à la fois de compétences métiers, d’apprentissage systémique, et de compétences coopératives. L’essentiel, qui est très bien expliqué dans « Le Management Lean » (achetez-le et offrez-le à vos amis, nous avons enfin un livre de référence en français J), c’est que la pratique du lean développe les compétences qui permettent de s’adapter, à la fois au jour le jour et dans les crises. Je vous recommande également  l’excellente vidéo de Philippe Gabilliet « Le facteur chance ? ».  Dans la tradition de Pasteur – « le hasard sourit aux esprits préparés », la chance dont il parle est exactement le potentiel de situation de François Jullien. Cela se travaille, et c’est précisément un travail d’anticipation, mais pas de prévision.

Le « selfKanban » est un excellent outil pour alléger sa charge comme cela a été dit plus tôt. Mais si l’on y réfléchit, cette recherche de la suppression des tâches qui n’apporte pas de valeur peut s’appliquer dans des directions multiples. Dans la pratique du courriel, on retrouve naturellement :
  • Qu’il est dommage d’avoir à nettoyer des messages périssables qui n’ont pas de raison à être conserver, et c’est pour cela qu’il faut préférer l’instant messaging,
  • Qu’il est dommage d’envoyer en push un message à un destinataire qui n’a pas le temps de le lire. On retrouve ici la thèse du LEMM (lean email management) que j’ai déjà évoquée.
  • Qu’il est dommage d’avoir à classer les documents que l’on garde « comme référence », et qu’il faut préférer l’auto-organisation des blogs et outils de partage communautaire. L’auto-organisation en « folksonomy » est un atout fondamental des plateformes 2.0. Conserver l’email est une perte monumentale d’énergie par réplication. Et croire que le « search » est la solution (je ne range rien mais je retrouve tout par mot clé) ignore l’importance fondamentale de la sérendipité (retrouver ce qu’on ne cherche pas). 80% de l’innovation vient de tisser un lien entre deux choses, et le rangement par catégorie est ce qui permet de trouver des liens entre des choses apparemment sans rapport.
Comme dans le cas des réunions plus tôt, ceci n’est pas une critique de l’email, mais bien une invitation à visiter l’efficacité des outils à travers une approche systémique et un ensemble de principes proposés par le lean.