dimanche, novembre 30, 2014

Le Futur du travail - l'Entreprise 3.0 est-elle soluble dans la technologie ?


Le sujet du jour est doublement un sujet d’actualité. D’une part, par ce que l’inquiétude monte progressivement depuis quelques années sur la destruction des emplois par le numérique.  L’article du MIT Technology Review « How Technology is Destroying Jobs » est cité par la plupart des articles , dont celui de Olivier Ezratty ou celui de Claude Super. Plus récemment, on peut lire des références multiples à l’étude de Frey et Osborne « The Future of Employment : How Susceptible are Jobs to Computerization ? », qui nous expliquent que 30 à 50% des jobs seront supprimés par l’automatisation (au UK ou aux US).

D’autre part, parce que le sujet du futur du travail et de l’entreprise reçoit beaucoup d’attention, comme par exemple la conférence « Lift with FING » qui s’est tenue à Marseille le mois dernier. Suite à cette conférence, on trouve de nombreux articles qui proposent des scénarios décrivant ce à quoi peut ressembler le travail de demain. Je passe sur les raccourcis qui me font sursauter, comme l’opposition entre le « Toyotisme » et le « scrumisme » (sic), ce qui est intéressant, c’est cette idée  que la technologie permet de déconstruire l’entreprise, en l’affranchissant des lieux et du temps. Une des sources d’inspiration pour cette école vient des travaux de Digiworks, organisé par la FING. Vous pouvez également  lire l’ article intéressant d’Anne-Sophie Novel, qui pose les bonnes questions, mais qui est trop inspiré par le mouvement « déconstruction des entreprises » à mon gout, ce qui d’ailleurs m’a donné envie d’écrire ce billet. Je vous recommande également le dossier complet sur le travail du futur du site « mode d’emploi », même s’il va devenir clair en poursuivant votre lecture que je ne partage pas ses avis.

Ce billet est plus une réflexion sur la nature du travail et de l’entreprise qu’un exercice de prospective. C’est le prolongement de mes travaux sur l’Entreprise 3.0. J’ai maintenant acquis la conviction que le modèle de l’Entreprise 3.0 est le seul qui résistera à l’avalanche de complexité et de changement du 21e siècle. Il est facile de se persuader que les modèles antérieurs, hiérarchiques et Taylorisés, sont incapables d’absorber ces épreuves. Il est plus intéressant de se poser la question de la capacité de cette « nouvelle entreprise » à résister à l’érosion technologique du nouveau monde qui commence à se dessiner – d’où le sous-titre provocateur de ce billet.

Néanmoins, pour que mes propos aient du sens, il faut fixer un horizon de temps. Je me place en 2030-2040. Je fais l’hypothèse que les robots autonomes, l’intelligence artificielle, la compréhension du langage naturel auront fait des progrès spectaculaires. Je pense que nous aurons atteint nettement le niveau d’intelligence démontré dans le film « Her ».  Je suis plus dans le camp de Ray Kurzweil que dans celui de ceux qui continuent d’expliquer que les robots  ou les programmes resteront cantonnés dans des tâches répétitives. Je ne pense pas non plus que nous aurons atteint la « singularité », mais cela sera le sujet du billet du 1er Avril. Il faudrait également un billet entier pour essayer de partager cette intuition sur l’accélération à venir de l’intelligence artificielle, qui est nourrie par 30 ans d’expérience industrielle et scientifique. Pour aujourd’hui, je la prends comme une hypothèse.


1. Le Futur du Travail



Le livre de Erik Brynjolfsson et  Andrew McAfee, qui est sorti en 2011, pose clairement la question du futur du travail dans un monde révolutionné par la technologie. Si vous ne l’avez pas lu, le TED talk d’Andrew McAfee  est un bon point de départ. Pour résumer, le rouleau-compresseur de l’automatisation, qu’il s’agissent de robots qui vont devenir de plus en plus intelligents et autonomes, ou des capacités intelligentes de nos systèmes d’information à traiter des demandes complexes, est en marche inexorable. Les 20 ans qui viennent nous préparent des surprises. Non seulement la technologie que l’on trouve par exemple dans Watson – le système d’IBM qui est devenu champion du monde de Jeopardy – va devenir ubiquitaire (dans les smartphones de demain, rendant l'expérience SIRI d'aujourd'hui aussi obsolète que le Minitel), mais les capacités de « Watson de 2030 » seront véritablement spectaculaires. C’est bien sûr ce qui nourrit les différents articles provoquants de Kevin Kelly dans Wired ou dans The New Yorker « Will a robot take your job ? ». Kevin Kelly commence son article avec « Imagine that 7 out of 10 working Americans got fired tomorrow. What would they all do?”.

Sans être aussi “dramatique”, l’étude “The Future of Employment” préalablement cité arrive à des conclusions semblables: l’automatisation intelligente, dès lors qu’on accepte les progrès prévisibles de l’intelligence artificielle – ce que j’ai posé en hypothèse, va supprimer une bonne moitié des emplois d’aujourd’hui. Il est clair que cette transformation va se heurter à une résistance, mais cette résistance sera inefficace à cause de l’ouverture de l’économie. Je vais y revenir un peu plus loin. Cette évolution, si on la combine avec la concentration progressive des richesses et du capital (même si l’on peut discuter des analyses de Picketty, les faits sont là), pose évidemment des questions difficiles pour nos sociétés, de concentration et de redistribution.

B.      Production, Transaction et Interactions

Parmi les différents articles parus en 2012 après la publication de « The Race against The Machine », je trouve celui de Susan Lund, James Manyika et Sree Ramaswamy, intitulé « Preparing for a new era of work » (Mc Kinsey Global Institute), le plus intéressant. Leur approche est de décomposer les emplois, et les activités, en trois catégories : production, transaction et interactions. Leur prévision est que le secteur de la production va être progressivement conquis par les robots, celui des transactions par les serveurs intelligents, et que les emplois vont se concentrer sur les interactions. L’article est très intéressant car il montre que cette transformation est déjà à l’œuvre. C’est en combinant cette analyse avec la vision de Erik Brynjolfsson et  Andrew McAfee que l’on peut voir se dessiner le marché de l’emploi du futur.

Pour simplifier, et je vais y revenir dans la suite du texte, les fonctions de production et les services transactionnels, tels que la banque mais aussi le commerce en ligne de type Amazon, vont d’une part se concentrer et d’autre part s’automatiser de plus en plus, avec un nombre fortement décroissant d’employés (le premier étant la conséquence du second, ce que nous allons retrouver lorsque nous parlerons d’iconomie).  Le troisième secteur va s’étendre, avec des métiers de l’interaction qui vont changer. Ceux d’aujourd’hui sont à réinventer grâce aux possibilités de l’innovation technologique, ceux d’hier vont probablement réapparaitre sous d’autres formes, et le monde numérique de 2030 va ouvrir des champs complètement nouveaux d’interaction. Je ne m’attends pas non plus à une «révolution » : Santé, bien-être, éducation vont continuer à employer de plus en plus de personnes, même si chacun de ces métiers va s’appuyer sur des plateformes, contrôlées par des géants, liées à l’explosion des technologies. On continuera à faire des cours particuliers ou des massages à domicile en 2030, mais les MOOC ou les nanoparticules auront transformé ces services.

C’est ici que l’on pourrait m’objecter que les robots anthropomorphes, doués de consciences et d’émotions artificielles, pourront également envahir le domaine de l’interaction. C’est clairement une piste qui est poursuivie par l’industrie japonaise, qui se prépare à manquer cruellement de bras à cause de sa situation démographique.  Je ne crois pas à ce scénario de façon générale pour deux raisons : construire une véritable empathie (et pas simplement comprendre et restituer la voix) est plus complexe (donc réalisable sur une échelle de temps plus longue) mais surtout je pense qu’il y aura une pression sociétale forte dans les sociétés démocratiques pour freiner leur introduction (sans parler de la dimension psychologique qui échappe à ma compétence, mais qui me renvoie au livre de Brigitte Munier « Robots- Le mythe de Golem et la peur des machines »). Il n’y a pas de contradiction avec ce que j’ai écrit un peu plus haut : je pense que la résistance à l’automatisation sera inefficace dans les domaines de la production et de la transaction (des robots que l’on ne voit pas) mais efficace dans le domaine des interactions (des robots que l’on voit). Je pense également que si ce troisième domaine d’emploi tombait dans l’automatisation, la cohésion des sociétés exploserait et que, de façon inverse, les mécanismes démocratiques seront efficaces pour préserver la dimension humaine de l’empathie.

2.   L’iconomie va-t-elle prendre la relève ?

L’iconomie décrit un état de la société et de l’économie dans lequel les entreprises font un emploi optimal des possibilités du numérique, en particulier au travers de leurs systèmes d’information. Je vous recommande l’excellent de livre de Michel Volle, « Iconomie », qui est d’ailleurs fort utile pour comprendre l’étude « The Future of Work » (même outils de modélisation économique). Une des questions posées à ce courant de pensée porte bien sûr sur la création et la destruction d’emplois associés à la transformation vers cette nouvelle cible. Je vous renvoie au billet de Michel Volle.

Il est clair qu’il y a de nombreuses raisons d’être optimistes. D’une part, dans les domaines de fabrication et de transaction, l’introduction de la technologie s’accompagne de nouveaux emplois, mieux qualifiés et plus intéressants. Mais surtout, l’explosion des technologies ouvre sans nul doute un champ immense d’opportunité. Dans un de ses interviews, Michel Volle insiste sur l’importance des compétences relationnelles, démontrant la noblesse (à retrouver ?) des métiers de l’interaction. Je suis évidemment complètement d’accord sur ce point, qui s’ajuste parfaitement avec la vision Mc Kinsey exprimée plus haut, mais je suis quelque peu réticent avec l’expression « cerveau d’œuvre »  qui remplace la « main d’œuvre » dans l’approche de l’iconomie. Le travail d’interaction fait appel aux sens, aux gestes, au corps ; c’est l’entièreté de l’être humain qui est engagé (ce qui précisément le « protège » contre la compétition du robot).

Tout ceci étant posé, je suis globalement pessimiste sur le bilan global. L’iconomie est la description d’un état stable, et la question reste ouverte de notre capacité à l’atteindre, et encore plus de la façon dont nous allons l’atteindre. Il me semble que la vitesse de déploiement de la « technologie de l’automatisation » va être supérieure à la vitesse de transformation naturelle, celle qui permet de profiter des nouvelles opportunités numérique pour faire apparaitre des nouveaux métiers. Donc la transformation vers l’iconomie sera provoquée par l’automatisation, ce qui sera une crise dans le double sens français et chinois, pour les vingt années à venir. Comprendre l’interaction des différentes boucles de rétroaction entre le développement de nouvelles opportunités rendues possible à la fois par des technologies numérique et la libération de compétences rendues possible par l’automatisation est un beau problème de systémique. Le monde de l’iconomie (cible à laquelle je crois) émergera, de mon point de vue, dans la douleur de la crise provoquée par l’automatisation. Cela permettra de profiter du potentiel extraordinaire de l’innovation technologique dans sa dimension de proximité - la seule qui soit une réponse à la question de masse (les emplois nécessaires pour construire les plateformes seront à mon avis négligeables par rapport à ce qui est supprimé). L’exemple célèbre et médiatisé de Foxconn qui a annoncé en 2011 vouloir remplacer ses 300 000 employés par un million de robots est intéressant. D’une part, il est clair aujourd’hui que l’annonce de 2011 était irréaliste, nous sommes très loin de la cible annoncée pour 2014. En revanche, la cible est claire, et le bilan en termes d’emplois pour Foxconn sera fortement négatif. Pour revenir sur la vision systémique, l’opposition entre la vision optimiste et pessimiste revient à un push versus pull : est-ce que les nouveaux métiers d’interaction, de proximité, de service à la personne que je vais décrire un peu plus loin seront « tirés » par la création d’opportunités, ou « poussés » parce que la transformation technologique des entreprises de production et de transaction va « libérer » une faction majoritaire de sa force de travail qui va alors chercher – avec un temps d’adaptation forcément difficile – à retrouver sa place dans ce nouveau monde ?

3.  La déconstruction des entreprises ?


La thèse de la déconstruction de l’entreprise s’appuie sur l’approche célèbre de Ronald Coase, qui justifie l’entreprise par les coûts de transaction. L’entreprise est l’organisation qui réduit les coûts de transaction, de telle sorte que l’efficacité interne est supérieure à celle du marché ouvert. Puisque la technologie joue un rôle de fluidification (communication, échange, enregistrement, etc.) de ces transactions, plus la technologie progresse, moins il est nécessaire d’avoir une organisation propre. On passe de l’entreprise à l’entreprise 2.0, puis à l’entreprise étendue, puis au réseau d’agents. On obtient de la sorte une nouvelle cible constituée de places de marchés et de travailleurs indépendants. Cette vision a dominé la prospective du travail dans la dernière décennie, qu’il s’agisse de la Harvard Business Review  (en particulier avec TomMalone, le chantre de l’hyperspecialisation) ou de l’Instititute for the Future (voir par exemple le concept de «human task routing » dans le document « realigning human organization – a toolkit for making the future ».  
Je pense que cette analyse est fausse, que nous allons continuer à voir des entreprises (dans un sens traditionnel, pas seulement des marques) en 2030, pour plusieurs raisons :

  1. Le monde de demain, qui est le monde de l’iconomie, est une économie à coûts fixes (coûts variables faibles ou nuls dans le monde du numérique), ce qui renforce la concentration et la création de monopoles. C’est très bien expliqué par les penseurs de l’iconomie (cf. le livre de Michel Volle). De plus, Il y a un effet de concentration de ces technologies, comme par exemple le big data, qui est également favorable à l’émergence d’acteurs dominants qui opèrent des plateformes. Même s’il existe des contre-exemples dans le domaine du logiciel libre, la plupart des plateformes technologiques sont plus facilement construites par une entreprise que par une fédération.
  2. Le monde de demain est un monde de plus en plus complexe, et la complexité est défavorable à l’hyperspécialisation.  La complexité augmente le coût de transaction : elle crée une « taxe de communication » qui est d’autant plus élevée que l’on décompose ce qu’on cherche à faire. Je n’insiste pas : c’est le thème central de ce blog ! Je peux vous renvoyer comme chaque fois à Yves Morieux (voir par exemple son TED Talk). La complexité est défavorable à l’abstraction et à la décomposition qui conduisent à ces « places de marché » - Au contraire, la réaction des « Géants du Web » est à l’opposé, d’intégrer les compétences en équipes transverses pour minimiser les coûts de transaction.
  3. On retrouve ici, de façon systémique, le besoin d’intégrer les liens forts et les liens faibles. Il n’y a pas de doutes sur le besoin de diversité et de liens faibles. C’est très bien exprimé dans « The Future of Work », un autre rapport de IFTF. Mais ce que nous avons appris depuis 20 ans est précisément que les liens forts (le travail synchrone en équipe rapprochée) est la meilleure façon de réduire les coûts de transaction. C’est ce qui fait la force du lean, des méthodes agiles, … et des « do-ocracies » qui sont prônées par l’IFTF.


Au fur et à mesure que je lisais ces articles sur la déconstruction des entreprises, j’ai commencé à formuler la conjecture suivante :

La complexité maximale que sait traiter une entreprise augmente à la vitesse permise par la baisse du coût élémentaire de transaction, rendu possible par la technologie.

Autrement dit, l’homme augmenté de 2030 aura des possibilités étendues de collaboration (je vais y revenir –cf. le billet de Bertrand Duperrin), mais cette réduction du coût unitaire de collaboration est utilisée pour entreprendre des tâches plus complexes (nécessitant encore plus de synchronisation, d’orchestration, de communication).  La nature des transactions interne change, mais l’avantage de l’équipe (et donc de l’entreprise unifiée) reste constant. Il y a des « hyper-spécialistes » mais ils sont intégrés dans des équipes en mode projet, et ce n’est pas le profil type. S’il y avait un profil-type, ce serait plutôt le profil en T.

4.      Le travail ATAWAD (Any Time, Anywhere, Any Device)


L’autre utopie – je dévoile mon jeu d’emblée – très à la mode chez les technophiles est celle de l’entreprise ATAWAD (j’emprunte cet acronyme à dessin, sous forme de clin d’œil). Cette vision est fortement présente dans les travaux de Digiworks  (voir par exemple le document très complet) ainsi que dans les articles cités en introduction. Cette vision cherche à nous affranchir du lieu et du temps : on peut travailler de n’importe où, au moment où on le souhaite et au rythme de son choix.

L’argument contraire à cette liberté du lieu est le même que précédemment : la complexité impose le travail synchronisé en mode « liens forts », c’est-à-dire de façon co-localisée. Il y a bien sûr des contre-exemples et donc pas de vérité absolue – par exemple dans le développement logiciel – mais la majorité de la création de valeur aujourd’hui est faite par des équipes qui travaillent ensemble. Même à l’horizon 2030,  je parie sur le maintien des structures physiques. Cette approche (celle du lieu partagé) n’est pas « scalable », donc il y a forcément une organisation en réseau distribué, avec une importance sans cesse croissante des nouvelles technologies de communication et de collaboration, mais je reste persuadé que la puissance de la salle commune (« project room », « Obeya room ») et du management visuel a de belles décennies devant elle.

La question de la liberté par rapport au temps est fortement liée à celle du lieu, une fois comprise la contrainte de la synchronicité.  C’est un sujet dont j’ai abondamment parlé, mais je vous renvoie au livre d’Eric Ries – The Lean Startup - car il  l’explique et l’illustre de façon magistrale. Il est également clair qu’il faut modérer mon propos par ce que j’ai dit dans la première section. Le besoin de forte collaboration et de synchronicité que je décris s’applique aux (grandes) entreprises de demain, celles qui seront dans les domaines de la production et de la transaction. Le vaste domaine de l’interaction est beaucoup plus souple et va être occupé par une myriade de micro-entreprises pour lesquelles la flexibilité ATAWAD peut avoir du sens, dans le respect des contraintes du client.

Dans une économie de marché, les gens passionnés ont un avantage compétitif sur ceux qui ne le sont pas, et les gens passionnés ne comptent pas leurs heures. Ce qui me frappe, c’est que c’est de plus en plus vrai, en particulier dans le domaine digital, comme je l’ai déjà observé . En conséquence, je ne crois pas à la prévision de la diminution du temps de travail, en dehors des pays à tendance « soviétique ». En revanche, et je partage cela avec tous les sources et articles que j’ai lus sur ce thème, la nature du travail va évoluer si profondément que le concept de « temps de travail » deviendra de plus en plus théorique.

Cette discussion sur la nature synchrone ou asynchrone du travail est un point crucial, car nous sommes à la croisée des chemins. On peut voir l’entreprise de 2030 comme le prolongement de celle de 2000, en poussant la dématérialisation et la désintermédiation à l’extrême grâce à la technologie. C’est la métaphore de l’entreprise « place de marché ». L’alternative, c’est l’entreprise 3.0, une entreprise « human-centric » qui est ancrée dans le physique et le réel : elle utilise la synchronisation, le management visuel (et donc les lieux), les rituels, les histoires, le sens d’un devenir collectif, etc. J’ai la profonde conviction que la crise du sens et du désengagement maintes fois évoquée dans ce blog ne ferait que s’accentuer dans une entreprise « virtuelle ».  J’ai choisi l’illustration d’une software factory parce que c’est l’antithèse du travail ATAWAD.


5.   Artisanat de proximité et personnalisation de masse

Une des beautés de la technologie numérique est qu’elle permet la personnalisation de masse, ce qui est souligné dans la plupart des livres qui parlent de la révolution numérique. L’ensemble de l’évolution technologique, depuis les nano-technologies jusqu’à l’impression 3D va permettre de réintroduire progressivement de la diversité dans la fonction production, en renversant le cycle de standardisation mis en œuvre par la révolution industrielle. Je vous recommande vivement l’exposé de Avi Reichental qui traite à la fois de l’impression 3D et du retour de l’artisanat.  J’emprunte l’image à un blog qui traite de l’excellence de l’artisanat.

Ce retour de la personnalisation et de l’artisanat de proximité va rencontrer la transformation profonde que j’ai décrit dans la première partie pour faire émerger une « nouvelle frontière » de la fonction de production de produit et services. La personnalisation de masse, ce n’est pas simplement le fait de pouvoir choisir sur Internet, cela peut être une expérience de service avec un interlocuteur qui s’occupe de vous. Cette thèse favorise le retour de métiers et d’expériences (quasiment) disparues, comme le fait de disposer de vêtements ou de chaussures sur mesure.

La personnalisation de masse est à la rencontre de deux forces : le progrès technologique qui fait émerger des plateformes mise à disposition du plus grand nombre, et le besoin de retrouver une expérience sociale de proximité.  Le « here sourcing » est un des trends retenu par l’IFTF dans le rapport « realigning the human organisation ». Je suis persuadé que la localisation est une tendance lourde, à la fois pour des raisons sociologiques (cf. l’angoisse de la société post-moderne), politique (c’est la seule façon de créer des emplois dans des proportions adéquate avec ce qui va être détruit par l’automatisation) et systémique (la localisation est une réponse à l’augmentation de la complexité).
Je parle de frontière, mais la relation entre les plateformes de productions et les métiers d’interaction va devenir de plus en plus riche, poreuse voire fractale – des réseaux multi-échelle d’entreprises allant de Google ou Amazon jusqu’au travailleur indépendant. Le progrès constant des NBIC nous prépare un « Autonomous Smart Environment », c’est-à-dire une intégration complète des outils dans le monde qui nous entoure. C’est la forme la plus douce de la robotisation, c’est la robotisation ubiquitaire (au lieu qu’un robot vienne faire votre travail à votre place, ce sont vos outils qui deviennent intelligents et adaptatifs). Le jardinier, le masseur ou le plombier de demain seront des métiers technologiques, collaboratifs et sociaux, dans le sens ou l’environnement intelligent décharge de certaines activités pour se concentrer sur l’essentiel (par exemple, le sens et le plaisir du jardin).

Conclusion

L’entreprise de 2030 est en harmonie avec cet environnement éminemment distribué. C’est donc une plateforme au sein d’écosystemes multiples. Elle participe à un réseau complexe, avec une distribution « scale-free » probable des tailles d’entreprises, correspondant d’une part au fait qu’il existe un « Matthew effect » (rich get richer) que nous avons mentionné plus tôt, et que la tendance à l’augmentation des écarts (concentration des plus gros et prolifération des petits) est déjà constatée par les économistes. Cette structure de réseau se décline en dedans et en dehors de l’entreprise (cf. « How social technologies are extending the organization »).

L’accélération de la transformation numérique va continuer et transformer irrémédiablement la façon de travailler. Des nouvelles formes d’activité vont nous conduire à collaborer avec la machine (ce qui est le thème du nouvel exposé d’Erik Brynjolfsson), tandis que l’augmentation de l’homme par la technologie va donner un nouveau sens au mot collaborer. Cette vision de la synergie homme- machine commence à prendre forme chez beaucoup d’auteurs, par exemple chez Nicholas Carr (« Automation Makes Us Dumb ») qui prone le « human-centric automation ». On retrouve la même idée dans le rapport « The Future of work » de l’IFTF : « People and machine making sense together ».

Même pour les métiers de contact et de proximité, le concept d’entreprise garde tout son sens dans ce nouveau monde. Dans cette période de transition anxiogène, le besoin de sens et d’appartenance va se renforcer. Il est même probable que ce qui arrive va nous faire peur (de la biologie moléculaire en passant par les nano-trucs) et que le réflexe de regroupement sera naturel y compris pour les métiers de service à la personne.  Comme cela a été dit plus haut, l’entreprise est un lieu de sens et de lien social. Les métiers d’interaction nécessitent une formation continue et sont soumis à une forte compétition, même locale, qui les place dans une recherche continue d’excellence.
Le sujet du « futur du travail » est vaste et complexe, un billet de quelques pages ne peut faire qu’effleurer le sujet, j’aurai donc l’occasion d’y revenir. Pour conclure, je voudrais souligner quatre idées qui résument cette première étape de ma réflexion :
  • Nous allons voir se consolider un réseau d’entreprises multi-échelle avec plus de grandes entreprises internationales (concentration) et plus de petites (qui exploiteront mieux le potentiel de diversification et d’interaction) – L’entreprise 3.0 n’est pas soluble dans la technologie.
  • L’entreprise 2030 est une entreprise en réseau ouvert – réseau d’équipes internes/ externes – qui exploitent les possibilités sans cesse croissante d’efficacité et de collaboration de la technologie mais qui s’appuie sur les principes de l’entreprise 3.0 (réseaux de petites équipes autonomes travaillant de façon synchrone autour d’une vision commune), parce que la complexité va continuer à augmenter.
  • La décroissance rapide des emplois dans la production va conduire à une augmentation des services à la personne, en s’appuyant sur des plateformes technologiques. Le passage de l’un à l’autre est forcément un bouleversement culturel et sociétal, avec une période de transition dont la pénibilité sera proportionnelle à la rigidité des choix politiques des pays.

dimanche, novembre 02, 2014

Changement à grande échelle



Je continue ma série de revue de mes lectures de l’été avec trois autres livres dont un thème commun est la conduite du changement dans les organisations, en particulier lorsqu’il est confronté aux effets d’échelles. Il y a une vraie continuité avec les trois livres du billet précédent, dans le sens où l’ensemble continue de dessiner les traits de « l’Entreprise 3.0 ».

1. Scaling Up Excellence

J’ai déjà mentionné ce livre de Robert Sutton et Huggy Rao dans un billet sur la scalabilité face à la complexité. Pour moi, ce livre trouve sa place dans ma « bibliothèque des livres clés sur le management » pour deux raisons. D’une part, c’est un livre équilibré qui fait la synthèse entre tous les défauts criants des systèmes hiérarchiques (le thème à la mode, à juste titre, depuis 30 ans) et tous les avantages de ce même principe (le résultat de quelques siècles, voir millénaires, d’apprentissage). D’autre part, c’est le livre le plus construit que je connaisse sur les « effets d’échelle », d’où son titre. De la même façon, il fait une synthèse équilibrée entre les modes de travail des petites équipes / entreprises / structures et les besoins des grandes organisations, sans tomber dans le conservatisme (c’est forcément différent lorsqu’il s’agit d’une grande entreprise) ni dans l’enthousiasme naïf (small is beautiful).
Un des intérêts de « Scaling Up Excellence : Getting to More Without Settling for Less » est qu’il contient de nombreuses références, en particulier scientifiques, et qu’il est donc utile lorsqu’il s’agit d’argumenter des points qui sont souvent perçus comme subjectifs. De même, il contient de nombreux exemples industriels, tels que Chrysler ou JetBlue, qui méritent une lecture approfondie. Voici donc quelques points saillants relevés pendant la lecture, accompagnés des citations associées (un exercice qui est naturel lorsqu’on passe à la lecture électronique) :
  • Le thème du livre, qui lui donne son titre, est comment faire grandir une entreprise en conservant la volonté d’excellence qui est la marque des startups qui réussissent, sans trop souffrir des difficultés liées à cette croissance – ce que les auteurs appellent « The Problem of More ». L’idée que l’augmentation de la taille conduit à une baisse d’efficacité est à la fois courante et ancienne. Elle a été modélisée plusieurs fois, par exemple par Robert Axtell que j’ai mentionné dans un billet sur le livre de John Ball ( il est également cité par Mark Buchanan). Robert Axtell décrit une croissance dans laquelle les bénéfices d’échelle sont absorbés par l’accumulation de « free riders », qui détruisent progressivement l’excellence initiale. Je pourrais ici citer également Parkinson, dont une des Lois postule que la qualité des personnes recrutées baisse au fur et à mesure que l’entreprise grossit. Il y a un parallèle évident entre cette loi de Parkinson et le modèle d’Axtell. Le livre de Sutton et Rao est plus approfondi, et part de l’observation plutôt que de la modélisation. Ils s’intéressent à la perte progressive de l’excellence (et comment l’éviter) : « The key lesson? An organization rarely loses a healthy mindset and the resulting excellence all at once. It usually happens via a series of small and seemingly innocent moves that chip away at sacred convictions, eventually transforming those beliefs into hollow and hypocritical words. » Les effets pervers de la croissance ne sont pas tous intuitifs. Par exemple, la diversité peut décroitre au fur que l’entreprise grossit, par effet de clonage. L’exemple de Lotus est intéressant : quelques années après le succès, les profils « hétéroclites » des fondateurs de l’entreprise n’avaient plus leur place dans la structure mature. Une expérience très intéressante a consisté à envoyer en 1985 les CV des 40 premiers employés aux ressources humaines de Lotus. Aucun n’a été invité pour un « job interview » alors qu’il semblait clair que l’entreprise avait clairement besoin de continuer à innover et grandir.
  • Les auteurs donnent le nom amusant de « clusterfug » à la combinaison des menaces qui risquent de s’installer dans le management d’une entreprise qui grandit trop (vite) : l’illusion, l’impatience et l’incompétence. As we read such definitions, and studied cases where scaling had turned ugly, three elements kept popping up. Illusion: Decision makers believe that what they are scaling up is far better and easier to spread than the facts warrant. Impatience: Decision makers believe that what they are scaling is so good and easy to spread that they rush to roll it out before it is ready, they are ready, and the organization is ready. Incompetence: Decision makers lack the requisite knowledge and skill about what they are spreading and how to spread it, which in turn transforms otherwise competent people into incompetent ones. ». Evidemment, pour un lecteur de Michael Ballé, on voit dans cette liste une justification à posteriori des principes du Lean Manager. Les trois réponses du Lean sont le « gemba walk », contre le danger très réel de l’illusion, le Kaizen en tant qu’outil de résolution de problème, comme remède contre l’impatience, et le Kaizen comme outil d’apprentissage comme protection contre l’incompétence (avec d’autres outils tels que le management visuel).
  • Une entreprise qui grandit doit trouver le bon équilibre entre la standardisation et l’autonomie, ce que les auteurs décrivent comme la tension entre le « catholicisme et le bouddhisme ». Dans l’esprit de ce qui a été dit plus haut, les auteurs reconnaissant que les deux approches sont nécessaires : « Numerous cases and studies support both ends of this “replication-adaptation” continuum. At the “Catholic” end, where common practices are replicated with little deviation, it is hard to quarrel with the success of In-N-Out Burger and See’s Candies. » A côté de nombreux exemples convaincants qui montrent l’efficacité de la standardisation, se trouvent d’autres exemples de l’importance de l’autonomie et de l’adaptation sur le terrain (chez McDonald par exemple). D’une façon générale, ce livre est marqué par un solide bon sens, et des preuves pratiques. Par exemple, ils citent une étude qui montre que la « fidélidé des clients » est plus liée à la façon dont l’entreprise réalise son service « de base » plutôt qu’à l’image d’innovation et de sophistication. Cet exemple est illustré par : « an Australian telecommunications company, eliminated productivity metrics for reps who work the phones in their call centers. The company now evaluates their performance on the basis of “interviews with customers, asking them if the service they received met their needs.” As a result, although calls now take slightly longer, the percentage of repeat calls has fallen by 58 percent. »
  • Le 5e chapitre s’intéresse à la force des mauvais comportements, qui sont très efficaces pour chasser les bons, et étudie cinq mauvaises attitudes qui sont susceptibles de s’installer lorsque l’entreprise atteint une certaine taille. Tous ceux qui ont travaillé dans des grandes entreprises vont reconnaitre ces dangers. Le premier est la déresponsabilisation : « The first dangerous feeling is fear of taking responsibility, especially the sense that it is safer to do nothing, or something bad, than the right thing. » C’est un effet connu et démontré de l’augmentation du nombre des acteurs (cf. Christian Morel). Le second est la pression collective vers l’uniformisation des points de vue, de peur d’être ostracisé. Le troisième est celui de l’anonymat, qui est à la fois démotivant et une opportunité de « se cacher ». « There is another way that the feeling of anonymity can be dangerous: accountability is difficult to sustain when employees perceive the people they serve as nameless and faceless, as mere objects or numbers to be processed, rather than as living breathing human beings who deserve their full attention and talents. » Le livre propose des exemples convaincants, dont celui des radiologistes, qui montre à quel point nous sommes plus performants et attentifs lorsque nous sortons d’un monde dans lequel les clients et les employés sont anonymes.  Les deux derniers dangers qui guettent une organisation qui grandit trop vite sont le sentiment d’injustice, et surtout celui de résignation. « Numerous studies show that when people feel as if they are getting a raw deal from their boss or employer they give less in return;…; When people believe that they are powerless to stop bad forces and events, they shirk responsibility, fail to act, lay low, and hide. » On retrouve bien sûr dans l’analyse de ces dangers des conseils que l’on trouve ailleurs, mais qui méritent d’être répétés: « As Edmondson’s work shows, leaders and other influencers need to own up to their mistakes and, whether or not they are responsible for making a particular error, to focus on what can be learned rather than on who ought to be humiliated and stigmatized. »
  • Ce livre contient évidemment de nombreux conseils positifs, sur ce qu’il convient de conserver ou de développer, tandis que l’entreprise grandit. Un des thèmes commun à tous les livres de ces deux billets est l’importance du « focus », faire une chose à la fois et la faire bien. On trouve partout des références à des études qui montrent les limites du multi-tasking : « The late Cliff Nass and his Stanford colleagues also found that multitasking skills aren’t honed with practice. “Heavy multitaskers” performed worse than “light multitaskers” on every task examined—they were even worse at multitasking! Nass concluded, “They’re suckers for irrelevancy. » J’ai relevé également avec plaisir de nombreuses références à Kahneman, avec d’autres exemples qui montrent l’importance de la chronobiologie (la variation de la sévérité des juges en fonction de l’heure de la journée est un parallèle saisissant avec l’évolution de sévérité des correcteurs cité par Kahneman). J’ai indiqué plus haut pourquoi la diversité n’est pas une conséquence naturelle de l’augmentation du nombre de collaborateur. Elle reste néanmoins une exigence pour augmenter l’excellence : « Groups with higher percentages of women had greater “collective intelligence,” performing better on cognitively demanding tasks, from “visual puzzles to negotiations, brainstorming, games and complex rule-based design assignments. »
  • Comme je l’ai dit un peu plus haut, un des points les plus intéressants est la critique positive du concept de hiérarchie. Les auteurs commencent par reconnaitre les limites de l’approche hiérarchique, intrinsèque (la tendance relevée par Parkinson des hiérarchies à se figer et s’auto-entretenir, en citant ici Geoffrey West, du Santa Fe Institute : « this penchant for organizations to devote more and more resources to the care and feeding of the bureaucracy and less and less to the work itself spells their ultimate doom ») et extrinsèque (la hiérarchie n’est pas adaptée à un environnement complexe et changeant). Mais on trouve ensuite « Yet we reject calls by gurus, including Gary Hamel, that “bureaucracy must die” and that top-down control is “toxic.” Even small organizations can’t function without hierarchies and specialized roles, groups, and divisions. » Ce point est répété un peu plus loin : « It is impossible to grow an organization or spread excellence without such tried-and-true controls, constraints, and building blocks. » Le livre raconte quelques exemples d’entreprises qui ont essayé de vivre sans structure hiérarchique pour conclure que ce n’était pas la solution « scalable » (même si des exemples contraires célèbres existent).
  • En revanche, ce livre s’inscrit résolument dans la famille des ouvrages qui promeuvent les équipes synchronisées (dans la tradition du lean, des méthodes agiles, et de la plupart des ouvrages que je mentionne dans ce blog). On parle ici bien sûr de petites équipes : « My rule of thumb is that no work team should have membership in the double digits…. The number of performance problems a team encounters increases exponentially as team size increases. ». Mais on parle surtout d’équipes synchronisées, c’est à dire travaillant sur la même chose et au même rythme, qu’il s’agisse du takt time ou du rythme du « daily standup » : « Recent studies show that when people share rhythms with others they develop stronger emotional bonds and are more likely to pitch in for the common good; …;groups where members are “in synch” with each other have stronger emotional connections and are more adept at the coordination and cooperation required to gather and grow food and defend themselves—and thus have members who are more likely to survive and breed. » On est bien loin de l’illusion du “travail du futur” – un sujet sur lequel je reviendrai dans un prochain billet – dans lequel chacun travaillerait quand et où il veut de façon indépendante. Au contraire, les auteurs souscrivent à la thèse de ce blog, que je pourrais attribuer à Yves Morieux : la complexité exige le travail en communauté physique. Les auteurs citent l’exemple de Marissa Meyer qui a interdit le travail à la maison chez Yahoo : « Mayer forbade employees to work at home. There were many outcries from employees and pundits. But Mayer insisted on making the move because Yahoo! was plagued with weak connections among employees. » Ce sont les principes des méthode agiles, également cités par les auteurs: « In short, four intertwined rhythms—daily scrums, sprints every two to four weeks, monthly demos, and releases every four months—bound together everyone in each team and throughout the organization even as everyone worked on different (but interconnected) tasks. By the time Fry and Greene left Salesforce to move to Twitter, the development organization “had delivered roughly forty major releases with thousands of people working on them, all on time, down to the day.” Fry concluded that, “It is not the meetings that matter; it is the rhythm that matters. »
  • Pour conclure,  « Scaling Up Excellence » peut se voir comme une pratique pour gérer et maitriser la complexité qui s’installe avec la croissance. Une des approches est la « soustraction » (avec l’exercice qui est commun avec l’ouvrage suivant : « Kill a rule », c’est-à-dire chercher à supprimer de façon régulière des règles et des procédures »). On trouve plusieurs suggestions pratiques pour combiner « Less » avec « More », c’est-à-dire opposer à la croissance une recherche permanente de ce qui peut être supprimé. Un des fils rouges est de préserver l’ «accountability » (sens de la responsabilité) : « Accountability: I Own the Place and the Place Owns Me. »  Cette double idée, de permettre à chaque employé de travailler comme s’il était propriétaire de l’entreprise, en étant à la fois libre de faire ce qui est nécessaire mais en prenant la responsabilité de l’ensemble des actions, est clairement un défi à la croissance. Elle caractérise bien l’esprit d’une startup,  mais il faut faire des efforts constants pour conserver cette responsabilisation dans une entreprise qui grandit.

2. Kill the company

« Kill the company » est un livre très différent, écrit de façon ludique et personnelle par Lisa Bodell, une consultante en management, spécialiste de l’innovation.  Pour vous donner une idée du ton de l’ouvrage, voici deux citations. La première est une critique sur la gestion du temps et des priorités : « Businesspeople today spend so much time in meetings, reading/writing e-mails and reports, and addressing politics and policies that there’s little time or brain space left to deal with creating long-term value. » L’ensemble du livres est un appel à une remise en cause, joyeuse mais profonde, du “business as usual”.  La seconde citation est une constatation un peu acide sur la difficulté des grandes entreprise à instaurer une véritable culture d’innovation, qui n’est pas sans rappeler le début de “The Lean Enterprise” : « I couldn’t believe the number of contradictions these poor managers were trying to absorb: Think differently! (even though I pay you to do everything but). Get creative! (yet all the benchmarks and metrics you’ll be required to meet will stay exactly the same—or will intensify). Think outside the box! (but staying true to corporate processes will be what matters most). » Cette citation est extraite d’une anecdote particulièrement savoureuse dans les premières pages du livre. L’innovation ne se décrète pas de façon  « top-down », elle se jardine en favorisant l’émergence. Ce livre veut être une méthode pratique (avec des exercices) pour créer une culture favorable à la remise en cause et à l’innovation. Voici une liste des points qui m’ont le plus intéressé :
  • « Kill the company »: c’est une expérience de pensée créative qui donne son nom à cet ouvrage, qui consiste à imaginer un scénario dans lequel un compétiteur prend un tel avantage que la compagnie est marginalisée, voire disparait. Cette méthode est illustrée dans l’introduction et expliquée en détail dans le Chapitre 3 : « It’s an attention-grabbing opening move, one that really sets the tone when you want to prove that this time you are serious about changing the status quo ». C’est un exercice de groupe, qui permet à des managers d’observer l’environnement de l’entreprise, et l’entreprise elle-même, avec un autre point de vue, celui d’un compétiteur. On obtient de la sorte un état des lieux sans concession des vulnérabilités, et un engagement qui est conséquence de la « dramatisation ». La deuxième partie de l’exercice consiste à « attaquer l’entreprise » avec des mouvements (au sens du jeu) qui exploite ses faiblesses. La troisième partie, une fois que les attaques sont couchées sur le papier, consiste à se demander si l’entreprise ne pourrait pas s’approprier une partie de ces attaques. Ce principe général n’est pas forcément original – j’ai déjà participé à de tels exercices dans ma vie professionnelle – mais l’intérêt du chapitre 3 est de fournir un « guide d’animation du jeu », avec des bonnes questions à se poser.
  • Une des méthodes favorites de Lisa Bodell pour stimuler l’innovation est de se projeter dans le futur, une idée que l’on retrouve dans l’ouvrage précédent : « I’ve distilled the many practices that innovators embrace into five main behaviors: 1. Focus on the Future 2. Challenge the Status Quo 3. Identify/Invest in Smart Risks 4. Active Collaboration 5. Continuous Learning.»  Pour comparer, Rob Sutton écrit : « Pretending that a success or failure has already occurred—and looking back and inventing the details of why it happened—seems almost absurdly simple. Yet renowned scholars including Kahneman, Klein, and Karl Weick supply compelling logic and evidence that this approach generates better decisions, predictions, and plans ». Cette recommandation s’accompagne de conseils pratiques, tels que « Google the future. Find future scenarios for a number of different organizations or topics by typing the topic name or industry name and adding a year, like 2015, to the end of it ». L’idée qu’il faut imaginer son futur pour le construire n’est pas nouvelle, c’est un des piliers de la conduite du changement. On trouve dans le livre des exemples intéressants ; par exemple, pour aider les gens à se mettre à penser à leur retraite et à faire un peu de planification financière, on obtient des bons résultats avec une interface qui « permet » aux utilisateurs de vieillir : « Those who had seen sixty-eight-year-old avatars of themselves allocated twice as much money to retirement accounts as those who had seen avatars of their current selves.»
  • Sans surprise, il n’est pas possible de parler d’innovation sans mettre en avant le « focus » (un mot que je n’arrive pas à traduire) et la persévérance. Je suis revenu le mois dernier d’un voyage dans la Silicon Valley en étant frappé, une fois de plus, par la capacité des startups innovante à choisir une contribution (une histoire client, un « pain point ») et à s’y tenir. Chaque fois que l’on suggère une extension ou une proposition de valeur qui pourrait se combiner avec l’idée originale, la règle du « focus » vous est opposée (« Do Less, Achieve More » est le titre du 4e chapitre, à mettre en écho des deux principes de Google « Focus on the user and everything will follow » ; « it’s best to do one thing really, really well »).  Lisa Bodel en profite également pour régler son compte au mythe du multi-tasking : « According to Stanford professor Clifford Nass, an expert on multitasking and its effects on the brain, almost everyone who multitasks thinks they’re good at it. But, in reality, we’re all bad at it—and those who multitask more are actually worse at doing it.” L’importance de la perseverance est illustrée par de nombreux exemples, dont celui d’Amazon: « Amazon’s third-party seller business didn’t work the first time it was launched. Nor the second time. It actually took three tries before it was successful. » D’un point de vue systémique, il est logique que la persévérance soit nécessaires: la plupart des modèles digitaux reposent sur des succès d’écosystèmes (de partenaires, de réseaux sociaux, …) dont les propriétés non-linéaires rendent la croissance difficile à prévoir. La même visite dans la Silicon Valley m’a fait remarquer que les applications mobiles qui apportent réellement de la valeur ne sont pas construite en quelques mois, mais plutôt avec des temps d’incubation de 18 à 24 mois, marqués par une véritable passion commune de l’équipe pour son sujet.
  • Une grande partie du livre est consacrée à la culture de l’entreprise et à sa transformation (ce qui fait le lien avec le livre suivant) : « To be more innovative; it’s how to stop paying lip service to innovation and create a structure and culture in which it can actually flourish and deliver results. » On retrouve les idées présentées dans ce blog au sujet de l’innovation : innover c’est agir, et la condition première est donc l’autonomie laissée aux équipes d’implémenter leurs idées. Tout comme Sutton et Rao, Lisa Bodell constate que les grandes organisations ont tendance à « Tayloriser » le processus d’innovation, ce qui est contreproductif. Lisa Bodell cite Joichi Ito, du MIT Media Lab : « That’s the problem with large organizations. They create roles and constraints, and sometimes people forget why they’re there. »  Elle propose également des descriptions savoureuses des réactions des managers face à l’innovation de leurs équipes: « Lisa, I am leading a team of professional skeptics.” I knew exactly what he meant, and I bet you do, too. Professional skeptics are a direct result of the risk-aversive attitude prevalent in business today. » Cette partie du livre m’a rappelé des échanges savoureux avec Bernard Leblanc Halmos  qui évoquait avec des expressions fleuries ces rôles de « sceptiques » de l’innovation. Un des exercices proposé dans ce livre est l’atelier “Kill a Stupid Rule », donc l’objectif est à la fois de réduire l’accumulation de la complexité (cf. le livre précédent) mais surtout de se placer dans une atmosphère ludique de remise en question.
  • Le travail sur la culture passe forcément par un travail sur les comportements et sur les valeurs. Certains passages du livre sont forts et rappellent les mises en garde du livre précédent : « If you fail to overtly promote the behaviors that you want to define your organization, you are leaving it up to other forces to shape your culture. »  Cette citation est extraite du Chapitre 6, qui montre la force des principes dès lors qu’ils sont compris et partagés par tous. Promouvoir les comportements qui construisent une culture favorable à l’innovation consiste à favoriser l’émergence, selon la métaphore du jardinage. L’innovation est une question de femmes et d’hommes. C’est vraie de façon générale, mais encore plus dans le monde digital. Lisa Bodell cite Randy Nelson de Pixar University: We’ve made the leap from an idea-centered business to a people-centered business. Instead of developing ideas, we develop people.” Un peu plus loin, on trouve cette autre reference: “AmEx realizes that to continuously reinforce its growth mindset and reach potential, leadership (and all other ranks of employees) needs to spend time not just doing, but also learning ».


3. Change or Die

Le dernier livre de cette liste, écrit par Alan Deutschman, est différent des deux autres, c’est avant tout un livre à lire pour soi (dans le sens du « self-help » des américains). C’est un livre passionnant sur le changement, tel que vécu par l’individu, avec des exemples poignants tirés de la médecine ou de la reconversion des délinquants. L’introduction est « gut wrenching » : que feriez-vous si le changement était une question de vie ou de mort ?  C’est le cas d’une catégorie de patients qui en sont à leur troisième incident cardiaque (ou plus), le changement de style de vie détermine leur possibilité de survie. Le changement est possible, avec des résultats spectaculaires avérés, pourtant plus de 90% refuse le changement au bout de quelques mois, et retournent à leurs habitudes qui les conduisent à la mort : « If you look at people after coronary-artery bypass grafting two years later,  ninety percent of them have not changed their lifestyle. And that’s been studied over and over and over again. And so we’re missing some link here. Even though they know they have a very bad teasing and they know they should change their lifestyle, for whatever reason, they can’t. » J’arrête ici le « teasing », je vous laisse lire ce livre que je vous recommande chaleureusement. Je vais ici relever ce qui concerne les entreprises, leur culture et le changement. Ce livre n’est pas de ceux qu’on peut résumer facilement, c’est un livre de journaliste (talentueux) dont la sève réside dans les histoires et les émotions qu’elles suscitent.
  • La mission de l’auteur, telle qu’il la décrit dans l’introduction est de remplacer trois « misconceptions »  sur les facteurs de changements (3F) par trois principes (3R) qui sont illustrés tout au long du livre. Les 3F sont  Facts, Fear and Force ; les 3R sont Relate, Repeat and Reframe. Pour résumer de façon caricaturale, les faits ne sont pas suffisants pour déclencher le changement, sauf s’ils sont liés de façon personnelle à l’individu. La peur est une émotion négative, et elle ne permet pas d’alimenter le changement de façon durable. Il est essentiel de créer des émotions positives, des envies. La force ne fonctionne pas : le changement doit toujours partir de l’individu – du point de vue du management, c’est donc forcément une démarche bottom-up ! ce qui peut être top-down, c’est la création des conditions favorables au changement, le management de l’émergence. Le premier R de relate signifie qu’il faut créer une relation forte et aspirationnelle avec l’individu qui doit changer : «The leader or community has to sell you on yourself and make you believe you have the ability to change. » Repeat indique fort logiquement que le changement s’inscrit dans la répétition, dans l’apprentissage, dans le développement de nouvelles habitudes et de nouvelles compétences. « Change doesn’t involve just “selling”; it requires “training.” » Reframe signifie que le changement passe par une reconstruction de la façon de se penser et de penser sa situation et sa vie. Tout comme dans les méthodes de projection dans le futur que nous avons évoquées pour les deux livres précédents, le changement suppose de regarder le monde d’une nouvelle façon, du point de vue qui est rendu possible lorsque le changement est accompli. « These are the three keys to change: relate, repeat, and reframe. New hope, new skills, and new thinking. »
  • Un des thèmes récurrents du livre est l’importance de l’action et de l’activité comme source d’éducation de la pensée : « It’s obvious that what we believe and what we feel influences how we act. That’s common sense. But the equation works in the other direction as well: How we act influences what we believe and what we feel. That’s one of the most counterintuitive yet powerful principles of modern psychology. »  L’activité est le pivot des 3R, c’est elle qui rend possible le fait de developer un nouveau point de vue : «Reframing isn’t something that happens just by hearing another person explain a new way of looking at things. You have to do things a new way before you can think in a new way. » Voici une citation de Mimi Silbert, qui s’est spécialisée dans la réinsertion d’anciens délinquants:  «Change was a verb and it should stay a verb. It has to happen in action. You have to do it. » Cette importance de l’action est d’ailleurs un point commun aux trois livres de ce billet. Sutton cite  Confucius:  «What I hear I forget, what I see I remember, and what I do I understand. »
  • Comme rappelé plus haut, le changement doit par partir des individus, en “bottom up” et non pas imposé en “top down », ce qui est illustré par une citation de Dearn Ornish : « People don’t resist change, they resist being changed », qui est répétée plusieurs fois. Je vous recommande bien sûr de lire l’histoire de Dean Ornish dans ce livre, c’est l’inventeur d’une méthode d’accompagnement du changement de style de vie pour ces patients atteints de maladies cardio-vasculaires cités en introduction. Il obtient des résultats spectaculaires, dans la durée, avec une approche « simple » autour des 3R (spectaculaire signifiant à la fois un changement permanent du style de vie et une baisse impressionnante de la mortalité). Il est bien sur clair que la « simplicité » est dans l’énoncé, l’exécution de la méthode étant tout sauf simple.
  • Puis que le point de départ est « relate », les émotions jouent un rôle important pour commencer le voyage du changement.  Le livre fait de nombreuses références à IBM : « Gerstner said that the culture was “not something you do by writing memos. You’ve got to appeal to people’s emotions. They’ve got to buy in with their hearts and their bellies, not just their minds. »  De la même façon,  Alan Deutschman s’est intéressé à Amazon et au rôle charismatique de Jeff Bezos. On retrouve des propos qui rappellent les deux livres précédents, avec par exemple cette citation de Bezos : « Culture are not so much planned as they evolve from that early set of people. Once a corporate culture is formed, it tends to be extremely stable. » On trouve également plusieurs références à “Leading Change” de John Kotter, qui reste l’ouvrage qu’il faut avoir lu en ce qui concerne la conduite du changement dans l’entreprise.
  • Alan Deutschman fait de nombreuses références à Toyota, en particulier à l’exemple de la transformation d’une usine de GM dans la joint-venture Nummi : « When the two companies began their partnership, called “Nummi,” Toyota sent 450 of the U.S. workers to Toyota City in Japan for three days of on-the-job training at its Takoaka plant. The Americans saw that Toyota trusted its workers to pull cords or push buttons to stop the assembly lines if they saw a defective car or if they were having a problem. Toyota gave responsibility and accountability to its production workers, and the workers responded by acting responsibly and being accountable. »  Un peu plus loin, il cite Maryann Keller – auteur de Rude Awakening -, dans la droite ligne de “Leading with Respect” : « Toyota’s secret was to treat workers with respect, encourage them to think independently, allow them to make decisions and make them feel connected to an important effort. »  L’effort de Toyota en termes d’apprentissage est bien évidemment souligné, en insistant sur la pratique et les compétences. Le R de reframe consiste à permettre à chaque employé de penser « comme s’il possédait l’usine » (pour reprendre les termes de Sutton et Rao) : « One of the key points of Toyota’s philosophy was “treating every employee as a manager ». La partie la plus intéressante de cette analyse – les résultats spectaculaires de Nummi sont bien connus – concerne la difficulté pour GM à apprendre à partir de cette expérience : «  GM’s managers didn’t learn the lessons of the experiment. They were looking for how Toyota applied its technology, so the missed the real « secret », which was how the Japanese company tapped into the workers’ pshychology. »

Pour conclure, je vous recommande le livre de Alan Deutschman car c’est un manuel de philosophie. Nous savons depuis les Grecs que le changement est inhérent à la condition humaine.  Alan Deutschman magnifie cette idée avec un plaidoyer pour le plaisir de changer et d’apprendre : « I’m not advocating change because it can make your life or organization better at some distant time in the future. I believe that engaging with people and learning new skills and ideas are among the greatest pleasures of everyday life. »