dimanche, novembre 02, 2014

Changement à grande échelle



Je continue ma série de revue de mes lectures de l’été avec trois autres livres dont un thème commun est la conduite du changement dans les organisations, en particulier lorsqu’il est confronté aux effets d’échelles. Il y a une vraie continuité avec les trois livres du billet précédent, dans le sens où l’ensemble continue de dessiner les traits de « l’Entreprise 3.0 ».

1. Scaling Up Excellence

J’ai déjà mentionné ce livre de Robert Sutton et Huggy Rao dans un billet sur la scalabilité face à la complexité. Pour moi, ce livre trouve sa place dans ma « bibliothèque des livres clés sur le management » pour deux raisons. D’une part, c’est un livre équilibré qui fait la synthèse entre tous les défauts criants des systèmes hiérarchiques (le thème à la mode, à juste titre, depuis 30 ans) et tous les avantages de ce même principe (le résultat de quelques siècles, voir millénaires, d’apprentissage). D’autre part, c’est le livre le plus construit que je connaisse sur les « effets d’échelle », d’où son titre. De la même façon, il fait une synthèse équilibrée entre les modes de travail des petites équipes / entreprises / structures et les besoins des grandes organisations, sans tomber dans le conservatisme (c’est forcément différent lorsqu’il s’agit d’une grande entreprise) ni dans l’enthousiasme naïf (small is beautiful).
Un des intérêts de « Scaling Up Excellence : Getting to More Without Settling for Less » est qu’il contient de nombreuses références, en particulier scientifiques, et qu’il est donc utile lorsqu’il s’agit d’argumenter des points qui sont souvent perçus comme subjectifs. De même, il contient de nombreux exemples industriels, tels que Chrysler ou JetBlue, qui méritent une lecture approfondie. Voici donc quelques points saillants relevés pendant la lecture, accompagnés des citations associées (un exercice qui est naturel lorsqu’on passe à la lecture électronique) :
  • Le thème du livre, qui lui donne son titre, est comment faire grandir une entreprise en conservant la volonté d’excellence qui est la marque des startups qui réussissent, sans trop souffrir des difficultés liées à cette croissance – ce que les auteurs appellent « The Problem of More ». L’idée que l’augmentation de la taille conduit à une baisse d’efficacité est à la fois courante et ancienne. Elle a été modélisée plusieurs fois, par exemple par Robert Axtell que j’ai mentionné dans un billet sur le livre de John Ball ( il est également cité par Mark Buchanan). Robert Axtell décrit une croissance dans laquelle les bénéfices d’échelle sont absorbés par l’accumulation de « free riders », qui détruisent progressivement l’excellence initiale. Je pourrais ici citer également Parkinson, dont une des Lois postule que la qualité des personnes recrutées baisse au fur et à mesure que l’entreprise grossit. Il y a un parallèle évident entre cette loi de Parkinson et le modèle d’Axtell. Le livre de Sutton et Rao est plus approfondi, et part de l’observation plutôt que de la modélisation. Ils s’intéressent à la perte progressive de l’excellence (et comment l’éviter) : « The key lesson? An organization rarely loses a healthy mindset and the resulting excellence all at once. It usually happens via a series of small and seemingly innocent moves that chip away at sacred convictions, eventually transforming those beliefs into hollow and hypocritical words. » Les effets pervers de la croissance ne sont pas tous intuitifs. Par exemple, la diversité peut décroitre au fur que l’entreprise grossit, par effet de clonage. L’exemple de Lotus est intéressant : quelques années après le succès, les profils « hétéroclites » des fondateurs de l’entreprise n’avaient plus leur place dans la structure mature. Une expérience très intéressante a consisté à envoyer en 1985 les CV des 40 premiers employés aux ressources humaines de Lotus. Aucun n’a été invité pour un « job interview » alors qu’il semblait clair que l’entreprise avait clairement besoin de continuer à innover et grandir.
  • Les auteurs donnent le nom amusant de « clusterfug » à la combinaison des menaces qui risquent de s’installer dans le management d’une entreprise qui grandit trop (vite) : l’illusion, l’impatience et l’incompétence. As we read such definitions, and studied cases where scaling had turned ugly, three elements kept popping up. Illusion: Decision makers believe that what they are scaling up is far better and easier to spread than the facts warrant. Impatience: Decision makers believe that what they are scaling is so good and easy to spread that they rush to roll it out before it is ready, they are ready, and the organization is ready. Incompetence: Decision makers lack the requisite knowledge and skill about what they are spreading and how to spread it, which in turn transforms otherwise competent people into incompetent ones. ». Evidemment, pour un lecteur de Michael Ballé, on voit dans cette liste une justification à posteriori des principes du Lean Manager. Les trois réponses du Lean sont le « gemba walk », contre le danger très réel de l’illusion, le Kaizen en tant qu’outil de résolution de problème, comme remède contre l’impatience, et le Kaizen comme outil d’apprentissage comme protection contre l’incompétence (avec d’autres outils tels que le management visuel).
  • Une entreprise qui grandit doit trouver le bon équilibre entre la standardisation et l’autonomie, ce que les auteurs décrivent comme la tension entre le « catholicisme et le bouddhisme ». Dans l’esprit de ce qui a été dit plus haut, les auteurs reconnaissant que les deux approches sont nécessaires : « Numerous cases and studies support both ends of this “replication-adaptation” continuum. At the “Catholic” end, where common practices are replicated with little deviation, it is hard to quarrel with the success of In-N-Out Burger and See’s Candies. » A côté de nombreux exemples convaincants qui montrent l’efficacité de la standardisation, se trouvent d’autres exemples de l’importance de l’autonomie et de l’adaptation sur le terrain (chez McDonald par exemple). D’une façon générale, ce livre est marqué par un solide bon sens, et des preuves pratiques. Par exemple, ils citent une étude qui montre que la « fidélidé des clients » est plus liée à la façon dont l’entreprise réalise son service « de base » plutôt qu’à l’image d’innovation et de sophistication. Cet exemple est illustré par : « an Australian telecommunications company, eliminated productivity metrics for reps who work the phones in their call centers. The company now evaluates their performance on the basis of “interviews with customers, asking them if the service they received met their needs.” As a result, although calls now take slightly longer, the percentage of repeat calls has fallen by 58 percent. »
  • Le 5e chapitre s’intéresse à la force des mauvais comportements, qui sont très efficaces pour chasser les bons, et étudie cinq mauvaises attitudes qui sont susceptibles de s’installer lorsque l’entreprise atteint une certaine taille. Tous ceux qui ont travaillé dans des grandes entreprises vont reconnaitre ces dangers. Le premier est la déresponsabilisation : « The first dangerous feeling is fear of taking responsibility, especially the sense that it is safer to do nothing, or something bad, than the right thing. » C’est un effet connu et démontré de l’augmentation du nombre des acteurs (cf. Christian Morel). Le second est la pression collective vers l’uniformisation des points de vue, de peur d’être ostracisé. Le troisième est celui de l’anonymat, qui est à la fois démotivant et une opportunité de « se cacher ». « There is another way that the feeling of anonymity can be dangerous: accountability is difficult to sustain when employees perceive the people they serve as nameless and faceless, as mere objects or numbers to be processed, rather than as living breathing human beings who deserve their full attention and talents. » Le livre propose des exemples convaincants, dont celui des radiologistes, qui montre à quel point nous sommes plus performants et attentifs lorsque nous sortons d’un monde dans lequel les clients et les employés sont anonymes.  Les deux derniers dangers qui guettent une organisation qui grandit trop vite sont le sentiment d’injustice, et surtout celui de résignation. « Numerous studies show that when people feel as if they are getting a raw deal from their boss or employer they give less in return;…; When people believe that they are powerless to stop bad forces and events, they shirk responsibility, fail to act, lay low, and hide. » On retrouve bien sûr dans l’analyse de ces dangers des conseils que l’on trouve ailleurs, mais qui méritent d’être répétés: « As Edmondson’s work shows, leaders and other influencers need to own up to their mistakes and, whether or not they are responsible for making a particular error, to focus on what can be learned rather than on who ought to be humiliated and stigmatized. »
  • Ce livre contient évidemment de nombreux conseils positifs, sur ce qu’il convient de conserver ou de développer, tandis que l’entreprise grandit. Un des thèmes commun à tous les livres de ces deux billets est l’importance du « focus », faire une chose à la fois et la faire bien. On trouve partout des références à des études qui montrent les limites du multi-tasking : « The late Cliff Nass and his Stanford colleagues also found that multitasking skills aren’t honed with practice. “Heavy multitaskers” performed worse than “light multitaskers” on every task examined—they were even worse at multitasking! Nass concluded, “They’re suckers for irrelevancy. » J’ai relevé également avec plaisir de nombreuses références à Kahneman, avec d’autres exemples qui montrent l’importance de la chronobiologie (la variation de la sévérité des juges en fonction de l’heure de la journée est un parallèle saisissant avec l’évolution de sévérité des correcteurs cité par Kahneman). J’ai indiqué plus haut pourquoi la diversité n’est pas une conséquence naturelle de l’augmentation du nombre de collaborateur. Elle reste néanmoins une exigence pour augmenter l’excellence : « Groups with higher percentages of women had greater “collective intelligence,” performing better on cognitively demanding tasks, from “visual puzzles to negotiations, brainstorming, games and complex rule-based design assignments. »
  • Comme je l’ai dit un peu plus haut, un des points les plus intéressants est la critique positive du concept de hiérarchie. Les auteurs commencent par reconnaitre les limites de l’approche hiérarchique, intrinsèque (la tendance relevée par Parkinson des hiérarchies à se figer et s’auto-entretenir, en citant ici Geoffrey West, du Santa Fe Institute : « this penchant for organizations to devote more and more resources to the care and feeding of the bureaucracy and less and less to the work itself spells their ultimate doom ») et extrinsèque (la hiérarchie n’est pas adaptée à un environnement complexe et changeant). Mais on trouve ensuite « Yet we reject calls by gurus, including Gary Hamel, that “bureaucracy must die” and that top-down control is “toxic.” Even small organizations can’t function without hierarchies and specialized roles, groups, and divisions. » Ce point est répété un peu plus loin : « It is impossible to grow an organization or spread excellence without such tried-and-true controls, constraints, and building blocks. » Le livre raconte quelques exemples d’entreprises qui ont essayé de vivre sans structure hiérarchique pour conclure que ce n’était pas la solution « scalable » (même si des exemples contraires célèbres existent).
  • En revanche, ce livre s’inscrit résolument dans la famille des ouvrages qui promeuvent les équipes synchronisées (dans la tradition du lean, des méthodes agiles, et de la plupart des ouvrages que je mentionne dans ce blog). On parle ici bien sûr de petites équipes : « My rule of thumb is that no work team should have membership in the double digits…. The number of performance problems a team encounters increases exponentially as team size increases. ». Mais on parle surtout d’équipes synchronisées, c’est à dire travaillant sur la même chose et au même rythme, qu’il s’agisse du takt time ou du rythme du « daily standup » : « Recent studies show that when people share rhythms with others they develop stronger emotional bonds and are more likely to pitch in for the common good; …;groups where members are “in synch” with each other have stronger emotional connections and are more adept at the coordination and cooperation required to gather and grow food and defend themselves—and thus have members who are more likely to survive and breed. » On est bien loin de l’illusion du “travail du futur” – un sujet sur lequel je reviendrai dans un prochain billet – dans lequel chacun travaillerait quand et où il veut de façon indépendante. Au contraire, les auteurs souscrivent à la thèse de ce blog, que je pourrais attribuer à Yves Morieux : la complexité exige le travail en communauté physique. Les auteurs citent l’exemple de Marissa Meyer qui a interdit le travail à la maison chez Yahoo : « Mayer forbade employees to work at home. There were many outcries from employees and pundits. But Mayer insisted on making the move because Yahoo! was plagued with weak connections among employees. » Ce sont les principes des méthode agiles, également cités par les auteurs: « In short, four intertwined rhythms—daily scrums, sprints every two to four weeks, monthly demos, and releases every four months—bound together everyone in each team and throughout the organization even as everyone worked on different (but interconnected) tasks. By the time Fry and Greene left Salesforce to move to Twitter, the development organization “had delivered roughly forty major releases with thousands of people working on them, all on time, down to the day.” Fry concluded that, “It is not the meetings that matter; it is the rhythm that matters. »
  • Pour conclure,  « Scaling Up Excellence » peut se voir comme une pratique pour gérer et maitriser la complexité qui s’installe avec la croissance. Une des approches est la « soustraction » (avec l’exercice qui est commun avec l’ouvrage suivant : « Kill a rule », c’est-à-dire chercher à supprimer de façon régulière des règles et des procédures »). On trouve plusieurs suggestions pratiques pour combiner « Less » avec « More », c’est-à-dire opposer à la croissance une recherche permanente de ce qui peut être supprimé. Un des fils rouges est de préserver l’ «accountability » (sens de la responsabilité) : « Accountability: I Own the Place and the Place Owns Me. »  Cette double idée, de permettre à chaque employé de travailler comme s’il était propriétaire de l’entreprise, en étant à la fois libre de faire ce qui est nécessaire mais en prenant la responsabilité de l’ensemble des actions, est clairement un défi à la croissance. Elle caractérise bien l’esprit d’une startup,  mais il faut faire des efforts constants pour conserver cette responsabilisation dans une entreprise qui grandit.

2. Kill the company

« Kill the company » est un livre très différent, écrit de façon ludique et personnelle par Lisa Bodell, une consultante en management, spécialiste de l’innovation.  Pour vous donner une idée du ton de l’ouvrage, voici deux citations. La première est une critique sur la gestion du temps et des priorités : « Businesspeople today spend so much time in meetings, reading/writing e-mails and reports, and addressing politics and policies that there’s little time or brain space left to deal with creating long-term value. » L’ensemble du livres est un appel à une remise en cause, joyeuse mais profonde, du “business as usual”.  La seconde citation est une constatation un peu acide sur la difficulté des grandes entreprise à instaurer une véritable culture d’innovation, qui n’est pas sans rappeler le début de “The Lean Enterprise” : « I couldn’t believe the number of contradictions these poor managers were trying to absorb: Think differently! (even though I pay you to do everything but). Get creative! (yet all the benchmarks and metrics you’ll be required to meet will stay exactly the same—or will intensify). Think outside the box! (but staying true to corporate processes will be what matters most). » Cette citation est extraite d’une anecdote particulièrement savoureuse dans les premières pages du livre. L’innovation ne se décrète pas de façon  « top-down », elle se jardine en favorisant l’émergence. Ce livre veut être une méthode pratique (avec des exercices) pour créer une culture favorable à la remise en cause et à l’innovation. Voici une liste des points qui m’ont le plus intéressé :
  • « Kill the company »: c’est une expérience de pensée créative qui donne son nom à cet ouvrage, qui consiste à imaginer un scénario dans lequel un compétiteur prend un tel avantage que la compagnie est marginalisée, voire disparait. Cette méthode est illustrée dans l’introduction et expliquée en détail dans le Chapitre 3 : « It’s an attention-grabbing opening move, one that really sets the tone when you want to prove that this time you are serious about changing the status quo ». C’est un exercice de groupe, qui permet à des managers d’observer l’environnement de l’entreprise, et l’entreprise elle-même, avec un autre point de vue, celui d’un compétiteur. On obtient de la sorte un état des lieux sans concession des vulnérabilités, et un engagement qui est conséquence de la « dramatisation ». La deuxième partie de l’exercice consiste à « attaquer l’entreprise » avec des mouvements (au sens du jeu) qui exploite ses faiblesses. La troisième partie, une fois que les attaques sont couchées sur le papier, consiste à se demander si l’entreprise ne pourrait pas s’approprier une partie de ces attaques. Ce principe général n’est pas forcément original – j’ai déjà participé à de tels exercices dans ma vie professionnelle – mais l’intérêt du chapitre 3 est de fournir un « guide d’animation du jeu », avec des bonnes questions à se poser.
  • Une des méthodes favorites de Lisa Bodell pour stimuler l’innovation est de se projeter dans le futur, une idée que l’on retrouve dans l’ouvrage précédent : « I’ve distilled the many practices that innovators embrace into five main behaviors: 1. Focus on the Future 2. Challenge the Status Quo 3. Identify/Invest in Smart Risks 4. Active Collaboration 5. Continuous Learning.»  Pour comparer, Rob Sutton écrit : « Pretending that a success or failure has already occurred—and looking back and inventing the details of why it happened—seems almost absurdly simple. Yet renowned scholars including Kahneman, Klein, and Karl Weick supply compelling logic and evidence that this approach generates better decisions, predictions, and plans ». Cette recommandation s’accompagne de conseils pratiques, tels que « Google the future. Find future scenarios for a number of different organizations or topics by typing the topic name or industry name and adding a year, like 2015, to the end of it ». L’idée qu’il faut imaginer son futur pour le construire n’est pas nouvelle, c’est un des piliers de la conduite du changement. On trouve dans le livre des exemples intéressants ; par exemple, pour aider les gens à se mettre à penser à leur retraite et à faire un peu de planification financière, on obtient des bons résultats avec une interface qui « permet » aux utilisateurs de vieillir : « Those who had seen sixty-eight-year-old avatars of themselves allocated twice as much money to retirement accounts as those who had seen avatars of their current selves.»
  • Sans surprise, il n’est pas possible de parler d’innovation sans mettre en avant le « focus » (un mot que je n’arrive pas à traduire) et la persévérance. Je suis revenu le mois dernier d’un voyage dans la Silicon Valley en étant frappé, une fois de plus, par la capacité des startups innovante à choisir une contribution (une histoire client, un « pain point ») et à s’y tenir. Chaque fois que l’on suggère une extension ou une proposition de valeur qui pourrait se combiner avec l’idée originale, la règle du « focus » vous est opposée (« Do Less, Achieve More » est le titre du 4e chapitre, à mettre en écho des deux principes de Google « Focus on the user and everything will follow » ; « it’s best to do one thing really, really well »).  Lisa Bodel en profite également pour régler son compte au mythe du multi-tasking : « According to Stanford professor Clifford Nass, an expert on multitasking and its effects on the brain, almost everyone who multitasks thinks they’re good at it. But, in reality, we’re all bad at it—and those who multitask more are actually worse at doing it.” L’importance de la perseverance est illustrée par de nombreux exemples, dont celui d’Amazon: « Amazon’s third-party seller business didn’t work the first time it was launched. Nor the second time. It actually took three tries before it was successful. » D’un point de vue systémique, il est logique que la persévérance soit nécessaires: la plupart des modèles digitaux reposent sur des succès d’écosystèmes (de partenaires, de réseaux sociaux, …) dont les propriétés non-linéaires rendent la croissance difficile à prévoir. La même visite dans la Silicon Valley m’a fait remarquer que les applications mobiles qui apportent réellement de la valeur ne sont pas construite en quelques mois, mais plutôt avec des temps d’incubation de 18 à 24 mois, marqués par une véritable passion commune de l’équipe pour son sujet.
  • Une grande partie du livre est consacrée à la culture de l’entreprise et à sa transformation (ce qui fait le lien avec le livre suivant) : « To be more innovative; it’s how to stop paying lip service to innovation and create a structure and culture in which it can actually flourish and deliver results. » On retrouve les idées présentées dans ce blog au sujet de l’innovation : innover c’est agir, et la condition première est donc l’autonomie laissée aux équipes d’implémenter leurs idées. Tout comme Sutton et Rao, Lisa Bodell constate que les grandes organisations ont tendance à « Tayloriser » le processus d’innovation, ce qui est contreproductif. Lisa Bodell cite Joichi Ito, du MIT Media Lab : « That’s the problem with large organizations. They create roles and constraints, and sometimes people forget why they’re there. »  Elle propose également des descriptions savoureuses des réactions des managers face à l’innovation de leurs équipes: « Lisa, I am leading a team of professional skeptics.” I knew exactly what he meant, and I bet you do, too. Professional skeptics are a direct result of the risk-aversive attitude prevalent in business today. » Cette partie du livre m’a rappelé des échanges savoureux avec Bernard Leblanc Halmos  qui évoquait avec des expressions fleuries ces rôles de « sceptiques » de l’innovation. Un des exercices proposé dans ce livre est l’atelier “Kill a Stupid Rule », donc l’objectif est à la fois de réduire l’accumulation de la complexité (cf. le livre précédent) mais surtout de se placer dans une atmosphère ludique de remise en question.
  • Le travail sur la culture passe forcément par un travail sur les comportements et sur les valeurs. Certains passages du livre sont forts et rappellent les mises en garde du livre précédent : « If you fail to overtly promote the behaviors that you want to define your organization, you are leaving it up to other forces to shape your culture. »  Cette citation est extraite du Chapitre 6, qui montre la force des principes dès lors qu’ils sont compris et partagés par tous. Promouvoir les comportements qui construisent une culture favorable à l’innovation consiste à favoriser l’émergence, selon la métaphore du jardinage. L’innovation est une question de femmes et d’hommes. C’est vraie de façon générale, mais encore plus dans le monde digital. Lisa Bodell cite Randy Nelson de Pixar University: We’ve made the leap from an idea-centered business to a people-centered business. Instead of developing ideas, we develop people.” Un peu plus loin, on trouve cette autre reference: “AmEx realizes that to continuously reinforce its growth mindset and reach potential, leadership (and all other ranks of employees) needs to spend time not just doing, but also learning ».


3. Change or Die

Le dernier livre de cette liste, écrit par Alan Deutschman, est différent des deux autres, c’est avant tout un livre à lire pour soi (dans le sens du « self-help » des américains). C’est un livre passionnant sur le changement, tel que vécu par l’individu, avec des exemples poignants tirés de la médecine ou de la reconversion des délinquants. L’introduction est « gut wrenching » : que feriez-vous si le changement était une question de vie ou de mort ?  C’est le cas d’une catégorie de patients qui en sont à leur troisième incident cardiaque (ou plus), le changement de style de vie détermine leur possibilité de survie. Le changement est possible, avec des résultats spectaculaires avérés, pourtant plus de 90% refuse le changement au bout de quelques mois, et retournent à leurs habitudes qui les conduisent à la mort : « If you look at people after coronary-artery bypass grafting two years later,  ninety percent of them have not changed their lifestyle. And that’s been studied over and over and over again. And so we’re missing some link here. Even though they know they have a very bad teasing and they know they should change their lifestyle, for whatever reason, they can’t. » J’arrête ici le « teasing », je vous laisse lire ce livre que je vous recommande chaleureusement. Je vais ici relever ce qui concerne les entreprises, leur culture et le changement. Ce livre n’est pas de ceux qu’on peut résumer facilement, c’est un livre de journaliste (talentueux) dont la sève réside dans les histoires et les émotions qu’elles suscitent.
  • La mission de l’auteur, telle qu’il la décrit dans l’introduction est de remplacer trois « misconceptions »  sur les facteurs de changements (3F) par trois principes (3R) qui sont illustrés tout au long du livre. Les 3F sont  Facts, Fear and Force ; les 3R sont Relate, Repeat and Reframe. Pour résumer de façon caricaturale, les faits ne sont pas suffisants pour déclencher le changement, sauf s’ils sont liés de façon personnelle à l’individu. La peur est une émotion négative, et elle ne permet pas d’alimenter le changement de façon durable. Il est essentiel de créer des émotions positives, des envies. La force ne fonctionne pas : le changement doit toujours partir de l’individu – du point de vue du management, c’est donc forcément une démarche bottom-up ! ce qui peut être top-down, c’est la création des conditions favorables au changement, le management de l’émergence. Le premier R de relate signifie qu’il faut créer une relation forte et aspirationnelle avec l’individu qui doit changer : «The leader or community has to sell you on yourself and make you believe you have the ability to change. » Repeat indique fort logiquement que le changement s’inscrit dans la répétition, dans l’apprentissage, dans le développement de nouvelles habitudes et de nouvelles compétences. « Change doesn’t involve just “selling”; it requires “training.” » Reframe signifie que le changement passe par une reconstruction de la façon de se penser et de penser sa situation et sa vie. Tout comme dans les méthodes de projection dans le futur que nous avons évoquées pour les deux livres précédents, le changement suppose de regarder le monde d’une nouvelle façon, du point de vue qui est rendu possible lorsque le changement est accompli. « These are the three keys to change: relate, repeat, and reframe. New hope, new skills, and new thinking. »
  • Un des thèmes récurrents du livre est l’importance de l’action et de l’activité comme source d’éducation de la pensée : « It’s obvious that what we believe and what we feel influences how we act. That’s common sense. But the equation works in the other direction as well: How we act influences what we believe and what we feel. That’s one of the most counterintuitive yet powerful principles of modern psychology. »  L’activité est le pivot des 3R, c’est elle qui rend possible le fait de developer un nouveau point de vue : «Reframing isn’t something that happens just by hearing another person explain a new way of looking at things. You have to do things a new way before you can think in a new way. » Voici une citation de Mimi Silbert, qui s’est spécialisée dans la réinsertion d’anciens délinquants:  «Change was a verb and it should stay a verb. It has to happen in action. You have to do it. » Cette importance de l’action est d’ailleurs un point commun aux trois livres de ce billet. Sutton cite  Confucius:  «What I hear I forget, what I see I remember, and what I do I understand. »
  • Comme rappelé plus haut, le changement doit par partir des individus, en “bottom up” et non pas imposé en “top down », ce qui est illustré par une citation de Dearn Ornish : « People don’t resist change, they resist being changed », qui est répétée plusieurs fois. Je vous recommande bien sûr de lire l’histoire de Dean Ornish dans ce livre, c’est l’inventeur d’une méthode d’accompagnement du changement de style de vie pour ces patients atteints de maladies cardio-vasculaires cités en introduction. Il obtient des résultats spectaculaires, dans la durée, avec une approche « simple » autour des 3R (spectaculaire signifiant à la fois un changement permanent du style de vie et une baisse impressionnante de la mortalité). Il est bien sur clair que la « simplicité » est dans l’énoncé, l’exécution de la méthode étant tout sauf simple.
  • Puis que le point de départ est « relate », les émotions jouent un rôle important pour commencer le voyage du changement.  Le livre fait de nombreuses références à IBM : « Gerstner said that the culture was “not something you do by writing memos. You’ve got to appeal to people’s emotions. They’ve got to buy in with their hearts and their bellies, not just their minds. »  De la même façon,  Alan Deutschman s’est intéressé à Amazon et au rôle charismatique de Jeff Bezos. On retrouve des propos qui rappellent les deux livres précédents, avec par exemple cette citation de Bezos : « Culture are not so much planned as they evolve from that early set of people. Once a corporate culture is formed, it tends to be extremely stable. » On trouve également plusieurs références à “Leading Change” de John Kotter, qui reste l’ouvrage qu’il faut avoir lu en ce qui concerne la conduite du changement dans l’entreprise.
  • Alan Deutschman fait de nombreuses références à Toyota, en particulier à l’exemple de la transformation d’une usine de GM dans la joint-venture Nummi : « When the two companies began their partnership, called “Nummi,” Toyota sent 450 of the U.S. workers to Toyota City in Japan for three days of on-the-job training at its Takoaka plant. The Americans saw that Toyota trusted its workers to pull cords or push buttons to stop the assembly lines if they saw a defective car or if they were having a problem. Toyota gave responsibility and accountability to its production workers, and the workers responded by acting responsibly and being accountable. »  Un peu plus loin, il cite Maryann Keller – auteur de Rude Awakening -, dans la droite ligne de “Leading with Respect” : « Toyota’s secret was to treat workers with respect, encourage them to think independently, allow them to make decisions and make them feel connected to an important effort. »  L’effort de Toyota en termes d’apprentissage est bien évidemment souligné, en insistant sur la pratique et les compétences. Le R de reframe consiste à permettre à chaque employé de penser « comme s’il possédait l’usine » (pour reprendre les termes de Sutton et Rao) : « One of the key points of Toyota’s philosophy was “treating every employee as a manager ». La partie la plus intéressante de cette analyse – les résultats spectaculaires de Nummi sont bien connus – concerne la difficulté pour GM à apprendre à partir de cette expérience : «  GM’s managers didn’t learn the lessons of the experiment. They were looking for how Toyota applied its technology, so the missed the real « secret », which was how the Japanese company tapped into the workers’ pshychology. »

Pour conclure, je vous recommande le livre de Alan Deutschman car c’est un manuel de philosophie. Nous savons depuis les Grecs que le changement est inhérent à la condition humaine.  Alan Deutschman magnifie cette idée avec un plaidoyer pour le plaisir de changer et d’apprendre : « I’m not advocating change because it can make your life or organization better at some distant time in the future. I believe that engaging with people and learning new skills and ideas are among the greatest pleasures of everyday life. »


2 commentaires:

  1. Anonyme9:50 PM

    Des trois livres qui sont commentés ici, je n'ai lu que le premier (Scaling up Excellence). Je souscris entièrement à l'analyse qui en est faite. Il s'applique aussi très bien aux entreprises déjà grandes, où on a réussi à féconder une "poche" d'Excellence, et où on voudrait "généraliser" aux autres business units (ou équivalent). Il n'y a manifestement pas de "one best way", et le livre montre avec la délicatesse d'un entomologiste (en fait cruellement éclairante) comment et pourquoi les approches simplistes "faucon" et "yapuka" produisent surtout de l'essoufflement, de la déception, et de l'inefficacité (au mieux). Lecture très hygiénique, que je recommande également. Antoine Bastin

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  2. Merci pour ce commentaire sur Scaling Up, que je partage :)
    un petit teaser pour donner envie de lire "Change or Die" : https://www.ted.com/talks/dean_ornish_says_your_genes_are_not_your_fate?language=en

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