vendredi, décembre 30, 2022

Cultiver la collaboration grâce à la « digital workplace »


1. Introduction

Je vais consacrer le dernier billet de l’année 2022 à la « digital workplace », notre environnement de travail numérique. La pandémie COVID a accéléré la transformation digitale des entreprises - un très bon exemple d’homéostasie digitale, c’est-à-dire d’adaptation des entreprises à l’évolution de leur environnement.  En particulier, cette accélération touche notre façon de travailler grâce aux outils de collaboration et communication numérique, et favorise la généralisation des « new ways of working », en particulier le travail à distance. J’enfonce ici une porte ouverte, on trouve cette constatation dans tous les études et les articles du Web, comme l’étude de beautiful.ai (« the future of the digital workplace – a survey of american managers ») qui nous apprends que « Most managers will agree that the biggest reason a remote or hybrid digital workplace has been positively impactful for their business is improved employee satisfaction and culture. It’s not a surprise that 97% said their digital workplace was positively impactful for the overall business ».  L’environnement de travail numérique est à la fois un ensemble d’outils et de pratique, qui co-évolue avec les « façons de travail ». En tant que plateforme, il supporte les modes de communication et collaboration (premier sens de causalité : nous travaillons autrement parce que les outils le permettent, un sens particulièrement tangible au moment de COVID en 2020). En tant qu’ensemble de pratiques, cet environnement s’adapte aux nouveaux modes de travail et de collaboration. L’outil n'est qu’un moyen, ce qui compte c’est bien la transformation des modes de travail. Cet autre article, « Digital Workplace: The Future of Our Work Environment », souligne les avantages rendus possible par cette transformation de nos modes de travail : augmentation de l’ouverture collective, plus de facilité à intégrer des fonctions différentes de l’entreprises, une plus grande participation parce que l’environnement de travail numérique contribue à réduire les « effets de silos » et, de façon plus générale, une plus grande efficacité opérationnelle.

La « digital workplace » est une plateforme de communication, et donc de collaboration numérique. Elle s’inscrit dans le thème scientifique de CMC : computer-mediated communication, un thème que j’ai beaucoup abordé dans ce blog et dans mon livre de 2010, « Processus et Entreprise 2.0 ».  L’ordinateur comme support et plateforme de communication est un formidable accélérateur et également un filtre appauvrissant. L’utilisation de la digital workplace, en conséquence, transforme le réseau social de l’entreprise. Je reproduis ici la photo de l’excellent livre de Albert-László Barabási, « Linked : The New Science of Network », parce qu’il résume formidablement l’apport de l’étude théorique des réseaux sociaux à la communication efficace dans l’entreprise. L’idée de ce billet est de revisiter certaines des idées clés, tirée de CMC, sur la collaboration efficace en entreprise au moyen de l’environnement de travail numérique, à la lumière du « hybrid way of working » qui s’installe suite à l’accélération due à COVID. L’entreprise hybride est plus que jamais une entreprise en réseau, dont le maillage est assuré en grande partie par la digital workplace.  L’organisation hybride doit être « ambidextre »  pour savoir combiner la puissance des liens forts et des liens faibles.

Ce billet est organisé comme suit. La section 2 revient sur le thème de « Computer-Mediated Communication » et sur les bénéfices que peut apporter la digital workplace en tant que plateforme de communication. Je ne vais pas revenir sur l’ensemble du sujet, abordé dans mon 3e livre, mais sur trois aspects qui me semblent, avec le recul des 10 dernières années, plus essentiels à la transformation digitale de l’entreprise. La section 3 s’intéresse à ce que la crise du COVID nous a permis d’apprendre, grâce à l’accélération précédemment mentionnée. Nous avons pu toucher du doigt tout ce que nous savons parfaitement faire, à distance, via la digital workplace. Mais cette accélération a également montré tout ce que la science du CMC nous disait depuis 30 ans : l’effet tunnel des outils numériques, le manque de la boucle de retour, l’importance de la gestuelle et de la communication corporelle, l’importance des rites sociaux dans l’attribution de la parole et de l’attention. L’utilisation croissante de la vidéo illustre parfaitement la boucle de rétroaction entre la technologie (ce qui est rendu possible par l’augmentation des débits et de la qualité des terminaux) et des usages (dans l’entreprise, tirés par nos usages personnels). Cet usage croissant s’explique parfaitement par l’importance de la « bandwidth » de CMC (faux ami, ce n’est pas la bande passante du réseau dont il est question ici, mais de l’importance de la vidéo pour augmenter la capacité de la boucle retour). La dernière section est plus prospective et propose trois pistes sur ce que la digital workplace de demain pourra être. Sans surprise, je vais parler d’intelligence artificielle, d’écosystèmes et de metaverse. Parce que la digital workplace est une plateforme technologique, elle évolue constamment et absorbe le flux « exponentiel d’innovation » dont je parle dans mon dernier livre. Dans ce billet, je vais me contenter d’observer comment certaines de ces technologies, sensorielles ou cognitives, peuvent enrichir la façon dont nous collaborons au travers de l’environnement de travail numérique.

2. CMC : Computer-Mediated Communication

Le domaine de recherche scientifique autour de « computer mediated communication » a produit de multiples travaux qui sont utile pour comprendre les avantages et les limites de la « digital workplace ».  Pour prendre quatre exemples parmi ceux que j’utilise le plus dans ce blog, je citerai :

  • Le concept de bandwidth qui représente la capacité du média à soutenir une boucle de rétroaction, qui permet pour l’émetteur d’adapter son propos à la réaction du destinataire. Email et messagerie ont une très faible bandwidth, une conversation vidéo est meilleure, un échange face à face est encore mieux.
  •  Les vitesses avec lesquelles nous parlons/écoutons (la même !), nous écrivons et nous lisons sont bien connues et sont très différentes. Nous parlons à 100-150 mots/min, écrivons environ à 40 mots par minutes et pouvons lire à 300-400 mots par minutes (voire plus en diagonale pour ne lire que ce qui nous intéresse).
  • Les réseaux les plus efficaces pour transmettre de l’information (en maximisant à la fois bande passante et latence) présente une structure « de petits mondes », qui combine « la puissance des liens faibles » et la force de liens forts (cliques).
  • La condition de Kleinberg qui décrit la densité du réseau social pour maximiser la capacité à rechercher une personne ou une information. Je vous renvoie à ce billet de 2008 qui décrit 10 contributions intéressantes de la recherche sur les réseaux sociaux (au sens CMC, pas les concurrents de Facebook).

 

Les différentes idées exprimées dans ce blog se sont trouvées rassemblées dans mon livre de 2010, « Processus et Entreprise 2.0 », où elles constituent le cœur de la deuxième partie. On y retrouve une caractérisation des différents modes de communication électroniques, qui ont explosé entre 2000 et 2010, avec l’apparition du concept d’entreprise 2.0 et la multitude d’outils autour des réseaux sociaux d’entreprise. Du point de vue CMC, chaque canal peut être qualifié par son « throughput » (débit), sa « latency » (latence), sa « bandwidth » (capacité de boucles de feedback) et son « loss factor » (atténuation). Ces modes de communication sont également différents du point de vue de la quantité d’attention qu’ils requièrent (depuis l’expérience immersive jusqu’au muti-tasking). Ce billet de 2009 donne un résumé de la classification proposée dans le livre. Dans cette première section, je vais revenir sur trois idées clés de ce livre. Si vous l’avez lu ou si vous êtes un lecteur assidu de ce blog, vous pouvez passer à la section suivante.

La contribution essentielle de la « digital workplace » est d’étendre le graphe de contact de l’entreprise. La plupart des modes de communications classiques nous conduisent naturellement à parler à des gens que nous connaissons déjà (le parfait exemple étant le téléphone). Ceci conduit naturelle à un « effet club » qui restreint le sous-réseau des personnes que nous savons mobiliser pour nous aider. L’« effet club », qui consiste à rester en contact avec le même groupe de personnes qui sont le plus souvent semblables, a également de multiples effets négatifs décrits par les sociologues en termes de reconnaissance et de capacité à recruter. Les plateformes digitales permettent de communiquer avec des personnes que nous ne connaissons pas, de les « adresser » via leurs projets, leurs centres d’intérêts ou leurs graphes de contacts. On retrouve ici l’importance des liens faibles soulignée par Mark Granovetter. L’environnement de travail numérique a le double effet d’étendre le graphe des liens faibles et de faciliter la communication distante. Par conséquent, il permet de réduire sensiblement les effets des contraintes de distribution géographique. Une forme intéressante de communication qui évite cet inconvénient de l’effet club est la stigmergie, la communication par les lieux (c’est la communication collaborative des fourmis).  La stigmergie est par exemple à l’œuvre dans le management visuel des murs d’une salle projet, elle permet de communiquer avec des gens que l’on ne connaît pas, mais qui partage un intérêt commun lorsqu’ils visiteront la salle projet. Une « digital workplace » est un lieu numérique, dans lequel la « stigmergie digitale » est facile et naturelle. Les réseaux sociaux d’entreprises sont, pour la plupart de leurs modalités, ouverts dans le sens où les contributions sont partagées avec des communautés d’intérêt qui évitent l’effet club particulièrement évident lorsqu’on partage un document intéressant par mail avec un groupe désigné de collègues.

La « digital workplace », en tant que plateforme numérique de communication, permet d’augmenter le débit global et surtout de réduire la latence des transferts d’information. Cette accélération est à la fois liée à l’extension du graphe (le point précédent), la rapidité avec laquelle nous consommons l’information écrite, et bien sûr, la capacité de diffusion instantanée du média numérique. Cette plateforme est essentielle pour adopter les formes d’organisation et de fonctionnement de l’entreprise 3.0, qui repose sur la circulation rapide de l’information. Plus précisément, elle joue un rôle clé pour mettre en œuvres les principes 3 et 4 décrits dans « Six principes pour l’entreprise 3.0 » : l’organisation en réseaux « scale-free » et l’approche «  recognition and response ». Autrement dit, la digital workplace est un atout essentiel pour développer l’agilité de l’entreprise à l’échelle. La digitalisation des flux de communication et de coopération s’accompagne du bénéfice collatéral fondamental de la transformation digitale : « tout ce qui se numérise peut s’optimiser par logiciel ». Dès aujourd’hui, la « digital Workplace » améliore et accélère le routage et la restitution des flux d’information via toutes sortes de filtres et d’automates, qu’ils soient explicites ou le résultat d’apprentissage. Au fur et à mesure de l’intégration de capacité cognitives, l’assistance va se déplacer du réactif (exemple : la recherche) vers le proactif. Je vous renvoie à mon dernier livre sur le rôle clé de l’intelligence artificielle dans les plateformes digitales, nous allons également y revenir dans la dernière section.

La “digital workplace », lorsqu’elle s’accompagne des bonnes pratiques et rituels de régulation, soit permettre de réduire la surcharge informationnelle qui est une caractéristique du 21e siècle. Un des thèmes clé développé dans chacun de mes livres, inspiré par le « lean thinking » est l’importance d’organiser la propagation des flux en « pull vs push » : des flux tirés en fonction des besoins et des intérêts, au lieu du push. Mais ceci n’est pas suffisant dans la mesure ou les outils numériques de la digital workplace contribuent à l’explosion des flux. Il faut donc que les pratiques de la digital workplace soient résolument orientées pour faciliter le travail de réception des flux, en plaçant l’effort sur les émetteurs. Les pratique de curation, annotation et présentation des information (quel que soit le canal électronique) doit forcer l’émetteur de l’information à rendre la vie de l’audience plus simple.  Une autre dimension essentielle mise en avant par les études CMC est celle de la joignabilité et de l’attention. La joignabilité se modélise et d’optimise (c’est précisément un sujet de planification du temps et de charge), mais elle peut aussi bénéficier aussi du support de la digital workplace.  La gestion de l’attention est la forme duale de la joignabilité (la joignabilité mesure la capacité à percevoir le signal de la communication, l’attention la capacité à percevoir le contenu).  J’utilise souvent la métaphore de la combustion – l’information est l’oxygène, très largement présent, et l’attention est le carburant – pour expliquer ce que Doc Searls appelle l’économie de l’attention. En 20 ans, la science nous a beaucoup appris sur la gestion de l’attention, et en particulier sur les dégâts des interruptions et des notifications. De façon paradoxale, la digital workplace est une force lorsqu’elle permet de réduite la latence pour les informations urgente, mais une faiblesse si elle se transforme en « machine à hacher l’attention ». Une fois de plus, il faut combiner les réglages de la plateformes (éliminer les notifications) et les bonnes pratiques partagées.

Sans rentrer dans le détail, l’optimisation de la structure du graphe et des comportements d’usage de la digital workplace sert précisément à bénéficier de l’avantage du point précédent (agilité grâce à la réactivité) sans amplifier la surcharge informationnelle. Je vous ai joint la photo du livre de Gérald Bronner, « Apocalypse cognitive », car c’est un livre de référence sur la surcharge cognitive et l’importance des biais avec lesquels nous traitons l’information. Pour vous donner envie de le lire, je vous partage cette citation : « Le problème relève donc bien des êtres humains et de leur cerveau hypercomplexe. C’est par l’entremise des humains que le faux contamine notre monde ».


3. Digital Workplace après 3 ans de COVID

Douze ans après la sortie du livre « Processus et Entreprise 2.0 », je peux constater à la fois l’accélération de la technologie et l’accélération des usages propulsée par la pandémie COVID. En relisant ce que j’ai écrit en 2010, la partie qui est propre aux outils a perdu en intérêt car ceux-ci évoluent de façon constante, mais l’analyse globale sur les forces/faiblesses reste d’autant plus pertinente que l’usage s’est accéléré. Après une phase d’explosion de créativité des outils autour du concept d’Entreprise 2.0, nous vivons la phase de consolidations autour de quelques plateformes intégrées, avec la constitution d’un oligopole d’écosystèmes (quelques grandes plateformes dominantes, telles que Teams, Zoom, Meet ou Slack, qui agrègent des outils plus spécialisés). Nous y reviendrons dans la prochaine section, ce qui m’intéresse ici est l’accélération des usages tirée par l’explosion du travail à distance, induite par COVID. Nous avons d’abord appris à utiliser la digital workplace pour travailler à distance pendant les confinements, puis appris à l’utiliser de façon hybride pour s’adapter à un retour partiel au « présentiel ». On trouve de nombreux articles sur le « future of the workplace », tel que ceux de McKinsey, ou ceux que je cite dans ce billet. Dans cette section, je ne cherche pas la complétude (et je fais l’hypothèse que le lecteur a déjà subi une surcharge informationnelle sur le « hybrid way of working »), je vais faire un zoom sur trois points qui sont des additions à la section précédente et qui enrichisse ma « vision 2020 »:


Il est très utile de penser la « digital workplace » à partir de son complémentaire : de ce qu’elle n’est pas. Les trois années qui viennent de s’écouler depuis le début 2020 nous ont permis d’apprendre par l’expérimentation ce que la science de CMC nous disait depuis un certain temps. Le travail, lorsqu’il subit la médiation d’une plateforme numérique, peut être à la fois plus efficace et moins efficace. Nous avons appris que le travail à distance (via l’environnement de travail numérique, car la distance ne compte pas vraiment – si on travaille dans son bureau uniquement sur son ordinateur, il y a peu de différences avec le « remote work ») se prête mieux pour gérer le présent que le futur, pour accomplir des tâches que pour réfléchir de façon prospective. Si l’on reprend la distinction coopération / collaboration que j’emprunte à Yves Morieux dans mon livre précédent, la coopération se prête mieux à la numérisation que la collaboration. Rappelons que la coopération consiste à faire ensemble une chose via des actions distinctes (du point de vie de l’étymologie, on partage l’objet que l’on construit), tandis que la collaboration consiste à faire ensemble une chose en partageant le travail, en effectuant les actions ensemble. Lorsque qu’un objectif commun se décompose en ensemble de taches distinctes à orchestrer, l’exécution distribuée et orchestrée par une plateforme digitale est appropriée (en termes CMC, les exigences de bandwidth sont faibles).  En revanche, pour imaginer ensemble, pour coconstruire une nouvelle solution, nous avons fait l’expérience pendant et après les confinements de tout l’apport de la présence physique, de l’importance de la communication non-verbale (une histoire de bandwidth), et des rites de collaboration que la présence physique permet. Malgré tous les efforts des nouvelles solutions numériques pour brainstormer à distance, les caractéristiques de CMC font qu’on coopère bien à distance et qu’on collabore mieux en présentiel (ce qui veut dire que toute séance collaborative à distance doit être préparée le plus possible à l’avance pour organiser la collaboration comme une coopération). Le titre de ce billet pose bien la question de ce qui reste difficile : collaborer au travers de la digital workplace. Il se place plus de chose lorsque quelques personnes partagent des post-its et des marqueurs en face d’un tableau blanc que lorsqu’ils utilisent leur ordinateur pour déplacer des objets sur un tableau blanc virtuel. C’est d’ailleurs pour cela que le management visuel physique garde tout son sens même si la digital workplace intègre les fonction de « kanban » et « e-Obeya » (je reprends ici cette belle formule due à Nicolas Lochet : « le mur de management visuel est un radiateur d’information). Cette idée de complémentarité fonctionne dans les deux sens : elle permet de concevoir une digital workplace en reconnaissant les usages et besoins qui sont mieux gérés en présentiel, et elle permet également de concevoir ses locaux en privilégiant ce qui n’est pas pris en charge par la digital workplace.

L’usage de la vidéo s’impose logiquement comme le principal canal de la « digital workplace », sous des modalités en évolution permanente. Notre vie avec COVID nous a également permis de toucher du doigt la difficile gestion de l’attention et le contrôle du « multi-tasking » qui est inévitable si cette digital workplace est un ensemble d’outils et non également un ensemble de pratiques. Ceux qui pensaient que la réunionite était un mal du 21e siècle ont découvert que la numérisation a tendance à accélérer la pression et à multiplier les sollicitations. Le problème de la surcharge se trouve amplifié au fur et à mesure que la « digital workplace » remplace la « physical workplace ». Nous connaissons tous le problème de la baisse d’attention pendant les « Teams », en particulier lorsque les caméras sont coupées. Le paradoxe de la digitalisation est que les bonnes pratiques collectives qui servent à éviter les surcharges et à retrouver les périodes de respirations (qui sont non seulement indispensables à notre santé, mais fondamentales pour retrouver de l’efficacité collective selon l’enseignement du « lean thinking ») sont encore plus nécessaires avec le « hybrid way of working ». En reprenant la structure de l’aphorisme célèbre « Culture eats strategy for breakfast », on peut dire que « overload eats focus, attention and discipline for breakfast ». Une fois la question de la surcharge sous contrôle, nous avons besoin de synchronisation émotionnelle et de feedback non verbal pour collaborer. Une coopération bien réglée peut se faire par un conference call  audio (par exemple un vote), mais pour une collaboration, il faut une bandwidth elevée. C’est pour cela que l’usage de la vidéo se généralise et qu’on voit apparaître la pratique d’ouvrir à la fois la caméra de son ordinateur en plus de celle de la salle (sauf lorsque celle-ci est équipée d’une ou plusieurs caméras actives qui suivent les interlocuteurs de façon dynamique). Nous parlerons de prospective dans la section suivante, mais il est facile de prévoir un bel avenir aux micros et caméras intelligents dans la « digital workplace » de demain. Je reviendrai dans un billet prochain sur les aspects CO2, mais il me semble clair que pour une réunion de collaboration, le coût du désengagement et de la désynchronisation est plus élevé que celui de la bande passante réseau (qu’il faut comparer au coût CO2 des déplacements pour l’alternative présentielle).

 

La déstructuration du temps et de l’espace permise par la « digital workplace » permet l’émergence d’auto-organisation, ce qui augmente la flexibilité de l’entreprise. On retrouve cette idée dans de nombreux articles, souvent associée au concept de « radical flexibility », qui désigne la capacité de la digital workplace de mobiliser rapidement et facilement – de façon agile – l’ensemble des talents disponibles, où qu’ils soient dans l’entreprise ou même à l’extérieur « any talent, any place, any time »). Par exemple, je vous conseille l’article de Gartner « How to make your digital workplace happier and faster ». La plateforme digital workplace  apporte le double avantage précédemment évoqué de donnée accès un graphe élargi et avec un temps de « setup » beaucoup plus faible. On retrouve ici une autre idée du lean (cf. la réduction continue des temps de changement d’outils) : augmenter la flexibilité en réduisant le temps de configuration. Associée à une approche distribuée de contrôle (Entreprise 3.0), cela conduit  à favoriser l’émergence de l’auto-organisation, qui est précisément la marque de l’agilité des entreprise 3.0. J’ai repris le mot clé d’émergence (et l’illustration de l’excellent livre de John Holland) dans le titre du billet car il s’agit bien de travailler sur la digital workplace comme un facteur favorable, la collaboration ne se décrète pas, elle se cultive. Je vous recommande également l’article de Forbes « the next 20 years : how digital workplaces are shaping the future », qui souligne intelligemment le rôle de pivot du cloud (ce que l’expérience de la pandémie nous a tous fait toucher du doigt) qui permet précisément à la fois de faciliter la distribution géographique et l’installation des outils. Pour compléter, l’article de Deloitte, « Rebooting the digital workplace » insiste sur la notion de sérendipité digitale (à rapprocher de la stigmergie digitale). Cet article aborder également l’apport de l’intelligence artificielle pour faire de la plateforme « digital workplace » un outil d’optimisation de l’organisation, et en particulier pour optimiser le temps collectif (et donc la joignabilité).


4. Prospective sur la collaboration digitale

Je vais terminer ce billet par une section plus prospective, en partie parce que j’ai été déçu par le coté conventionnel des articles que je viens de citer. Ce sujet prospectif est très vaste, d’une part parce que le domaine fonctionnel de la digital workplace est très large, et d’autre part parce que l’environnement de travail numérique co-évolue avec les « ways of working ». Il faudrait donc beaucoup plus de temps pour traiter ce sujet en profondeur. Dans ce billet, je vais me concentrer sur trois aspects : le rôle croissant de l’intelligence artificielle dans notre digital workplace, l’émergence de fédérations de plateformes associées à des écosystèmes d’usage et l’irruption du métavers comme outil collaboratif.


Les progrès de l’intelligence artificielle vont permettre à la « digital workplace » de faciliter et d’accélérer la collaboration. Cette affirmation repose en premier lieu sur l’utilisation des progrès de l’IA cognitive pour faciliter le travail du « Knowledge worker ». C’est déjà le cas aujourd’hui, à travers par exemple de l’utilisation des outils de recherche, cela va être encore plus vrai avec des assistants intelligents, préfigurés aujourd’hui par ChatGPT. Les services cognitifs sont une capacité essentielle d’une plateforme digital workplace - ce qui sera représenté dans la figure suivante – dès aujourd’hui, mais encore plus demain. Il ne faudrait pas, sous l’effet de pression médiatique, restreindre l’IA cognitive aux LLM (large language models), mais inclure tout aussi bien l’IA causale ou l’IA cognitive métier qui repose sur des ontologies. Les performances des LLM tels que GPT3 ont progressé de façon continue, mais déjà en 2017, le Toddai robot obtenait des notes remarquables sur ses dissertations présentées pour l’entrée à l’université, obtenues par un réseau neuronal, tout en ayant plus de mal avec les raisonnements de sens commun (ce qu’on retrouve bien sûr avec ChatGPT). Ici aussi, nous sommes tous bombardés d’informations et d’opinions à propos de ChatGPT, donc je vais plutôt attendre (et continuer à jouer avec chatGPT car je suis convaincu que cette révolution va transformer notre digital workplace et cela en dépit de l’absence de compréhension profonde/sémantique de l’approche LLM) et me concentrer ici sur le rôle de l’IA pour faciliter la communication à travers la « compression cognitive ». Dans la célèbre formule de la complexité de Kolmogorov, une information est d’autant plus volumineuse qu’elle ne peut pas être compressée. A l’inverse, une information déduite d’une formule, d’une référence, d’un programme est considérée de la même taille que sa source. Parce que l’intelligence artificielle permet de retrouver beaucoup de choses à partir de peu d’information source, elle joue un rôle de compression cognitive. Une plateforme de communication qui possède ces capacités permet à des participants de partager un contexte commun en échangeant moins d’information, et donc de le faire de façon plus efficace.  L’intelligence artificielle est également un outil pour accélérer l’innovation en utilisant des formes génératives d’algorithmes, comme par exemple la création automatiques de modèles 3D. Les façons d’utiliser l’intelligence artificielle pour accélérer, stimuler et enrichir l’innovation sont multiples, et font qu’on ne peut plus envisager la stratégie d’innovation d’une entreprise sans maîtriser à la fois les dimensions digitales et logicielles. Notons également que le terme d’assistant cognitif est important, l’expérience avec ChatGPT montre que, dans le futur proche, il faut maitriser son sujet pour bénéficier de l’assistance de l’IA cognitive, pour accélérer sans trop prendre le risque de se tromper. Paradoxalement, la courbe de Dunning-Kruger décrit également l’intérêt de l’assistance cognitive : élevée si l’on ne sait rien, dangereuse si on la prend pour un expert, et de nouveau utile pour accélérer le travail du « knowledge worker » qui, elle ou lui, possède de sens commun pour éviter les erreurs.

Dans un monde d’écosystèmes logiciels sculptés par « winner takes all », la digital platform est une fédération d’oligopoles. J’emploie le terme d’oligopole car il représente la tension entre le biais monopolistique des plateformes digitales (et en particulier les plateformes d’interactions sociales, pour lesquelles les effets de réseaux sont très importants) et la variété importante des domaines d’activités qui donne une prime à la spécialisation (on pense par exemple à Salesforce dans l’environnement Sales & Marketing ou à Dassault Systèmes dans le domaine de la CAO). Du point de vue de l’entreprise, la solution la plus naturelle est une fédération autour d’une plateforme pivot (transverse, comme par exemple Teams). Le schéma ci-dessous illustre cette approche en reprenant les conventions graphique d’une urbanisation « best of breed » parce que l’analogie est évidente. Il s’agit également d’un schéma fractal puisque chaque plateforme développe son propre écosystème de services complémentaire.  Comme cela est souligné dans l’article de Forbes précédemment cité, l’approche plateforme est essentielle pour renforcer la cyber protection et pour fournir une variété de services sous contrôle par opposition à la prolifération des outils que favorise l’approche SaaS (software as a service). L’enjeu clé des prochaines années est l’évolution de l’oligopole, des ensembles d’écosystèmes qui s’intersectent fortement (avec les guerres habituelles aux frontières) et les alliances qui sont naturelles et utiles pour arriver à sécuriser la fédération d’outils collaboratifs (pour être puriste, je pourrais parler d’outils coopératifs aboutis et d’outils collaboratif en devenir – cf. la section précédente). La sécurisation de la fédération de plateforme, autour d’une gestion des identités et des rôles/habilitations, tout comme la sécurisation des données propriétaires dans des clouds qui peuvent êtres multiples, sont des enjeux majeurs du développement des environnement de travail numérique de demain.

 


Parce que le métavers est la réponse naturelle au besoin de plus de « bandwidth » pour collaborer, la « digital workplace » du futur va s’inviter dans les metaverses dominants. Le métavers est probablement en avance de deux ans sur ChatGPT, dans le sens où après une excitation extrême, l’enthousiasme est un peu retombé. Mon expérience personnelle, dans le domaine de la vision 3D avec des casques et des lunettes qui demandent un effort cérébral important (parce que cette vision 3D n’est pas la vision naturelle) tout comme les expériences de l’utilisation des casques dans des contexte de manufacturing (où l’on se heurte à des contraintes d’ergonomie, d’encombrement et d’autonomie) m’ont rendu un peu circonspect par rapport à la période de « hype » que nous avons vécue. Je reste sceptique sur l’utilisation prolongée d’un casque en dehors d’une expérience immersive qui justifie l’effort cérébral important (ou en dehors d’une population de jeune joueurs, ce qui revient au même). En revanche, je suis frappé par deux choses : premièrement, l’expérience avec un casque moderne est véritablement bluffante et représente une augmentation spectaculaire de bandwidth. Deuxièmement, l’expérience du métavers en multi-écrans indépendant, où l’utilisateur utilise chaque écran comme un angle de vue différent de la scène commune, même si elle est moins bluffante, est également une expérience nouvelle en termes de capacité de boucles de retours multiples. Je suis maintenant trop éloigné de ce domaine (contrairement à il y a 10 ans lorsque nous avons évalué l’urgence à développer l’expérience 3D autour des set top box à Bouygues Telecom) pour me hasarder à deviner un calendrier, mais je suis convaincu que les expérience de co-construction et de brainstorming ( les outils de type Miro) vont migrer vers des métavers pour offrir une expérience « démultipliée » (c’est-à-dire, avec la multiplicité des boucles de retro-interaction rendue possible par le médium plus riche). Il découle de ce qui a été dit plus haut que cela ne sera pas avec des petits avatars simplistes tels que nous les voyons aujourd’hui, mais bien avec des représentations élaborées qui permettent de saisir la communication via les expressions et les gestes. La réalité augmentée, à savoir la juxtaposition des captures vidéo 3D des intervenants dans un univers virtuel de co-construction est une alternative intéressante à l’animation d’avatars, mais ce qui a été dit plus haut sur la capacité à générer des modèles 3D par machine learning nous indique que toutes les approches sont possibles. Notons pour terminer que je parle de métavers au pluriel, car il y a fort à parier que des plateformes multiples vont coexister. Dans les schéma précédent, le métavers n’est pas la plateforme de fondation, c’est un des univers spécialisés


5. Conclusion

Pour conclure, je vais citer un dernier article, « Four key trends that will impact your future digital workplace », auquel j’emprunterai les quatre idées suivantes :

  • La digital workplace est une plateforme essentielle de l’entreprise pour développer son agilité, en augmentant en particulier l’autonomes des équipes (organisées en réseau).
  • La digital workplace est un outil pour attirer et orchestrer les talents, en particulier les freelances de la « gig economy », mais également les communautés de développeurs qui peuvent contribuer à enrichir les plateformes de l’entreprise.
  • La digital workplace n’est pas un outil du point de vue du collaborateur de l’entreprise, c’est une « holistic multi-experience » fournie par une fédération de plateformes.
  • Une stratégie de développement de la digital workplace de demain doit se préoccuper de son acceptabilité sociétale et de son impact sur la planète. J’y reviendrai dans un prochain billet : il est essentiel de comprendre, quantifier et projeter les externalités négatives en CO2 et énergie consommée tout en saisissant et revendiquant les externalités positives (moins de transports nécessaires et une plus grande qualité de vie pro/perso).

 

 

 

 

 





 



 







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