Comme promis, je vais faire un petit compte-rendu de lecture sur le livre de Gareth Morgan, « Images of Organization ». Ce livre, un classique de 1986 réédité en 2006, traite des différentes métaphores de l’organisation de l’entreprise. La seconde édition est considérablement enrichie en ce qui concerne les références aux systèmes complexes, à la théorie du chaos et à l’émergence. Commençons par une petite liste de quelques points clés du livre, avec ma partialité habituelle en faveurs des thèmes d’intérêt de ce blog :
- Le chapitre qui traite de l’organisation en tant qu’organisme (métaphore biologique) est très riche. On trouve p. 40 un très bon encadré (double page) sur les systèmes complexes (du point de vue de la biologie) et ce qu’on peut en tirer (homéostasie, entropie, environnement, variété, etc.). Les mécanismes de différentiation et intégration et leurs rôles dans l’évolution sont très bien expliqués.
- Un tableau emprunté à Burns & Stalker comparent différents styles de management, et en particulier dans la façon de traiter les flux d’information. Dans des entreprises modernes (par exemple du monde de l’électronique), « the communication process is unending and central to the concept of organization »). Comme quoi cette idée – essentielle pour ce blog – n’est pas neuve (1961).
- La seconde métaphore, l’organisation comparée au cerveau, est non-moins passionnante. Le chapitre commence par une référence aux travaux de Karl Lashley sur la nature holographique du cerveau des rats, qui continuent à fonctionner même lorsque 9/10 de la matière a été enlevée ! La redondance implicite est un des principes qui guident les travaux sur l’autonomic compting. Les principes de « holographic design » sont explicités page 100 et sont très pertinents pour l’organisation de l’entreprise. Listons les sommairement : inclure l’ensemble dans les parties (utiliser le concept de DNA d’entreprise, généralisation des compétences, intelligence en réseau), s’appuyer sur la redondance, introduire la variété et une forme de complexité qui est assortie à celle de l’environnement dans lequel l’entreprise évolue, réduire les spécifications au minimum (car elles sont des points d’ancrage qui bloquent l’évolution) et, surtout, s’appuyer sur l’apprentissage (learn to learn). On retrouve bien sur une référence au double-loop learning de Peter Senge – un sujet qui mériterait un développement.
- Page 91, Gareth Morgan explique précisément que les méthodologies de TQM (gestion de la qualité totale), telles que le lean, sont précisément des approches de « double loop learning » J Ce livre est plein d’insights sur le lean … comme par exemple le rôle clé des « buffers » et sa dualité : d’un coté le buffer est un gaspillage « they create the kind of autonomy and space on which politics and empire building thrive … », d’un autre coté, si l’on supprime toutes les marges de manœuvre, le système se bloque « When there are no buffers to absorb error, there is no room for error. Systems of production must thus become error-free ».
- Une idée brillante, due à Jay Galbraith, relie l’organisation à la nature de l’incertitude que l’entreprise doit traiter. C’est un point que j’ai souligné dans mon dernier livre (également bien expliqué par Langdon Morris). Plus il faut gérer des informations incertaines, moins la rigidité de l’organisation hiérarchique est appropriée. L’explication est systémique : l’incertitude exige une boucle retour (de feedback), les boucles ne sont pas facilement traitées par les structures d’arbres. « The core insight emerging from
was that the ability of a system to engage in self-regulating behavior depends on processes of information exchange involving negative feedback ”. J’ai d’ailleurs appris au passage que cybernétique (un mot du à Norbert Wiener dans les années 40) vient du grec « kubernetes », le navigateur. - Le principe de « Requisite Variety » de William Ross Ashby, précédement évoqué, est une des contributions clés de la systémique à la conduite des organisations. Il stipule que la complexité interne d’un système régulé doit être équivalente à la variété et complexité de l’environnement dans lequel il évolue. On peut aussi dire la complexité d’un système de contrôle soit être supérieure ou égale à celle de l’objet ou l’environnement qui est contrôlé (ce qui est très important dans de domaine de l’ingénierie de systèmes).
- Le chapitre sur l’organisation en tant que « psychic prison » est également très intéressant, même s’il est plus éloigné des préoccupations de ce blog. On y trouve par exemple une longue explication l’analyse Jungienne et son application à MBTI.
- Le chapitre 8 « Unfolding Logics of Change – Organization as Flux and Transformation » est consacré précisément au sujets de ce blog, et en particulier aux apports des systèmes complexes à l’organisation. L’émergence de l’ordre à partir du chaos (lire le livre de James Gleick – Chaos – making a new science) sert de point de départ à une réflexion sur l’organisation émergente. On trouve ensuite plusieurs exemples d’analyse systémique (graphes de causalités) appliquées, dans la tradition de Senge ou de Sterman. Le chapitre se conclut par une présentation systémique de la dialectique Marxiste très pertinente.
L’idée la plus originale du livre porte sur le management de l’émergence. Je vous livre cette très belle citation (p. 257) : « The art of managing and changing « context » : A second extremely important implication of chaos-complexity perspective rests in the idea that the fundamental role of managers is to shape and create “contexts” in which self-organization can occur”. Malheureusement ce point est peu développé, au delà de sa difficulté intrinsèque. Considérer le changement – en particulier le changement culturel – comme un processus émergent semble logique et pertinent, mais la métaphore des attracteurs étranges que Gareth Morgan utilise apporte en fait peu de valeur pratique. On se retrouve tout de suite à essayer de décrire le changement comme un réseau de causalité et à chercher les cycles et les délais, dans la grande (et bonne) tradition de Sterman & Senge.
Le titre de ce billet est intrigant – peut-on effectivement manager l’émergence ? Je ne suis pas encore très satisfait de ma réponse, mais je vous livre néanmoins quelques réflexions sur ce sujet :
- L’approche systémique nous apprend à raisonner en termes d’interaction avec l’environnement. C’est précisément le point que souligne Gareth Morgan en introduisant les graphes de causalités. Comprendre les facteurs bloquants et les facteurs favorables de l’environnement est essentiel. Cela s’applique parfaitement au développement d’écosystème logiciels (on peut de la sorte expliquer les succès – par exemples les applications sur l’iPhone – et les échecs – Symbian). L’analyse des délais dans les boucles d’interaction est également cruciale pour comprendre et « piloter » une transformation (C’est un des points clés de la systémique, merveilleusement illustré dans « The Fifth Discipline » ou dans « Business Dynamics »).
- Comme le remarque Gareth Morgan, la non-linéarité des systèmes complexes signifie que des petites causes peuvent avoir de grands effets. L’application de l’analyse systémique cherche les « petits cercles vertueux » que l’on peut « exciter » avec une sollicitation modérée en entrée. C’’est de cette façon que j’ai réussi à introduire des transformations profondes dans des grandes organisations avec des petits efforts ciblés de formation (mais ceci est une autre histoire –cf. mon prochain livre J).
- Comme le dit Kevin Kelly, les systèmes émergents sont « cultivés » et non pas conçus. Leur comportement (intelligent et adaptatif) émerge d’un processus de développement qui relève du jardinage (un thème récurrent de ce blog), pas de la conception. Pour s’assurer que les propriétés attendues traversent la « barrière de l’émergence », on peut d’appuyer sur la téléonomie, et plus précisément sur la réification des finalités. C’est une méthode qui a fait ses preuves dans la conception de grands systèmes, en télécommunication ou en informatique (cf. le thème de l’autonomic computing). Dans ce cas d’application, on utilise une représentation « déclarative et distribuée » des «policies » qui caractérisent le comportement général, de telle sorte qu’elles soient présentes dans l’ensemble du système (ce qui est proche de l’approche holographique).
- Un des outils clés de l’émergence dans le domaine du management de l’entreprise est le réseau social (ce n’est pas par hasard si j’en parle aussi souvent J). Le réseau social est le « Petri dish » du changement dans l’entreprise. Manager le changement par l’émergence passe par la compréhension des réseaux qui portent les messages (on retrouve par exemple l’idée du « marketing viral », mais c’est beaucoup plus riche). En travaillant la structure des réseaux et les type de flux qu’ils portent, on peut modifier et accélérer les conditions d’émergence du changement. C’est bien sûr une des ambitions de l’entreprise 2.0, et une des idées clés du dit prochain livre.
- Et, pour terminer, une remarque faussement anecdotique : l’étude des systèmes complexes apprend l’humilité. Il faut relire « Out of control » pour découvrir toutes les erreurs que nous faisons sans cesse lorsque nous essayons de « réparer » les écosystèmes. C’est également vrai en matière de conduite du changement. Manager l’émergence consiste à vouloir prédire la météo à trois mois … une gageure. Comme le dit Gareth Morgan , « it is important to note that the manager acting on the insights of chaos and complexity theory cannot be in control of the change ».
J’ai également lu cet été « The Effective Organization » de Dennis Tafoya, dont le sous-titre particulièrement alléchant (pour moi J) est : « Practical Application of Complexity Theory and Organizational Design to Maximize Performance in the Face of Emerging Events ». Tout y est ! Tous les mots clés de ce blog, toutes les « hot ideas » de l’application des systèmes complexes au management de l’entreprise. Le premier chapitre (« complexity theory as a tool to aid understanding of organizational performance management in effective organization ») qui pose le problème est une remarquable synthèse … mais ensuite le livre est vide. Passé la très grande déception, je me suis rendu compte que c’est effectivement l’état courant de la réflexion sur les liens entre management et système complexes : le diagnostic est fait, les liens sont établis (par Gareth Morgan ou par Dominique Génelot), mais les conséquences sont difficiles à établir.
Le livre de Dominique Génelot, « Manager dans la complexité » (déjà mentionné précédemment) reste une très bonne référence, beaucoup plus riche et applicable que le livre de Tafoya (dont le principal mérite est une excellente bibliographie à jour). Les différents livres qui traitent de self-organization, liés à l’Entreprise 2.0, font également partie de la bibliographie utile sur le sujet. Mais le sujet de ce que la systémique (étude des systèmes complexes) peut apporter au domaine de la conduite du changement reste ouvert. Dans le livre que j’ai rédigé cet été, je parle d’ « ingénierie de l’émergence » … mais je n’ai pas beaucoup de matière à proposer !
Bonjour,
RépondreSupprimerMerci pour ce nouvel article... Toujours aussi intéressant ! ;-)
Je fais le même constat sur le peu de ressources disponibles sur la question de l'apport de l'outil systémique dans la conduite du changement... C'est d'ailleurs à l'observation de ce trou à comblé que j'ai choisi d'en faire la thématique majeure de mon prochain ouvrage, la suite d'"A la découverte du Lean Six Sigma".
Au plaisir de vous lire.
Florent.
Merci Florent,
RépondreSupprimerj'ai acheté votre premier livre cet été, et j'y ferai référence dans mon propre bouquin (sortie en 2011). Je lirai le suivant avec intérêt :)
-- Yves
Comment introduire la pensée systémique dans nos entreprises ? Si la phase mécaniste de construction des systèmes d'information "automatisés" entre 1980 et 2000 a a permis de construire de solides bases pour faire fonctionner efficacement les processus régaliens, les tentatives pour "domestiquer" l'immatériel - BI, KM, CRM - ont souvent été des échecs qui ont finalement, la nature ayant horreur du vide, laissé toute cette part intangible de l'intelligence collective se nicher dans la messagerie électronique et l'usage immodéré et très personnel des tableurs Excel.
RépondreSupprimerAinsi organiser l'efficacité collective autour de l'intelligence collective échappe encore largement aux outils dits informatiques. Nous sommes dans un millefeuille organisationnel où s'ajoutent de façon étourdissante les couches de management et les outils : réunions, face à face périodique, conventions, messagerie, sites intranet, extranet, messages formels et informels... Beaucoup de temps perdu dans un vacarme informe qui éloigne du coeur de la réflexion managériale : le but, la délégation, la confiance, la reconnaissance... Un modèle de juste-assez technique et de force relationnelle entre toutes les parties prenantes...
Tout à fait d'accord : l'outil informatique est au mieux un support, et quelques fois un frein. Les commentaires des experts du lean chez Toyota à ce sujet (sur quels outils pour cristalliser l'intelligence collective ?) sont très instructifs : il y a une liberté avec des outils classiques du A3 de recherche des causes au tableau blanc, qiu est difficile à capturer avec des outils électroniques.
RépondreSupprimerSur l'introduction de la pensée systémique, je pense de plus en plus que le développement durable est le vecteur privilégié, parce qu'il oblige à penser long terme, cycle de rétroaction, parties prenantes et écosystème. Encore faut-il faire du développement durable un élément de la pensée stratégique et non pas un porte-clé écolo :)