Le sujet du jour est doublement
un sujet d’actualité. D’une part, par ce que l’inquiétude monte progressivement
depuis quelques années sur
la destruction des emplois par le numérique. L’article du MIT Technology Review « How
Technology is Destroying Jobs » est cité par la plupart des articles ,
dont celui de Olivier
Ezratty ou celui de Claude Super. Plus récemment, on peut lire des références multiples à l’étude de
Frey et Osborne « The
Future of Employment : How Susceptible are Jobs to
Computerization ? », qui nous expliquent que 30 à 50% des jobs
seront supprimés par l’automatisation (au UK ou aux US).
D’autre part, parce que le sujet
du futur du travail et de l’entreprise reçoit beaucoup d’attention, comme par
exemple la conférence « Lift
with FING » qui s’est tenue à Marseille le mois dernier. Suite à cette
conférence, on trouve de nombreux articles qui proposent des
scénarios décrivant ce à quoi peut ressembler le travail de demain. Je
passe sur les raccourcis qui me font sursauter, comme l’opposition entre le
« Toyotisme » et le « scrumisme » (sic), ce qui est
intéressant, c’est cette idée que la technologie permet de déconstruire
l’entreprise, en l’affranchissant des lieux et du temps. Une des sources
d’inspiration pour cette école vient des travaux de Digiworks, organisé par la FING.
Vous pouvez également lire l’ article
intéressant d’Anne-Sophie Novel, qui pose les bonnes questions, mais qui
est trop inspiré par le mouvement « déconstruction des entreprises »
à mon gout, ce qui d’ailleurs m’a donné envie d’écrire ce billet. Je vous
recommande également le dossier complet sur le travail du futur du site « mode
d’emploi », même s’il va devenir clair en poursuivant votre lecture
que je ne partage pas ses avis.
Ce billet est plus une réflexion sur la nature du travail et
de l’entreprise qu’un exercice de prospective. C’est le prolongement de mes
travaux sur l’Entreprise 3.0. J’ai maintenant acquis la conviction que le
modèle de l’Entreprise 3.0 est le seul qui résistera à l’avalanche de
complexité et de changement du 21e siècle. Il est facile de se
persuader que les modèles antérieurs, hiérarchiques et Taylorisés, sont incapables
d’absorber ces épreuves. Il est plus intéressant de se poser la question de
la capacité de cette « nouvelle entreprise » à résister à l’érosion
technologique du nouveau monde qui commence à se dessiner – d’où le sous-titre
provocateur de ce billet.
Néanmoins, pour que mes propos aient du sens, il faut fixer
un horizon de temps. Je me place en 2030-2040. Je fais l’hypothèse que les
robots autonomes, l’intelligence artificielle, la compréhension du langage
naturel auront fait des progrès spectaculaires. Je pense que nous aurons atteint
nettement le niveau d’intelligence démontré dans le film « Her ». Je suis plus dans le camp de Ray Kurzweil
que dans celui de ceux qui continuent d’expliquer que les robots ou les programmes resteront cantonnés dans
des tâches répétitives. Je ne pense pas non plus que nous aurons atteint la
« singularité »,
mais cela sera le sujet du billet du 1er Avril. Il faudrait
également un billet entier pour essayer de partager cette intuition sur l’accélération
à venir de l’intelligence artificielle, qui est nourrie par 30 ans d’expérience
industrielle et scientifique. Pour aujourd’hui, je la prends comme une
hypothèse.
1. Le Futur du Travail
Le livre de Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, qui est sorti en 2011, pose
clairement la question du futur du travail dans un monde révolutionné par la
technologie. Si vous ne l’avez pas lu, le TED talk d’Andrew McAfee est un bon point de départ. Pour résumer, le
rouleau-compresseur de l’automatisation, qu’il s’agissent de robots qui vont
devenir de plus en plus intelligents et autonomes, ou des capacités
intelligentes de nos systèmes d’information à traiter des demandes complexes,
est en marche inexorable. Les 20 ans qui viennent nous préparent des surprises.
Non seulement la technologie que l’on trouve par exemple dans Watson
– le système d’IBM qui est devenu champion du monde de Jeopardy – va devenir
ubiquitaire (dans les smartphones de demain, rendant l'expérience SIRI d'aujourd'hui aussi obsolète que le
Minitel), mais les capacités de « Watson de 2030 » seront
véritablement spectaculaires. C’est bien sûr ce qui nourrit les différents
articles provoquants de Kevin
Kelly dans Wired ou dans The New Yorker « Will
a robot take your job ? ». Kevin Kelly commence son article avec « Imagine that 7 out of 10 working Americans got fired tomorrow. What
would they all do?”.
Sans être aussi “dramatique”, l’étude “The Future of Employment”
préalablement cité arrive à des conclusions semblables: l’automatisation
intelligente, dès lors qu’on accepte les progrès prévisibles de l’intelligence
artificielle – ce que j’ai posé en hypothèse, va supprimer une bonne moitié des
emplois d’aujourd’hui. Il est clair que cette transformation va se heurter à
une résistance, mais cette résistance sera inefficace à cause de l’ouverture de
l’économie. Je vais y revenir un peu plus loin. Cette évolution, si on la
combine avec la concentration progressive des richesses et du capital (même si
l’on peut discuter des analyses de Picketty, les
faits sont là), pose évidemment des questions difficiles pour nos sociétés,
de concentration et de redistribution.
B. Production, Transaction et Interactions
Parmi les différents articles parus en 2012 après la
publication de « The Race against The Machine », je trouve celui de
Susan Lund, James Manyika et Sree Ramaswamy, intitulé « Preparing
for a new era of work » (Mc Kinsey Global Institute), le plus
intéressant. Leur approche est de décomposer les emplois, et les activités, en
trois catégories : production, transaction et interactions. Leur prévision
est que le secteur de la production va être progressivement conquis par les
robots, celui des transactions par les serveurs intelligents, et que les
emplois vont se concentrer sur les interactions. L’article est très intéressant
car il montre que cette transformation est déjà à l’œuvre. C’est en combinant
cette analyse avec la vision de Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee que l’on peut voir se dessiner
le marché de l’emploi du futur.
Pour simplifier, et je vais y revenir dans la suite du texte,
les fonctions de production et les services transactionnels, tels que la banque
mais aussi le commerce en ligne de type Amazon, vont d’une part se concentrer
et d’autre part s’automatiser de plus en plus, avec un nombre fortement
décroissant d’employés (le premier étant la conséquence du second, ce que nous
allons retrouver lorsque nous parlerons d’iconomie). Le troisième secteur va s’étendre, avec des métiers
de l’interaction qui vont changer. Ceux d’aujourd’hui sont à réinventer grâce
aux possibilités de l’innovation technologique, ceux d’hier vont probablement
réapparaitre sous d’autres formes, et le monde numérique de 2030 va ouvrir des
champs complètement nouveaux d’interaction. Je ne m’attends pas non plus à une
«révolution » : Santé, bien-être, éducation vont continuer à employer
de plus en plus de personnes, même si chacun de ces métiers va s’appuyer sur
des plateformes, contrôlées par des géants, liées à l’explosion des
technologies. On continuera à faire des cours particuliers ou des massages à
domicile en 2030, mais les MOOC ou les nanoparticules auront transformé ces
services.
C’est ici que l’on pourrait m’objecter que les robots anthropomorphes,
doués de consciences et d’émotions artificielles, pourront également envahir le
domaine de l’interaction. C’est clairement une piste qui est poursuivie par l’industrie
japonaise, qui se prépare à manquer cruellement de bras à cause de sa
situation démographique. Je ne crois pas
à ce scénario de façon générale pour deux raisons : construire une
véritable empathie (et pas simplement comprendre et restituer la voix) est plus
complexe (donc réalisable sur une échelle de temps plus longue) mais surtout je
pense qu’il y aura une pression sociétale forte dans les sociétés démocratiques
pour freiner leur introduction (sans parler de la dimension psychologique qui
échappe à ma compétence, mais qui me renvoie au livre de Brigitte Munier
« Robots-
Le mythe de Golem et la peur des machines »). Il n’y a pas de
contradiction avec ce que j’ai écrit un peu plus haut : je pense que la
résistance à l’automatisation sera inefficace dans les domaines de la
production et de la transaction (des robots que l’on ne voit pas) mais efficace
dans le domaine des interactions (des robots que l’on voit). Je pense également
que si ce troisième domaine d’emploi tombait dans l’automatisation, la cohésion
des sociétés exploserait et que, de façon inverse, les mécanismes démocratiques
seront efficaces pour préserver la dimension humaine de l’empathie.
2. L’iconomie va-t-elle prendre la
relève ?
L’iconomie
décrit un état de la société et de l’économie dans lequel les entreprises font
un emploi optimal des possibilités du numérique, en particulier au travers de
leurs systèmes d’information. Je vous recommande l’excellent de livre de Michel
Volle, « Iconomie
», qui est d’ailleurs fort utile pour comprendre l’étude « The Future of Work » (même outils
de modélisation économique). Une des questions posées à ce courant de pensée porte bien sûr sur la
création et la destruction d’emplois associés à la transformation vers cette
nouvelle cible. Je vous renvoie au
billet de Michel Volle.
Il est clair qu’il y a de nombreuses raisons d’être
optimistes. D’une part, dans les domaines de fabrication et de transaction,
l’introduction de la technologie s’accompagne de nouveaux emplois, mieux
qualifiés et plus intéressants. Mais surtout, l’explosion des technologies
ouvre sans nul doute un champ immense d’opportunité. Dans un de ses interviews,
Michel Volle insiste sur l’importance des compétences relationnelles,
démontrant la noblesse (à retrouver ?) des métiers de l’interaction. Je
suis évidemment complètement d’accord sur ce point, qui s’ajuste parfaitement
avec la vision Mc Kinsey exprimée plus haut, mais je suis quelque peu réticent
avec l’expression « cerveau d’œuvre » qui remplace la
« main d’œuvre » dans l’approche de l’iconomie. Le travail
d’interaction fait appel aux sens, aux gestes, au corps ; c’est
l’entièreté de l’être humain qui est engagé (ce qui précisément le
« protège » contre la compétition du robot).
Tout ceci étant posé, je suis globalement pessimiste sur le
bilan global. L’iconomie est la description d’un état stable, et la question
reste ouverte de notre capacité à l’atteindre, et encore plus de la façon dont
nous allons l’atteindre. Il me semble que la vitesse de déploiement de la « technologie
de l’automatisation » va être supérieure à la vitesse de transformation
naturelle, celle qui permet de profiter des nouvelles opportunités numérique
pour faire apparaitre des nouveaux métiers. Donc la transformation vers
l’iconomie sera provoquée par l’automatisation, ce qui sera une crise dans le
double sens
français et chinois, pour les vingt années à venir. Comprendre
l’interaction des différentes boucles de rétroaction entre le développement de
nouvelles opportunités rendues possible à la fois par des technologies
numérique et la libération de compétences rendues possible par l’automatisation
est un beau problème de systémique. Le monde de l’iconomie (cible à laquelle je
crois) émergera, de mon point de vue, dans la douleur de la crise provoquée par
l’automatisation. Cela permettra de profiter du potentiel extraordinaire de
l’innovation technologique dans sa dimension de proximité - la seule qui soit
une réponse à la question de masse (les emplois nécessaires pour construire les
plateformes seront à mon avis négligeables par rapport à ce qui est supprimé).
L’exemple célèbre et médiatisé de Foxconn qui a annoncé
en 2011 vouloir remplacer ses 300 000 employés par un million de robots
est intéressant. D’une part, il est clair aujourd’hui que l’annonce de 2011
était irréaliste, nous sommes très loin de la cible annoncée pour 2014. En
revanche, la cible est claire, et le bilan en termes d’emplois pour Foxconn
sera fortement négatif. Pour revenir sur la vision systémique, l’opposition
entre la vision optimiste et pessimiste revient à un push versus pull : est-ce que les nouveaux métiers
d’interaction, de proximité, de service à la personne que je vais décrire un
peu plus loin seront « tirés » par la création d’opportunités, ou
« poussés » parce que la transformation technologique des entreprises
de production et de transaction va « libérer » une faction
majoritaire de sa force de travail qui va alors chercher – avec un temps
d’adaptation forcément difficile – à retrouver sa place dans ce nouveau
monde ?
3. La déconstruction des entreprises ?
La thèse de la déconstruction de l’entreprise s’appuie sur
l’approche célèbre de Ronald
Coase, qui justifie l’entreprise par les coûts de transaction.
L’entreprise est l’organisation qui réduit les coûts de transaction, de telle
sorte que l’efficacité interne est supérieure à celle du marché ouvert. Puisque
la technologie joue un rôle de fluidification (communication, échange,
enregistrement, etc.) de ces transactions, plus la technologie progresse, moins
il est nécessaire d’avoir une organisation propre. On passe de l’entreprise à
l’entreprise 2.0, puis à l’entreprise étendue, puis au réseau d’agents. On
obtient de la sorte une nouvelle cible constituée de places de marchés et de travailleurs indépendants. Cette vision a
dominé la prospective du travail dans la dernière décennie, qu’il s’agisse de
la Harvard Business
Review (en particulier avec TomMalone, le chantre de l’hyperspecialisation)
ou de l’Instititute for the Future
(voir par exemple le concept de «human
task routing » dans le document « realigning
human organization – a toolkit for making the future ».
Je pense que cette analyse est fausse, que nous allons
continuer à voir des entreprises (dans un sens traditionnel, pas seulement des
marques) en 2030, pour plusieurs raisons :
- Le monde de demain, qui est le monde de l’iconomie, est une économie à coûts fixes (coûts variables faibles ou nuls dans le monde du numérique), ce qui renforce la concentration et la création de monopoles. C’est très bien expliqué par les penseurs de l’iconomie (cf. le livre de Michel Volle). De plus, Il y a un effet de concentration de ces technologies, comme par exemple le big data, qui est également favorable à l’émergence d’acteurs dominants qui opèrent des plateformes. Même s’il existe des contre-exemples dans le domaine du logiciel libre, la plupart des plateformes technologiques sont plus facilement construites par une entreprise que par une fédération.
- Le monde de demain est un monde de plus en plus complexe, et la complexité est défavorable à l’hyperspécialisation. La complexité augmente le coût de transaction : elle crée une « taxe de communication » qui est d’autant plus élevée que l’on décompose ce qu’on cherche à faire. Je n’insiste pas : c’est le thème central de ce blog ! Je peux vous renvoyer comme chaque fois à Yves Morieux (voir par exemple son TED Talk). La complexité est défavorable à l’abstraction et à la décomposition qui conduisent à ces « places de marché » - Au contraire, la réaction des « Géants du Web » est à l’opposé, d’intégrer les compétences en équipes transverses pour minimiser les coûts de transaction.
- On retrouve ici, de façon systémique, le besoin d’intégrer les liens forts et les liens faibles. Il n’y a pas de doutes sur le besoin de diversité et de liens faibles. C’est très bien exprimé dans « The Future of Work », un autre rapport de IFTF. Mais ce que nous avons appris depuis 20 ans est précisément que les liens forts (le travail synchrone en équipe rapprochée) est la meilleure façon de réduire les coûts de transaction. C’est ce qui fait la force du lean, des méthodes agiles, … et des « do-ocracies » qui sont prônées par l’IFTF.
Au fur et à mesure que je lisais ces articles sur la
déconstruction des entreprises, j’ai commencé à formuler la conjecture
suivante :
La complexité maximale que sait traiter une entreprise augmente à la
vitesse permise par la baisse du coût élémentaire de transaction, rendu possible par la technologie.
Autrement dit, l’homme augmenté de 2030 aura des
possibilités étendues de collaboration (je vais y revenir –cf.
le billet de Bertrand Duperrin), mais cette réduction du coût unitaire de
collaboration est utilisée pour entreprendre des tâches plus complexes
(nécessitant encore plus de synchronisation, d’orchestration, de
communication). La nature des
transactions interne change, mais l’avantage de l’équipe (et donc de
l’entreprise unifiée) reste constant. Il y a des « hyper-spécialistes »
mais ils sont intégrés dans des équipes en mode projet, et ce n’est pas le
profil type. S’il y avait un profil-type, ce serait plutôt le
profil en T.
4. Le travail ATAWAD (Any Time, Anywhere,
Any Device)
L’autre utopie – je dévoile mon jeu d’emblée – très à la
mode chez les technophiles est celle de l’entreprise ATAWAD (j’emprunte cet
acronyme à dessin, sous forme de clin d’œil). Cette vision est fortement
présente dans les travaux de Digiworks (voir par exemple le
document très complet) ainsi que dans les articles cités en introduction.
Cette vision cherche à nous affranchir du lieu et du temps : on peut
travailler de n’importe où, au moment où on le souhaite et au rythme de son
choix.
L’argument contraire à cette liberté du lieu est le même que
précédemment : la complexité impose le travail synchronisé en mode
« liens forts », c’est-à-dire de façon co-localisée. Il y a bien sûr des
contre-exemples et donc pas de vérité absolue – par exemple dans le développement
logiciel – mais la majorité de la création de valeur aujourd’hui est faite par
des équipes qui
travaillent ensemble. Même à l’horizon 2030, je parie sur le maintien des structures
physiques. Cette approche (celle du lieu partagé) n’est pas « scalable »,
donc il y a forcément une organisation en réseau distribué, avec une importance
sans cesse croissante des nouvelles technologies de communication et de
collaboration, mais je reste persuadé que la puissance de la salle commune (« project
room », « Obeya room »)
et du management visuel a de belles décennies devant elle.
La question de la liberté par rapport au temps est fortement
liée à celle du lieu, une fois comprise la contrainte de la synchronicité. C’est un sujet dont j’ai abondamment parlé,
mais je vous renvoie au livre d’Eric Ries – The
Lean Startup - car il l’explique et
l’illustre de façon magistrale. Il est également clair qu’il faut modérer mon
propos par ce que j’ai dit dans la première section. Le besoin de forte
collaboration et de synchronicité que je décris s’applique aux (grandes) entreprises
de demain, celles qui seront dans les domaines de la production et de la
transaction. Le vaste domaine de l’interaction est beaucoup plus souple et va être
occupé par une myriade de micro-entreprises pour lesquelles la flexibilité
ATAWAD peut avoir du sens, dans le respect des contraintes du client.
Dans une économie de marché, les gens passionnés ont un
avantage compétitif sur ceux qui ne le sont pas, et les gens passionnés ne
comptent pas leurs heures. Ce qui me frappe, c’est que c’est de plus en plus
vrai, en particulier dans le domaine digital, comme je l’ai
déjà observé . En conséquence, je ne crois pas à la prévision de la
diminution du temps de travail, en dehors des pays à tendance
« soviétique ». En revanche, et je partage cela avec tous les sources
et articles que j’ai lus sur ce thème, la nature du travail va évoluer si
profondément que le concept de « temps de travail » deviendra
de plus en plus théorique.
Cette discussion sur la nature synchrone ou asynchrone du
travail est un point crucial, car nous sommes à la croisée des chemins. On peut
voir l’entreprise de 2030 comme le prolongement de celle de 2000, en poussant
la dématérialisation et la désintermédiation à l’extrême grâce à la
technologie. C’est la métaphore de l’entreprise « place de marché ».
L’alternative, c’est l’entreprise
3.0, une entreprise « human-centric »
qui est ancrée dans le physique et le réel : elle utilise la synchronisation,
le management visuel (et donc les lieux), les rituels, les histoires, le sens
d’un devenir collectif, etc. J’ai la profonde conviction que la crise du sens
et du désengagement
maintes fois évoquée dans ce blog ne ferait que s’accentuer dans une entreprise
« virtuelle ». J’ai choisi l’illustration
d’une software
factory parce que c’est l’antithèse du travail ATAWAD.
5. Artisanat de proximité et personnalisation
de masse
Une des beautés de la technologie numérique est qu’elle
permet la personnalisation de masse, ce qui est souligné dans la plupart des
livres qui
parlent de la révolution numérique. L’ensemble de l’évolution
technologique, depuis les nano-technologies jusqu’à l’impression 3D va
permettre de réintroduire progressivement de la diversité dans la fonction
production, en renversant le cycle de standardisation mis en œuvre par la
révolution industrielle. Je vous recommande vivement l’exposé de Avi Reichental
qui traite à la fois de l’impression 3D et du retour de l’artisanat. J’emprunte l’image à un blog
qui traite de l’excellence de l’artisanat.
Ce retour de la personnalisation et de l’artisanat de
proximité va rencontrer la transformation profonde que j’ai décrit dans la
première partie pour faire émerger une « nouvelle frontière » de la
fonction de production de produit et services. La personnalisation de masse, ce
n’est pas simplement le fait de pouvoir choisir sur Internet, cela peut être
une expérience de service avec un interlocuteur qui s’occupe de vous. Cette
thèse favorise le retour de métiers et d’expériences (quasiment) disparues,
comme le fait de disposer de vêtements ou de chaussures sur mesure.
La personnalisation de masse est à la rencontre de deux
forces : le progrès technologique qui fait émerger des plateformes mise à
disposition du plus grand nombre, et le besoin de retrouver une expérience
sociale de proximité. Le « here sourcing » est un des trends retenu par l’IFTF dans le rapport
« realigning the human organisation ».
Je suis persuadé que la localisation est une tendance lourde, à la fois pour
des raisons sociologiques (cf. l’angoisse de
la société post-moderne), politique (c’est la seule façon de créer des
emplois dans des proportions adéquate avec ce qui va être détruit par l’automatisation)
et systémique (la localisation est une réponse à l’augmentation de la
complexité).
Je parle de frontière, mais la relation entre les
plateformes de productions et les métiers d’interaction va devenir de plus en
plus riche, poreuse voire fractale – des réseaux multi-échelle d’entreprises
allant de Google ou Amazon jusqu’au travailleur indépendant. Le progrès
constant des NBIC nous prépare un « Autonomous
Smart Environment », c’est-à-dire une intégration complète des outils
dans le monde qui nous entoure. C’est la forme la plus douce de la
robotisation, c’est la robotisation ubiquitaire
(au lieu qu’un robot vienne faire votre travail à votre place, ce sont vos
outils qui deviennent intelligents et adaptatifs). Le jardinier, le masseur ou
le plombier de demain seront des métiers technologiques, collaboratifs et
sociaux, dans le sens ou l’environnement intelligent décharge de certaines
activités pour se concentrer sur l’essentiel (par exemple, le sens et le plaisir
du jardin).
Conclusion
L’entreprise de 2030 est en harmonie avec cet environnement éminemment
distribué. C’est donc une plateforme au sein d’écosystemes multiples. Elle
participe à un réseau complexe, avec une distribution « scale-free » probable des tailles d’entreprises,
correspondant d’une part au fait qu’il existe un « Matthew effect » (rich get richer) que nous avons
mentionné plus tôt, et que la tendance à l’augmentation des écarts
(concentration des plus gros et prolifération des petits) est déjà constatée
par les économistes. Cette structure de réseau se décline en dedans et en
dehors de l’entreprise (cf. « How
social technologies are extending the organization »).
L’accélération de la transformation numérique va continuer et
transformer irrémédiablement la façon de travailler. Des nouvelles formes d’activité
vont nous conduire à collaborer avec la machine (ce qui est le thème du nouvel
exposé d’Erik Brynjolfsson), tandis que l’augmentation de l’homme par la
technologie va donner un nouveau sens au mot collaborer. Cette vision de la synergie
homme- machine commence à prendre forme chez beaucoup d’auteurs, par exemple
chez Nicholas Carr (« Automation
Makes Us Dumb ») qui prone le « human-centric automation ». On
retrouve la même idée dans le rapport « The Future of work » de l’IFTF : « People and machine making sense together ».
Même pour les métiers de contact et de proximité, le concept
d’entreprise garde tout son sens dans ce nouveau monde. Dans cette période de
transition anxiogène, le besoin de sens et d’appartenance va se renforcer. Il
est même probable que ce qui arrive va nous faire peur (de la biologie
moléculaire en passant par les nano-trucs) et que le réflexe de regroupement
sera naturel y compris pour les métiers de service à la personne. Comme cela a été dit plus haut, l’entreprise
est un lieu de sens et de lien social. Les métiers d’interaction nécessitent
une formation continue et sont soumis à une forte compétition, même locale, qui
les place dans une recherche continue d’excellence.
Le sujet du « futur du travail » est vaste et
complexe, un billet de quelques pages ne peut faire qu’effleurer le sujet,
j’aurai donc l’occasion d’y revenir. Pour conclure, je voudrais souligner
quatre idées qui résument cette première étape de ma réflexion :
- Nous allons voir se consolider un réseau d’entreprises multi-échelle avec plus de grandes entreprises internationales (concentration) et plus de petites (qui exploiteront mieux le potentiel de diversification et d’interaction) – L’entreprise 3.0 n’est pas soluble dans la technologie.
- L’entreprise 2030 est une entreprise en réseau ouvert – réseau d’équipes internes/ externes – qui exploitent les possibilités sans cesse croissante d’efficacité et de collaboration de la technologie mais qui s’appuie sur les principes de l’entreprise 3.0 (réseaux de petites équipes autonomes travaillant de façon synchrone autour d’une vision commune), parce que la complexité va continuer à augmenter.
- La décroissance rapide des emplois dans la production va conduire à une augmentation des services à la personne, en s’appuyant sur des plateformes technologiques. Le passage de l’un à l’autre est forcément un bouleversement culturel et sociétal, avec une période de transition dont la pénibilité sera proportionnelle à la rigidité des choix politiques des pays.