lundi, février 24, 2020

Architecture d’entreprise pour réussir sa transformation digitale



1. Introduction


Je reprends le clavier après six mois d’interruption qui m’ont permis de terminer un livre sur l’approche lean de la transformation digitale, qui va paraitre bientôt. Ce travail de synthèse m’a servi à rassembler et approfondir les thèmes que j’aborde dans mes deux blogs depuis 2010, c’est-à-dire depuis la parution de mon livre précédent. J’y aborde deux des sujets qui me sont chers : le Lean Startup et la lean software factory. C’est aussi, comme chaque fois que j’écris un livre, l’occasion de tirer des enseignements de mes job précédents.

Ce premier billet de 2020 est l’occasion de parler de deux livres importants de ma bibliographie, qui parlent de transformation digitale. Ces deux livres traitent du même sujet : comment réussir sa stratégie de transformation digitale en s’appuyant sur des « building blocs » tels que la stratégie donnée, l’approche plateforme ou encore le développement d’une forte intimité digitale avec ses clients. Cette référence à des « building blocs » ou à l’architecture métier indique l’ambition pragmatique de construire un « mode d’emploi » pour l’exécution de la stratégie. La nécessité de la transformation digitale  ne fait plus guère de doute, il s’agit de comprendre le comment. Pour les auteurs que je vais citer ici, cette transformation est à l’œuvre, elle est complexe et elle prend du temps.

Le premier livre dont je vais parler, et celui sur lequel je vais passer le plus de temps est « Designed for Digital ». J’utilise « Designed for Digital » comme un pivot pour l’introduction de mon propre livre, car je trouve l’analyse proposée par les auteurs à la fois très documentée et excellente. Elle me sert de cadre pour déployer ma propre réflexion : là où « Designed for Digital » définit les blocs nécessaires à la transformation digitale, j’explique comment les construire en partant de ma propre expérience. « Designed for Digital » est issu de l’analyse de multiples entreprises en cours de transformation digitale, et s’appuie sur celles qui réussissent à transformer profondément les offres qu’elles proposent à leurs clients.

La deuxième partie de ce billet est consacrée à « The Digital Playbook ». Ce livre traite également de la transformation digitale et propose des réponses assez semblables, mais avec un accent particulier sur la stratégie données et sur les plateformes en tant que business model. Sa lecture est une suite logique du billet précédent sur les plateformes digitales. Ces deux livres portent sur des sujets que j’ai abordés de multiples fois dans mes deux blogs. Les comptes rendus de ce billet sont à la fois incomplets, pour rester court, et biaisés par mes propres centres d’intérêt. Ces livres comportent des exemples multiples, qui méritent une lecture attentive et qui ne sont pas mis en valeur par un résumé.


2. Designed for Digital


Je recommande très chaleureusement le livre « Designed for Digital : How to Architect Your Business for Sustained Success », de Jeanne W. Ross, Cynthia M. Beath, et Martin Mocker. Ce livre est paru en Septembre 2019. Il est écrit par des chercheurs expérimentés, dont deux sont affiliés au MIT Sloane Center for Information Research, et analyse en profondeur des cas réels : « In 2017 and 2018, we took an in-depth look at companies that were making progress on their digital journeys. We developed case studies describing some of these companies’ journeys, including Royal Philips, LEGO, Schneider Electric, AUDI AG, Principal Financial Group, and Northwestern Mutual ». Ce livre est maintenant, aux côtés du « Marketing synchronisé » de Marco Tinelli, un de mes favoris sur la transformation digitale. Je vais ici résumer ce qui me semble être les sept points principaux.


1. La transformation digitale n’est pas la numérisation de l’entreprise, c’est une transformation stratégique qui s’ajoute à la nécessaire optimisation par le numérique. Les auteurs font d’emblée une distinction entre la transformation numérique de l’entreprise (digitization) et la transformation digitale de l’entreprise : « we want to note that many companies are going through two transformations: one that digitizes the company (i.e., uses digital technologies to enhance operational efficiencies) and one that pursues new digital value propositions (i.e., uses digital technology to rapidly innovate new digital offerings—the focus of this book) ». La transformation numérique consiste à utiliser les outils numériques pour optimiser les processus, les produits et les modes opératoires. Cette optimisation est utile et nécessaire, mais elle ne transforme pas l’entreprise en une entreprise digitale : « Digitization enhances operational excellence; digital enhances the customer value proposition ». La transformation digitale consiste à mettre la révolution numérique – « Digital technologies are game changing because they deliver three capabilities: ubiquitous data, unlimited connectivity, and massive processing power » – au service des offres et de la valeur proposées aux clients. Pour réussir cette transformation, les auteurs ont identifié cinq « building blocs », des capacités (capabilities) à développer et maitriser : le « backbone opérationnel », les plates-formes digitales et leur déclinaison pour attirer des écosystèmes de développeurs externes, la capacité à produire des « customer insights » à partir des données et le mode d’organisation des responsabilité (accountability framework) qui trouver le juste équilibre entre responsabilisation, autonomie et alignement. Le terme de « building block » et la référence à l’architecture métier dans le sous-titre du livre ne signifie pas qu’il s’agit d’un livre sur les aspects techniques de la transformation digitale. Les auteurs précisent qu’il s’agit d’une transformation holistique, qui s’inscrit dans le long terme : « But the design of a digital business considers far more than technology and systems. It takes a high-level view of the interactions among people, process, and technology ».


2. L’utilisation des outils, méthodes et pratiques du monde digital donne un sens et une intensité nouveaux au terme « customer-centric ». Il ne s’agit pas d’affirmer que l’orientation client est une composante de la transformation digitale – c’est une nécessité en soi – mais de comprendre que la révolution numérique permet de réinventer ce que « customer-centric » signifie  : « Digital technologies make it possible—and customer demands make it necessary—to solve customer problems rather than just sell a portfolio of products and services ». L’objectif premier du livre, tel que souligné par les auteurs, est d’expliquer comment les technologies numériques changent fondamentalement la proposition de valeur que l’entreprise peut faire à ses clients. Ces technologies peuvent à la fois enrichir profondément l’expérience clients mais elles permettent également de transformer les produits et d’introduire des fonctionnalités nouvelles. Comme la technologie numérique évolue en permanence, l’entreprise doit se préparer à offrir une proposition de valeur – des « offres digitales » - qui se renouvellent constamment. Sans surprise pour les lecteurs de ce blog, la voie proposée est semblable à l’approche Lean Startup : « The voice of the customer is the critical place to begin. Understanding the business problem we are trying to solve informs us about the appetite for the solution. In several cases, we have received very positive customer feedback, but that’s not necessarily enough for them to spend money on it. Therefore, we keep our customers at the center of our co-innovation ». Définir ses offres digitales consiste à trouver l’intersection entre les désirs du clients et l’espace des solution que l’entreprise sait construire, ce qui représente un challenge. Pour le résoudre, il faut partir des « customer journeys » et utilise des approches de design thinking pour co-construire progressivement les « customer insights » (qui sont le cœur de l’approche Lean Startup »). L’exemple de DBS (DBS Bank à Singapore) illustre clairement cette approche : «  A major source of ideas worth testing at DBS is examination of the customer’s journey, which involves mapping the full experience of customers as they interact with the company. Designers attempt to get inside the mind of the customer—to feel like they are the customer—at moments such as when a customer decides to use a DBS product. … DBS has put considerable emphasis over the last decade on developing customer insights. The bank’s initial desire to be innovative in the use of digital technology—to be a “22,000-person startup”—shifted quickly to focusing outward, on customers and customer journeys, to provide customers with simple, effortless banking ».


3. La transformation digitale s’appuie sur l’excellence du « operational backbone », des processus et du système d’information. Ce « backbone opérationnel » n’est pas le résultat mais la condition de la transformation digitale, de la même façon qu’un système d’information exponentiel est le socle de la transformation digitale (« Digital Business Is Built on an Operational Backbone »). Comme les auteurs le soulignent, l’excellence opérationnelle est simplement obligatoire. Les entreprises qui n’ont pas réussi à reconcevoir leurs processus métier pour s’adapter au monde numérique, ou celles qui n’ont pas réussi à remplacer leurs systèmes d’information vétustes (les « legacy systems ») n’ont pas les capacités pour tirer les bénéfices attendus de la transformation digitale. Tous leurs efforts pour améliorer leurs propositions de valeur sont trop lents et trop timides pour créer une différence. Les auteurs sont mêmes allés jusqu’à quantifier cette affirmation : «  Companies with an effective operational backbone are 2.5 times as agile (measured as reusing services in developing new offerings) and 44% more innovative (measured as percentage of revenue from new offerings) than companies without an operational backbone ». Parmi les nombreux exemples proposés dans le livre, celui de LEGO est particulièrement intéressant. Pour s’adapter à la richesse de la demande, le nombre de SKU (stock-keeping units) est passé de 6000 en 1997 à 14000 en 2004, et le nombre de fournisseurs différents est monté jusqu’à 11000, soit le double de Boeing. Dans un premier temps cette augmentation du catalogue a posé des problèmes multiples, en particulier sur la supply chain. Le travail massif sur le “operational backbone” a permis de reprendre le contrôle sur cette complexité, puis de créer de la valeur en faisant circuler les données pour créer des boucles de feedback : « More importantly, LEGO’s new PLM system exposed the cost and manufacturing implications of a new product early in its lifecycle, which informed decision-making around product innovation ».  Le travail entrepris par LEGO pour cette première phase, la digitalization avant la transformation digitale, est considérable : « This is the essence of digitization. It produces an operational backbone that replaces individual heroes with digitized processes. At LEGO, digitization was nearly a 10-year effort ». C’est d’autant plus important que, contrairement à ce que nous affirment ceux qui pense que la transformation digitale est déjà terminée, cette première étape n’est pas encore maîtrisée par la plupart des entreprises : « Our research indicates that, although companies have been engaging in digitization transformations since the late 1990s, the majority of companies do not have an operational backbone that will support their digital transformation ».

4. L’entreprise digitale utilise des plateformes pour construire un écosystème de contributeurs externes . Le cœur de la transformation digitale est la plateforme qui permet de construire les offres digitales à partir de composants modulaires qui encapsulent les données métiers, les processus et les capacités propres de l’entreprise. Le « operational backbone» contribue à la plateforme digitale en exposant des API : « To quickly enable the development of digital offerings that needed data and functionality from the operational backbone, PI Chile’s CIO decided to “wrap” core systems in APIs, that is, to develop APIs to act as intermediaries between the operational backbone and digital offerings ». Ce qui crée la réussite et la spécificité d’une plateforme digitale, c’est la modularité de son architecture qui permet à la fois l’agilité et la réutilisation : « A digital platform is a repository of business, data, and infrastructure components used to rapidly configure digital offerings. What’s so special about a digital platform? Reusable digital components. As they build a digital platform, companies accumulate a portfolio of components that may be useful in future digital offerings ». On retrouve ici les fondations d’une architecture bimodale entre le backbone opérationnel et les plateformes digitales, mais dans une acceptation intelligente qui a compris que tout doit évoluer, le backbone comme les plateformes : « So, as it builds its digital platform, it continues to try to modernize its operational backbone. For as long as companies require both efficiency and revenue growth, we anticipate they will need to invest in both a digital platform and an operational backbone ». La course à la construction de ces plateformes digitales est engagée : « Our research has found that big, established companies are still in the early stages of building their digital platforms, but that is rapidly changing », pour de bonnes raisons puisque l’analyse des cas collectés par les auteurs montrent les les entreprises munies d’une plateforme digitale dérivent trois fois plus de nouveaux revenus liés à des offres digitales que celles qui ne disposent pas encore de cet outil (qui sont l’écrasante majorité). La plateforme digitale se double également d’une plateforme « frontière » tournée vers les communautés externes de développeurs pour associer les forces de l’innovation ouvertes à la créativité interne de l’entreprise : « An External Developer Platform Extends a Digital Platform  An external developer platform (ExDP) is a repository of digital components open to external partners ».  Cette extension doit se développer progressivement, en étant à l’écoute du monde externe, pour apprendre de son environnement au lieu de deviner ce qui est attendu : « However, we do not recommend that companies guess what kind of external developer platform the world needs and set out to build that platform. Instead, they should first develop a valuable portfolio of reusable components for their own digital offerings ».

5. Le premier défi de la transformation digitale est d’absorber un flux continu de changement. La transformation digitale n’est pas un voyage d’un point de départ vers un point d’arrivée, c’est une transformation sur « un train en mouvement » pour lui permettre d’aller plus vite et accélérer de façon plus réactive. Le train (le voyage) ne s’arrête pas, la transformation est permanente. La transformation digitale est donc l’histoire d’une adaptation continue (l’homéostasie digitale) : « As technologies, customer demands, and strategic opportunities change, a business must adapt. The art of digital business design involves distinguishing what is relatively stable (e.g., core competencies, disciplined enterprise processes, master data structures) from those elements of the business that are expected to change regularly (e.g., digital offerings and features, team goals, apps, and people’s roles and skills) ». On retrouve dans cette belle citation l’importance de l’architecture d’entreprise pour construire une transformation digitale réussie. Sans surprise, Amazon est abondamment cité comme exemple d’une entreprise qui est capable de s’adapter de façon continue en absorbant les vagues successives de nouvelles technologies et en en tirant le meilleur parti – précisément la définition de ce que Salim Ismael appelle une « organisation exponentielle » : « Unlike most established companies, Amazon appears to absorb digital capabilities effortlessly as they become viable ». Amazon a compris depuis très longtemps l’importance de capturer l’intégralité des interactions avec ses clients (et pas seulement les transactions réussies, mais toutes les formes de demandes et de dialogues). Ce qui est remarquable dans l’histoire d’Amazon n’est pas simplement d’être capable de produire des nouvelles propositions de valeur inspirées par les nouvelles possibilités technologiques, mais d’être capable d’exécuter une transformation continue de ses processus et de son métier pour accueillir ces nouvelles propositions de valeurs. La rapidité du changement touche en premier lieu les “bords de l’entreprise », là où elle étend son périmètre en particulier au travers de la plateforme digitale. Cela facilite le travail de l’architecture d’entreprise puisque le rythme de changement n’est pas uniforme : « This pace of change is actually a blessing. For the foreseeable future, most companies will continue to generate the bulk of their revenues from their existing value propositions because customers usually expect existing products and services to remain available ». Si l’entreprise concentre le développement de son adaptabilité sur sa plateforme digitale, il est essentielle de ne pas reproduire les architectures du passé : « Be careful—it’s easy to start building monolithic digital offerings to address immediate opportunities without recognizing how those monoliths will limit speed when developing future innovations But long-term success is dependent on digital business capabilities, so companies should allocate resources to learning how to componentize offerings and build a digital platform ». On trouve au long des pages un plaidoyer pour les architectures de services (SOA) sans employer le terme (ce n’est pas un livre technique), et plusieurs références à la métaphore des systèmes vivants que j’aime employer dans ce blog : « Because software can and should change regularly, we think of digital offerings and their key software components as living assets ». L’ambition du système d’information exponentiel capable d’absorber les technologies exponentielles est illustrée, comme il se doit, par l’exemple de l’intelligence artificielle : « Artificial intelligence is a perfect example of a technology with lots of potential to change a business—or not ». La partie intéressante de cette phrase est le “or not” . Le livre montre bien que l’utilisation de l’intelligence artificielle n’est pas une capacité « hors sol » et qu’elle s’inscrit dans l’ensemble de la transformation digitale, depuis la stratégie, les processus jusqu’à l’engineering des données : « AI applications had significant bottom-line impacts and leaders were pleased with the results. They noted, however, that the company had been slow to realize its vision of becoming data-driven and customer-centric ».
6. Dans un monde complexe, incertain et volatil, la seule méthode d’exécution d’une stratégie est l’expérimentation. Puisque le monde est volatil, complexe et imprévisible, il est nécessaire d’adopter une approche itérative : « Because of uncertainty around both how customers want to be engaged and what customers want, digital offering development involves constantly testing the viability of ideas. This process is sometimes referred to as discovery-driven planning ». Cette approche est devenue une évidence dans le monde logiciel et le monde des services numérique, elle reste plus complexe lorsqu’il s’agit de construire des produits physiques : « R&D will take time to release a product, because it has to be more than perfect. And with good reason. Our products have safety functions. Then you have the world of software, which says, “Okay. Let’s experiment. Let’s iterate. Let’s do it like startups do. Let’s give them a Minimum Viable Product.” Connecting the two approaches is one of the interesting challenges of business leaders ». Le corolaire de l’expérimentation et des approche itératives est qu’il est fréquent d’échouer et qu’il faut apprendre à renoncer plus vite : « Even AUDI had to kill off its “share a car among five friends” app before rolling out successful mobility services. For new and old companies alike, digital offerings are born out of iterating with an idea until it finds the sweet spot … Iterating to find the intersection of what digital technologies make possible with what customers will buy is a test-and-learn process ». On retrouve dans le livre l’idée principale d’Eric Ries, l’innovation est un processus de création de « customer insights » par des expérimentations contrôlées avec rigueur : « Successful digital businesses have a natural ability to experiment with potential offerings so they can learn what they can do and what customers want. They have configured people, processes, and technologies to incorporate digital offering experiments into their DNA. In doing so, they are developing a building block we call shared customer insights, defined as organizational learning about what customers will pay for and how digital technologies can deliver to customer demands ».
7. Construire les capacités qui permettent de réaliser les ambitions de la stratégie digitale exige de trouver le bon compromis entre alignement et autonomie. Les équipes doivent être des équipes cross-fonctionnelles, autonomes et disposant des compétences nécessaires en propre : « Fully resourced teams, not matrixed functions. For component teams to succeed, they need easy access to all the resources required to deliver on their missions ». On trouve dans le livre plusieurs références au modèle de Spotify, sur lequel je reviendrai dans un futur billet, autour de quatre principes : des équipes autonomes qui possèdent leurs composant, une architecture modulaire pour fonder l’autonomie, un cadre global et une approche de partage continu d’information pour assurer l’alignement. Le livre fait également brièvement référence aux méthodes agiles, mais sans rentrer en profondeur. Ce livre ne traite pas de l’exécution de la stratégie logicielle qui est évoquée pour réussir sa transformation digitale.
Je termine ici en citant les recommandations que font les auteurs à la fin du livre sur les trois priorités qui découlent de ce livre pour exécute sa stratégie et sa roadmap digitale :
·       Fix the backbone   Most established companies find that their operational backbone is an impediment to digital success and that they must address its worst deficiencies before they can start to develop digital offerings.
·       Don’t put off your digital platform for long
·       Keep learning and building   Perhaps this goes without saying, but it’s probably impossible to simultaneously focus on all five building blocks, at least until some of the building blocks are well established.

3. The Digital Playbook


Le deuxième livre que je me propose de commenter est un peu plus ancien (2016). Il s’agit de « The Digital Transformation Playbook : Rethink Your Business for the Digital Age »  de David L. Rogers.  Ce livre n’est pas très diffèrent du précèdent dans son analyse globale, mais il apporte des recommandations qui peuvent être différentes parce que l’accent est mis sur des « building blocks » qui sont énoncés autrement : « Developing a digital-age competitive strategy requires that you understand these principles: platform business models, direct and indirect network effects, co-opetition between firms, the dynamics of intermediation and disintermediation, and competitive value trains ». Même si le titre parle de playbook, l’accent est plus porté sur la stratégie que dans le livre précédent, donc si vous lisez les deux livres, il vaut mieux commencer par celui-ci (si vous n’en choisissez qu’un, je vous recommande le précédent). Je vais de façon semblable, quoique moins détaillée, vous proposer les six points principaux qui ont retenus mon attention. J’ai essayé de souligner à la fois ce qui est commun, par exemple l’orientation client et l’importance de l’expérimentation, tout en approfondissant les contributions propres à cet ouvrage, en particulier sur la stratégie donnée.



1. La transformation digitale est en premier lieu une transformation stratégique, sur la façon dont l’entreprise produit de la valeur pour ses clients.  Même si le livre parle de technologie, il ne s’agit que d’un moyen et ce qui fonde la transformation digitale, c’est l’intention stratégique : « One central insight emerged and shaped the development of this entire book: Digital transformation is not about technology—it is about strategy and new ways of thinking ».  Il faut, bien sûr partir de son métier, ses processus et sa proposition de valeur. L’auteur cite Mike Weaver, responsable de la stratégie donnée de Coca-Cola : « The first step of the journey is to plan the changes in your business process—before you start buying all the latest hardware or cloud services ». Il ne s’agit pas non plus de minorer l’importance de la technologie pour réaliser la stratégie, mais simplement de remettre les choses dans l’ordre. Les technologies digitales, bien employées, sont de spectaculaires accélérateurs pour l’exécution : « Today’s start-ups have shown us that digital technologies can enable a very different approach to innovation, one based on continuous learning through rapid experimentation ». On retrouve, sous une forme différente, l’importance du “operational backbone », mais qui n’est qu’un pré-requis : « Digital transformation is fundamentally not about technology but about strategy. Although it may require upgrading your IT architecture, the more important upgrade is to your strategic thinking ».
2. Les entreprises doivent passer de leur vision de marché à des communautés et réseaux de clients.  Je ne reviens pas sur l’importance de l’orientation client, exprimée dans la section précédente. Ce qui est propre au livre de David Rogers, c’est de reconnaitre que les clients dans le monde numérique sont mieux informés, plus organisés et plus puissants. L’entreprise doit donc s’adapter en facilitant l’accès des clients – c’est le client qui choisit le lieu numérique de sa rencontre avec l’entreprise, et en devenant « une source de contenus à valeur » lui permettant de créer un engagement des prospects et clients. Elle doit également savoir personnaliser et adapter l’ensemble de sa présence, depuis ses contenus, ses conversations jusqu’à des produits et services au contexte unique de chaque client. Elle doit créer une connexion forte, émotionnelle dans le contexte B2C, avec ses clients, fondée sur le partage d’expériences. Elle doit respecter cette organisation en réseau numérique des clients et apprendre à travailler avec des communautés. Tout ceci n’a rien d’évident et représente une transformation sur le long terme : « For any large organization, this is definitely a journey. We’re waking up to the fact that we’ve been too passive by trying to engage with consumers in more traditional ways. How do you build an infrastructure for ongoing, real-time consumer engagement? It’s a challenge for behemoth companies who operate around the world ».
3. L’entreprise digitale est orientée client et guidée par les données.  Pour l’auteur, le premier défi de la transformation digitale est de savoir transformer l’énorme quantité de données qui est à disposition des entreprises en information produisant de la valeur. Cela commence par la définition d’une « stratégie données», essentielle pour orienter le travail technique de collecte, stockage, partage et transformation des données : « To create good data strategy, you must begin with an understanding of the four templates of data value creation, the new sources and analytic capabilities of big data, the role of causality in data-driven decision making, and the risks around data security and privacy ». Le livre propose cinq principes pour developper sa stratégie donnée : collecter des données dans toute leur diversité, penser que les données s’appliquent à toutes les étapes de la chaîne de valeur, s’intéresser encore plus à ce que les clients font qu’à ce qu’ils disent, et « dé-siloter » son infrastructure de donnée pour pouvoir combiner des points de vue multiples. On retrouve dans le deuxième point cette idée fondamentale de la rétro-propagation des données d’usage vers le design des produits, illustré dans ce livre par Netflix qui utiliser les feedbacks d’usage pour influencer les briefs créatifs des contenus à venir. Pour transformer des données clients en valeur métier, on retrouve des approches classiques, à commencer par les fameux « insights » : « The first template for value creation is insights. By revealing previously invisible relationships, patterns, and influences, customer data can provide immense value to businesses ». L’utilisation active de ces insights conduit au ciblage (targeting) et à la personnalisation : « By tailoring their messaging, offers, pricing, services, and products to fit the needs of each customer, businesses can increase the value they deliver ». On retrouve une citation de Mike Weaver : « We must understand consumers’ passions, preferences, and behaviors so we can market to them as individuals ». La dernière forme d’utilisation propose des données clients est de mieux comprendre le contexte, ce qui conduit également à la notion de « produits données ». Là où l’utilisation classique des données sert à optimiser les processus de l’entreprise (mieux voir, mieux comprendre, mieux prédire, mieux agir), l’approche service consiste à utiliser les données pour optimiser la création de valeur d’un partenaire, tandis que l’approche « produit données » consiste à fournir des données à un partenaire qui peut lui-même optimiser sa création de valeur. Un exemple classique est fourni par The Weather Channel, qui expose des données météo : « TWC is even using its data to create new products and services for industries like the insurance sector. For instance, it has built an app called Hailzone for insurers like State Farm and Travelers to offer their auto insurance customers ». Une stratégie donnée qui ambitionne de fournir des services conduit naturellement à penser à l’échange de données avec des partenaires comme l’exemple célèbre de GE Predix, ou celui de Caterpillar qui est cité dans ce livre : « Industrial equipment manufacturer Caterpillar now requires its 189 dealers to enter into data-sharing agreements; in return, it provides them with benchmarks and tools to improve their own sales efficiency and with customer leads generated from Caterpillar’s Web analytics ».  
4. La transformation digitale est une démarche d’apprentissage continu.  Ce livre insiste plus sur l’importance de l’expérimentation que le précédent, mais je n’insiste pas trop, c’est un sujet que je couvre abondamment dans ce blog : « Constant learning and the rapid iteration of products, before and after their launch date, are becoming the norm ». L’auteur établit une distinction entre l’innovation « convergente » pour améliorer des produits et des services existants, et l’innovation divergente, pour découvrir des nouveaux produits et services : « Innovating in the digital age requires that you have a firm understanding of both convergent experiments (with valid samples, test groups, and controls) and divergent experiments (designed for open-ended inquiry) ». L’influence de l’approche Lean Startup est évidente : « Fall in Love with the Problem, Not the Solution. This phrase is a mantra at many innovative companies, cited by Waze cofounder Uri Levine as well as Intuit CEO Brad Smith ». On retrouve des principes tels que : apprendre vite, itérer rapidement, construire une boucle de feedback de qualité, mesurer et tester ses hypothèses. Sans surprise, puisque Intuit est cité dans presque tous les livres mentionnés dans ce blog qui parlent d’innovation, on retrouve également une référence à la culture d’expérimentation généralisée pour tous : « The experiment-driven approach to innovation was not isolated to emerging markets but became the hallmark of Intuit’s company-wide efforts to rethink innovation. “We have gone from a company of 8,000 employees to 8,000 innovators ».
5. L’entreprise digitale utilise des plateformes comme modèle de création de valeur. David Rogers consacre une part importante de son livre aux plateformes et aux business models associés. Il emprunte au travail de Andrei Hagiu et Julian Wright la definition suivante: « A platform is a business that creates value by facilitating direct interactions between two or more distinct types of customers ».  Le livre insiste sur l’importance du « frictionless acquisition », c’est-à-dire de faciliter le plus possible le recrutement et l’usage pour les participants que la plateforme souhaite attirer. On retrouve une explication de la puissance des effets de réseau, et des raisons qui font de l’approche plateforme une dimension incontournable de la transformation digitale : « Three of the five most valuable companies in the world—Apple, Google, and Microsoft—have built their businesses on platform business models. The secret to their success—and that of many other companies—is that platforms provide several powerful benefits to the companies that can build them effectively ». Comprendre la puissance des plateformes ne signifie pas toujours vouloir créer sa propre plate-forme, il faut comprendre les relations de pouvoir entre écosystèmes et savoir utiliser les écosystèmes installés. Comme le souligne David Rogers, même les plus grands savent utiliser les plateformes de leurs compétiteurs : « But, in fact, all five are deeply enmeshed with each other, cooperating and linking their products and services. Apple devices have long run Google as their default search engine. Facebook is the most popular app on everyone’s mobile devices ».
6. La transformation digitale est la face positive de la disruption digitale. La transformation digitale s’invite dans la stratégie de toutes les entreprises parce que la révolution numérique crée de formidables opportunités de réinvention de la chaîne de valeur. La disruption se produit lorsqu’un acteur s’empare d’une telle opportunité alors qu’il n’était pas considéré auparavant comme un acteur du domaine : « Business disruption happens when an existing industry faces a challenger that offers far greater value to the customer in a way that existing firms cannot compete with directly ». La disruption ne caractérise pas l’innovation, elle ne signifie pas « très innovante », elle caractérise le positionnement dans la chaîne de valeur. La disruption est une surprise, on voit apparaître un concurrent auquel on ne pensait pas : «  Companies can expect to compete with more and more businesses that do not look much like them. We can think of this as a shift from symmetric to asymmetric competitors ». Autrement dit, il faut réussir sa transformation digitale pour ne pas se retrouver comme victime collatérale d’une disruption. C’est d’ailleurs précisément l’angle de « Exponential Organizations » : comprendre et développer les capacités qui permettent à d’autres acteurs d’aller dix fois plus vite. Une idée fondamentale du livre The Digital Playbook est que disposer des bonnes capacités digitales permet d’être un « fast follower » et de ne pas se faire « disrupter ». Il ne s’agit pas d’être toujours le premier, mais il faut pouvoir suivre si un concurrent innove de façon significative. Pour éviter de se faire « disrupter », il faut donc à la fois développer et maîtriser les capacités du monde digitale et comprendre leur impact possible sur la chaîne de valeur et les business models de son activité. Je cite David Rogers : « My theory begins with the assumption that the best lens through which to view disruption is business models. Many of today’s biggest disrupters are not introducing a new fundamental technology to the market (e.g., a new type of hard drive or mechanical excavator). Instead, they are applying established technology to the design of a new business model ». L’analyse des supply chains est un cas particulier des modèles qui sont fortement impactés par les technologies numériques (il suffit de regarder Amazon ou Alibaba) : « One of the biggest impacts of digital technologies has been on the relationships of businesses to the partners in their supply chain—the companies that supply critical inputs for the primary businesses’ own products or that create additional value and distribute or sell those products to their eventual consumers ».

4. Conclusion


On le voit, il s’agit de deux livres différents mais qui possèdent de nombreux points communs :

  • La transformation digitale est en premier une transformation stratégique qui modifie la proposition de valeur que l’entreprise fait à ses clients.
  • Cette transformation est fortement « orientée par les clients », en utilisant les caractéristiques du monde numérique pour créer une meilleure intimité. Le numérique n’est pas simplement un nouveau terrain de jeu (pour des nouveaux produits et services), ni un nouvel outil (pour l’amélioration continue de ses produits et services) mais également une nouvelle modalité de relation et de cocréation avec ses (futurs) clients.
  • La transformation digitale s’appuie sur un socle informatique qui permet de définir, collecter, traiter et valoriser les données de l’entreprise et de ses clients.
  • Les approches de plateformes sont incontournables dans le monde numérique parce que les technologies accélèrent les effets de réseaux.
  • Dans un monde complexe et imprévisible, une stratégie de transformation digitale s’exécute de façon itérative en utilisant des expérimentations pour appendre de façon continue.


J’ai pris grand plaisir à lire ces deux livres. Une fois le livre refermé, on reste néanmoins sur sa faim car un certain nombre de points importants sont évoqués, plus qu’ils ne sont abordés. On comprend l’importance des « building blocs » mais leur réalisation reste difficile à appréhender. Voici quelques exemples de questions qui restent ouvertes après la lecture :

  • Comment co-développer avec ses clients ? Comment mettre en œuvre le lean startup dans une grande entreprise qui n’a pas la culture ni les « ways of working » d’une startup ?
  • Comment architecturer le cœur (« operational backbone ») et les bords digitaux (« digital platform ») ?  Comment construire un système d’information exponentiel ?
  • Comment atteindre l’excellence logicielle (depuis la mise en œuvre des approches agiles citées dans ces deux livres jusqu’au développement des pratiques tournées vers la recherche de la qualité logicielle chère au software craftmanship), nécessaire à la réussite de l’exécution de cette stratégie de transformation digitale ?


Ces trois points sont précisément le sujet de mon prochain livre.