Le
billet de ce jour fait suite à de nombreuses suggestions que j’ai reçues de me
pencher sur la sociocratie,
en particulier suite à mon billet
précédent sur l’effet d’échelle. Les articles sur la sociocratie font
souvent référence à la cybernétique et aux « systèmes complexes », ce
qui a également aiguisé ma curiosité. Il m’a fallu plusieurs mois pour lire une
partie de l’abondante littérature et tisser les liens avec d’autres ouvrages ou
systèmes de management. Je suis arrivé à
une conclusion, plutôt négative, que je vais vous livrer autour de trois convictions :
- La sociocratie combine un ensemble de valeurs, diagnostics et pratiques qui correspondent bien aux enjeux du 21e siècle, mais c’est une approche contraignante et qui est en conflit sur plusieurs points avec les valeurs du « lean » ou même de l’entreprise 2.0 que je défends par ailleurs.
- La sociocratie n’est pas une architecture organisationnelle scalable. En particulier, ce n’est pas la réponse que je cherche à la maîtrise des flux d’information lorsque la taille de l’entreprise croît (malgré, et contrairement à, la référence systémique).
- La sociocratie est très marquée d’un point de vue culturel ; elle est adaptée à un petit nombre de cultures et de situations, mais n’est pas universelle. Ce qui ne signifie pas que la sociocratie ne soit pas une excellente source d’inspiration en termes de pratiques et de valeurs. A chaque entreprise de trouver ce qui peut lui servir, mais je n’y vois pas le modèle de management de demain. L’avenir dira si je me trompe – pour l’instant, les exemples sont assez peu nombreux.
La
sociocratie s’appuie sur un constat autour des défis des entreprises modernes
que je partage. Je ne vais pas ici faire une présentation complète, faute de
temps et de compétences, mais m’appuyer sur l’excellente présentation « Une méthode de
gouvernance pour le 21e siècle » que l’on trouve sur le
site www.sociocratie.net (je la qualifie comme telle car c’est un
résumé fidèle de documents plus longs, tels que l’article
de Buck & Endenburg). Le point de départ est le constat de quatre bouleversements qui présentent autant de défis aux entreprises : la
complexité, l’hétérogénéité (multiplicité des cultures et systèmes de valeurs),
l’éducation (augmentation des compétences et de la culture qui pousse à
remettre l’autorité en cause) et l’individualisme (importance croissante
du « soi »). Je ne reviens pas sur le premier et le dernier
point (cf. mon
livre), je suis assez d’accord avec le troisième et un peu plus méfiant sur
le second. De ces quatre défis, on conclut
la nécessité de mettre en œuvre : le management participatif, la
mobilisation de l’intelligence collective, l’entreprise 2.0, etc. (cet
« etc. » est suspect !). La sociocratie est présentée comme une
méthode pour mettre ce changement culturel en pratique. Je ne vais surement pas
m’inscrire en faux ni sur le besoin de changer la culture ni sur le fait de
s’appuyer sur les trois axes que je viens de citer, mais je ne crois pas que ce
soit « la » solution, ce n’est qu’une partie de la solution. Pour
cette mise en œuvre, l’approche proposée par Gerard Endenburg (le
père de la sociocratie dont il est question ici, même si le terme a été
introduit par Auguste Comte) s’appuie sur quatre règles :
- L’utilisation d’équipes appelées « cercles » comme unité d’organisation. Le cercle est une structure semi-autonome qui prend les décisions correspondant avec son domaine d’activité. Le « cercle » couvre aussi bien l’équipe opérationnelle que l’équipe de directions. Chaque cercle définit sa vision et sa mission.
- L’outil de décision est la méthode du « consentement » qui consiste à obtenir un consensus assez fort, qualifié par l’épuisement des « objections valables ». On n’est pas dans le « consensus absolu », mais il faut que toutes les voix discordantes aient pu s’exprimer et que les objections « constructives et circonstanciées » aient été traitées. C’est plus fort que le « rough consensus » de l’IETF ou le « agree to disagree » des Anglo-Saxons, mais moins fort qu’un consensus Japonais.
- Le double lien est le point le plus original : il s’agit de doubler l’interpénétration des cercles au moyen d’un binôme – un membre élu par le cercle « inférieur »/ « opérationnel » (il subsiste une notion de hiérarchie) et un membre désigné (par sa fonction hiérarchique). Par exemple, dans un comité de direction, chaque sous-direction est représentée par son manager (hiérarchie) et par un membre élu de la sous-direction.
- Les fonctions et responsabilités sont affectées au moyen d’un « vote sans candidats », dans lequel chacun « nomine » son candidat favori, puis le cercle décide par consentement et/ou vote.
Je vais
maintenant me livrer à une analyse critique personnelle, mais il faut souligner
qu’il s’agit d’une méthode cohérente et remarquable (il y a quelques exemples
notables de succès, dont celui de l’entreprise de Gerard Endenburg). C’est donc
une source intéressante d’inspiration, en particulier pour mettre en œuvre des
démarches 2.0 de mobilisation de l’intelligence collective (cf. présentation
de Danone, en particulier dans les modalités d’animation).
L’importance de l’autonomie des équipes, de reconnaitre la voix de chacun, de
briser les strates hiérarchiques dans l’organisation des responsabilités et des
comités, de chercher l’appropriation (et une certaine forme de consensus
jusqu’à un certain point) ... toutes ces idées sont pertinentes et
reconnues comme telles dans l’ensemble
de la littérature sur le management.
En
revanche, la structure de la double intersection des cercles est lourde et elle
ne me semble ni scalable, ni efficace pour des grandes entreprises. Cette
double représentation crée des comités et lieux de décision avec un grand
nombre de personne, ce qui n’est pas judicieux par rapport à la volonté d’agilité
(face à la complexité). Ce sujet de l’importance du (faible) nombre de
participants en réunion est traité dans mes deux derniers livres, mais je vous
recommande également « Size Matters :
How Big Should a Military Design Team Be ? » de M. L.
Hammerstrom, qui est riche en références et données chiffrées. La taille idéale d’un cercle ou d’une
équipe reste 6 à 8, ce qui se prête mal à la double représentation (hormis pour
les cercles « feuilles » de l’arbre hiérarchique). Le « double
cerclage » des organisations est contraire à la modularité des
organisations telle que la décrivait Herbert Simon (lire « Modularity,
Flexibility, and Knowledge Management in Product and Organization Design » :
l’efficacité vient bien de la capacité de self-organisation et composition
d’une organisation modulaire avec des unités autonomes, mais il faut favoriser
un couplage faible et une coordination légère et agile, ce que le double
cerclage ne réalise pas). Autrement dit, l’organisation sociocratique est
lourde, à la fois dans le nombre de personnes impliquées et dans les processus
de décision qu’elle doit suivre, ce qui la distingue nettement de l’entreprise
« lean » façon Toyota ou
même de l’entreprise « agile » qui est la cible de l’entreprise 2.0.
Mon intuition est que la culture « entreprise 2.0 » est une autre
façon, plus moderne, de répondre aux problèmes soulevés par Gerard Endenburg.
Plus
précisément, en lisant les écrits de Gerard Endenburg, on comprend qu’il s’agit
d’un enjeu de culture d’entreprise, mais que le modèle proposé n’est en rien
universel. Au contraire, il me semble fortement « typé » dans trois
dimensions :
- D’un point de vue géographique/culturel, il est profondément adapté à la culture néerlandaise. Il convient de lire « la logique de l’honneur» de Philippe d’Iribarne pour comprendre comment chaque culture se comporte différemment par rapport à l’autorité du chef et à l’organisation de l’autorité dans l’entreprise. Ce n’est pas un hasard si une approche sociocratique fondée sur le consensus émerge aux Pays-Bas. Tout au contraire, comme le souligne également Pierre Servant dans « Le complexe de l’autruche », la culture française place le chef et l’engagement pour le chef en position centrale pour susciter l’action. Cette remarque n’est en rien une excuse quant au « syndrome du petit chef », qui est une triste réalité dans de nombreuses entreprises et un des arguments mis en avant par les partisans de la sociocratie. Je pense également aux travaux de Gert Hofstede (cf. le « Power Distance Index » que j’ai déjà cité plusieurs fois). L’approche sociocratique est à la fois plus difficile à installer et moins pertinente dans des pays dont le PDI est elevé (68 pour la France, contre 38 aux Pays-Bas ou 40 aux USA).
- Il est typé "organisationnellement" et correspond à une activité industrielle avec une forte hiérarchie (que la sociocratie permet de faire évoluer). Autrement dit, la sociocratie est une réponse à des problèmes que toutes les organisations ne rencontrent pas forcément. En particulier, dans le monde du service ou du logiciel, il y a d’autres façons de décloisonner les strates hiérarchiques et de s’assurer que la « voie du terrain » est entendue.
- On peut ajouter qu’il est typé « temporellement » puisqu’on reconnait la problématique des années 70-80. On retrouve des principes d’ « autogestion » qui sont différents de l’auto-organisation du 21e siècle telle que décrite par Clay Shirky.
De fait,
non seulement les exemples sont peu
nombreux, mais certains ne sont que faiblement alignés sur l’ensemble des
pratiques sociocratiques. Tout le monde parle de Semco, à juste
titre … mais si les ambitions et les valeurs de Ricardo Semler sont très
semblables à celles d’Endenburg, l’organisation pratique de Semco est surtout
centrée sur l’aplatissement de la hiérarchie, la
participation/responsabilisation de tous et l’autonomie laissée au
« terrain ». Les
principes et valeurs de Semco sont remarquablement compatibles avec le
« Toyota Way ».
Ce qui précède
est une tentative d’analyse rationnelle, qui ne capture pas un ressenti plus
instinctif, celui que la sociocratie ne recoupe pas mon expérience personnelle
de ce qui rend une entreprise efficace. Au risque de caricaturer ma pensée et
d’être quelque peu provocant, voici trois constatations qui s’imposent et ne
sont pas de nature « sociocratiques » :
- Il existe une très grande variation de compétences, à tous les niveaux, et l’entreprise doit reconnaitre et s’appuyer sur les contributeurs les plus talentueux (ce qui suppose de leur donner l’autonomie de pouvoir le faire). Cette affirmation traduit mon appartenance historique au monde du logiciel (cf. Tom de Marco), mais on retrouve cette conviction de l’unicité des talents chez la plupart des grands dirigeants américains (je pense évidemment à la biographie de Steve Jobs).
- Il y a des individus coopératifs et des individus non-coopératifs, et l’entreprise doit apprendre à reconnaître/valoriser les premiers et mettre les autres dans l’incapacité de nuire. La pensée unique « il n’y a que des braves gens dans des mauvaises organisations » ne correspond pas à mon expérience personnelle.
- Une entreprise, en particulier en France pour des raisons qui sont bien expliquées par Pierre Servent ou Philippe d’Iribarne, a besoin de « chefs ». Le manager joue un rôle clé dans la communication, c’est un pivot dans les flux de transmission d’information. C’est précisément un des enseignements systémiques (cf. mes messages anciens sur l’importance d’un chef de projet qui se déplace plutôt que de simplement convoquer en réunion). Le manager joue un rôle symbolique (cf. Bolman) parce qu’il incarne un objectif, un projet, une fonction. La nature humaine est ainsi faite que nous avons plus de faciliter à suivre une femme un homme, plutôt qu’un comité, une idée ou un document. On retrouve l’importance du charisme (savoir susciter l’adhésion et le rassemblement), nuancée par cet aspect « symbolique » (la fonction attribue un « rôle symbolique » au manager indépendamment de son charisme). Mon expérience en tant que DSI est que c’est la fonction qui crée le talent et non pas l’inverse. L’organisation, pour bien fonctionner, a besoin d’incarner certaines missions, en particulier celles qui nécessitent de la mémoire et de la vision, pour garantir la bonne exécution des décisions à longue échelle de durée (c’est précisément une remarque systémique).
Le titre
du billet est également un clin d’œil par rapport au thème « la
fin du management ». Sans rentrer dans le
détail du sujet, qui mériterait au moins un billet à lui tout seul, ce que
je viens d’écrire me classe clairement dans les sceptiques. Je ne crois pas du
tout à la fin du management : au contraire, l’augmentation de la
complexité, qui le thème commun à tous mes livres et à ce blog, ne peut pas
être traitée sans un recours au management. Ce n’est pas le même management que
celui du 20e siècle, mais nous avons toujours besoins de managers. L’entreprise a besoin de leaders, qui incarnent
une vision, un projet ou un produit, pour les raisons que je viens d’évoquer
(capacité de susciter l’adhésion et l’effort) et parce qu’il faut mobiliser et
faire circuler l’énergie pour relever les défis des entreprises. L’entreprise a
également besoin d’un système de management qui détecte, reconnait et donne l’autonomie
nécessaire aux contributeurs clés (la traduction de « empower » me fait ici défaut).
Pour terminer, elle a besoin de mettre en place l’orchestration du
travail collaboratif et de favoriser une culture de coopération. C’est
précisément un des rôles du management du 21e siècle, je vous
renvoie au chapitre 9 de mon livre « Processus et Entreprise 2.0 ».
Si l’on reprend la liste des rôles du management dans une vision classique,
telle qu’articulée par Fayol : prévoir, organiser, commander, coordonner,
contrôler, il y a bien un changement à opérer, mais les fondamentaux demeurent.
Il y a moins de prévision (complexité), moins d’organisation
(auto-organisation), nettement moins de commandement (autonomie => passer
de « control & command »
à « recognition & response »)
et de contrôle, mais toujours autant de coordination, voire davantage. Les
nouveaux rôles auxquels je fais allusion dans mon livre (éditeur, mentor,
animateur) sur surajoutent aux rôles anciens qui se transforment.