Le titre de mon billet est le
sous-titre du livre de Marco Tinelli, “Le
Marketing Synchronisé”, dont je vais vous parler aujourd’hui. Marco Tinelli est le
patron de FullSIX , un
des meilleurs spécialistes en France du marketing digital et de l’économie
numérique. Le succès impressionnant du groupe FullSIX lui donne une légitimité
fondée sur l’expérience, qui est évidente lorsqu’on lit ce livre.
« Le Marketing
Synchronisé » est rapidement devenu la référence du domaine, parce qu’il
reprend, explique et illustre les principes du marketing digital que l’on
trouve dans les livres classiques américains, dont les incontournables que je
cite souvent ici (« The Cluetrain
Manifesto », « Wikinomics »,
« the Intention
Economy », « The
Lean Startup », etc.). Mais il y a bien plus qu’une excellente
synthèse, précisément parce qu’elle est nourrie par l’expérience. Tout comme
« The Lean Startup », ce
livre combine une réflexion très claire et structurée, avec des exemples
multiples qui permettent de mieux comprendre, tout en amplifiant la
crédibilité.
Comme toujours, ce billet ne prétend
pas être un résumé, mais plutôt une sélection d’idées qui alimentent ma propre
réflexion, dans ce cas sur l’”homéostasie
digitale”, c’est-à-dire l’adaptation nécessaire des entreprises à leurs
consommateurs numériques. D’une certaine manière, le livre de Marco Tinelli est
un approfondissement des sept principes que j’ai proposés dans le billet du
mois de Mars.
1. Markets are conversations
Le point de départ de la réflexion
sur le consommateur numérique reste la formule choc du « Cluetrain
manifesto » : « Markets are conversations ». La relation
client devient une conversation lorsqu’elle est respectueuse, à double sens, et
alignée sur temps du client. Doc Searls a une jolie formulation de cette
transformation dans « The Intention Economy » : on est passé d’un
monde qui commence par une transaction commerciale, qui donne lieu à une
conversation, qui construit sur la durée une relation, à un monde digital dans
lequel il faut construire une relation de confiance, qui permet d’ouvrir des
conversations, qui donnent lieu à des transactions. Puisque j’ai lu
« Le Marketing synchronisé » en format numérique et que j’ai profité
de Kindle pour souligner les phrases clé, je vais innover en introduisant
chaque point important de mon résumé par une citation extraite du livre:
- « C’est un fait qui devrait faire réagir toute l’industrie : les gens n’aiment pas la pub. Ils ne la trouvent ni utile, ni convaincante, ni pertinente. Ils la considèrent comme une intrusion, une pollution sonore, visuelle, intellectuelle.” Je vous renvoie à la lecture du livre pour plus de détails et de statistiques. « Pull versus push », c’est-à-dire passer de la communication que l’on impose au consommateur à une conversation tirée par les besoins et le calendrier du client est un impératif factuel.
- « Le consommateur n’est pas une cible à agresser et à conquérir. Il est en position de force et impose un nouveau contrat aux marques : je peux donner mon attention et mon temps si l’on me donne de la valeur en échange”. On retrouve ici le thème central de l’attention du client, qui se mérite. Le consommateur est à la fois mieux informé, mieux éduqué et organisé, grâce aux communautés d’intérêt.
- « Il faut savoir donner pour prendre. Autour d’une idée d’échange de valeur d’usage avec le consommateur, les marques peuvent utiliser leur communication pour les inviter à interagir, et non pas forcément à acheter immédiatement. » C’est le point fondateur de la conversation, c’est un échange, qui est partiellement désintéressé. La communication redevient un acte de don, elle doit apporter de la valeur au client. Elle passe donc par un investissement, qu’il s’agisse de contenus ou de services, selon le modèle freemium, rendu célèbre par le best-seller « Free » de Chris Anderson.
- « Une marque qui investit pour convaincre grâce à la pertinence est donc une marque à la fois authentique et respectueuse du consommateur, deux facteurs clés de succès à l’ère digitale ». C’est un point essentiel qui n’est pas encore suffisamment compris : pas de stratégie digitale sans stratégie de contenus. De même qu’une entreprise digitale est presque toujours une entreprise avec une véritable stratégie et compétence logicielle, une entreprise digitale est forcément une « media company ». La stratégie de contenus nourrit l’échange régulier avec le client (don « gratuit » de valeur), et l’approche de « média synchronisé » (le bon contenu, au bon moment, sur le bon terminal, au gré du client) est une marque de respect … et d’efficacité.
2. Le Marketing Synchronisé est la rencontre de “Big Data” et des “Conversations”
Les idées relatives aux conversations sont anciennes, on les trouve également bien exprimées dans un rapport de 2003 de l’IFTF : « The Consumer-Driven Organization ». Ce qui a changé dix ans plus tard est la capacité technologique à utiliser les données client disponibles pour créer et nourrir ces opportunités de conversation. Il y a bien deux dimensions de synchronisation qui sont très bien expliquées par Marco Tinelli : utiliser toutes les données disponibles, toutes les traces numériques, pour comprendre le client d’une part et utiliser la technologie informatique pour réagir et s’adapter en temps réel au client. Voici un aperçu au travers de quelques extraits :
- « Au cœur de la synchronisation se trouve le fait qu’une campagne peut maintenant se comporter comme un organisme vivant. Grâce aux données obtenues en temps réel et aux outils pour les interpréter et les transformer en actions, les campagnes peuvent maintenant évoluer en fonction de la réalité mesurée ». Cette métaphore biologique est très riche et nous renvoies aux thèmes des systèmes complexes maintes fois évoqués dans ce blog : la campagne marketing est un système adaptatif qui réagit de façon homéostatique à son environnement. Nous pouvons convoquer une fois de plus François Jullien : au lieu d’un plan « grec » défini à l’avance, la campagne marketing devient une «stratégie chinoise » d’opportunité dont le centre est le comportement du client. C’est très élégant conceptuellement, mais ce degré de « customer centricity » demande un véritable « lâcher prise » qui n’est pas simple pour nos entreprises.
- « L’intelligence client est sans aucun doute la bataille la plus importante de l’ère digitale ». L’intelligence client est le moteur de ces conversations synchronisées, c’est qui permet d’alimenter l’approche « pull ». L’intelligence client est nourrie par les données que l’entreprise sait et peut collecter. Il y a une double dimension de sens (de vision) et de confiance. La vision est nécessaire pour que la collecte fonctionne (en théorie, on pourrait collecter et définir la vision ensuite, mais la pratique est différente). La confiance est nécessaire pour que la conversation fonctionne, et pour que client accepte que ses données soient collectées.
- « La thèse principale était que le marketing est bien plus efficace si l’on demande la permission au consommateur de lui parler, ce qui est aujourd’hui possible en utilisant le digital ». Cet argument revient sur l’utilisation de la technologie numérique pour intensifier l’opportunité de conversation, par rapport à ce qui était possible il y a 10 ans. Qu’il s’agisse de l’omni-présence des smartphones, des réseaux sociaux, de la spectaculaire pénétration des « casual games », il existe de multiples opportunités d’offrir au futur client le choix et l’opportunité de rentrer en contact avec la marque.
- « On parie sur la force du contenu mis à disposition pour que les consommateurs se passent l’information entre eux par e-mail, via Facebook ou tout simplement par le bouche-à-oreille. Ce phénomène s’appelle aussi earned media ou « média mérité » ». On retrouve ici les mots clés essentiels : contenu, mise à disposition, besoin pour l’entreprise de « mériter » l’attention. Les réseaux sociaux sont clairement sous le contrôle des consommateurs, mais ils n’en créent pas moins de formidables opportunités de communication pour les entreprises qui jouent le jeu de la conversation.
3. Co-créer des expériences avec le client
Le concept de « experience co-creation with customer »
est au cœur du best-seller
de C.K. Prahalad et V. Ramaswami (2004). Ce concept se décline à la fois
sur le long terme, pour créer des produits (c’est le cœur du lean
startup) et sur le court-terme, quand il s’agit de campagnes de marketing
et de communication. On retrouve une idée simple et formidable exprimée dans
« The World is
Flat » : l’aboutissement ultime de la personnalisation n’est pas
l’hypertrophie de la technologie pour prédire exactement ce que veut chaque
client, c’est de laisser le client libre de faire ses propres choix pour se
constituer son expérience, unique et adaptée. Cela ne signifie pas qu’il faille
faire faire au client des choses inutiles : son temps est précieux et
l’objectif de l’entreprise digital doit être au contraire de lui faire gagner
du « temps disponible ». Les formulaires qui déchargent le
back-office de l’entreprise ou ceux qui cherchent à renseigner des profils
détaillés pour nourrir le « lead management » font partie d’un autre
âge numérique et n’ont plus leur place dans le monde d’aujourd’hui et encore
moins dans celui de demain. Voici un ensemble de réflexions autour de ce
troisième thème :
- « Les ingénieurs qui ne comprennent pas qu’ils contribuent à créer des expériences utilisateur sont condamnés à changer de métier ». Le terme « expérience », en particulier dans l’expression « experience design », est devenu un des « buzzword » du digital, remplaçant produit et service. En fait il ne s’agit pas de remplacement, le monde numérique a besoin de produits et besoin de services, mais c’est l’expérience qui donne le sens, et c’est le client qui est l’architecte de son expérience.
- « La plupart des créatifs qui travaillent en agence vous le diront, les clients tuent les idées. Car ils demandent aux concepts et aux messages de remplir tellement de fonctions qu’ils deviennent des fourre-tout qui en disent tellement qu’ils ne disent plus grand-chose. » J’ai souligné cette phrase qui est essentielle pour réaliser des nouveaux produits et services, pour deux raisons. Tout d’abord, parce qu’elle met en garde contre la tentation du « couteau-suisse », contre l’empilement des fonctionnalités, contraire à la simplicité recherchée par les utilisateurs dans le monde numérique. Deuxièmement, il est important d’apporter des solutions qui soient à la fois utiles (par rapport à un « pain point ») et flexibles, pour que l’utilisateur se les approprient et les remplissent de son propre sens. « La clé créative de l’ère digitale est donc de créer des concepts, des cadres d’expression à forte valeur ajoutée pour chacune des personae, mais qui laisse suffisamment de champ d’expression pour nourrir de nombreuses idées à la fois variées et successives. »
- Je n’ai pas le temps ici de rentrer dans le détail du concept des personae, qui est un outil fondamental du design d’expérience et qui est bien expliqué dans le livre. L’orientation client se pratique sur trois échelles de temps : avant, pendant et après la création. Le concept de persona permet de « convoquer » le client avant la création, tandis que la création incrémentale et interactive utilise le client pendant la création. L’analyse quantitative et qualitative, après le lancement, complète cette « customer centricity ». « L’industrie du marketing digital, plus perméable à cette nouvelle culture, a importé cette démarche, l’a croisée avec des éléments historiques de réflexion marketing, faisant des personae un outil de réflexion redoutablement efficace pour les marques ».
- « Les marques sont mondiales, l’expérience qu’elles offrent est locale. Tout ce qui est digital est géolocalisable. La publicité, les contenus, les services, les offres, la forme, le fond, tout se rattache au contexte, là où est le consommateur ». Cette phrase exprime de façon concise l’articulation entre le produit qui est global et l’expérience qui est locale et contextualisation. La synchronisation du marketing, c’est de permettre au client de reconnaitre la marque globale, tout en construisant une expérience sur mesure. La « contextualisation », en fonction du temps, du lieu, de l’action en cours, des désirs (pour faire référence une fois de plus à l’économie de l’intention), va devenir une des capacités technologiques les plus différenciantes pour les entreprises numériques.
4. Tester et mesurer
La dernière partie de ce billet traite d’un sujet qui
est devenu banal, mais dont la pratique n’est pas encore banalisée. Il s’agit
de l’optimisation par la mesure, une des caractéristiques majeures des « géants du Web » tels que décrits
par Octo, et également une des clés du lean
startup. Depuis l’A/B
testing jusqu’à l’analyse des mouvements oculaires en
passant par l’analyse des
traces de navigations, il existe de multiples méthodes pour
savoir ce qui plait pour de vrai et ce qui est véritablement utile. Il y a des
exemples très intéressant dans le livre « Le Marketing synchronisé »,
je vais ici me contenter de souligner quelques idées essentielles :
- « L’économiste Tim Hartfor a une obsession : dans un monde de plus en plus complexe, le Trial and Error est la solution aux problèmes de modèles, et ce qui freine l’adoption de cette démarche est le God Complex, ou le sentiment des décideurs et des entreprises qu’ils peuvent et doivent avoir juste du premier coup». J’ai repris cette citation un peu longue car elle me semble essentielle, c’est le résumé de l’ensemble de la démarche du « test and learn ». Une des thèses principale de ce blog, tout comme de mon livre « Processus et Entreprise 2.0 », est que la complexité croissante de notre environnement rend cette approche d’essai et apprentissage obligatoire.
- « Mais la mesure ne sert à rien si elle ne permet pas de réagir, de piloter ». C’est une des caractéristiques principales du monde numérique : le circuit court entre la mesure et la réaction, l’adaptation. C’est ce que nous avons souligné dans la deuxième partie, la technologie numérique ne sert pas seulement à collecter les mesures et les données en temps réel, elle sert également à modifier ce qui est proposé au client.
- Le ROI (Return on Investment) d’une campagne de marketing synchronisé ne se planifie pas, il se mesure et il s’optimise. On retrouve ici le principe clé du lean startup : une startup est une usine à business model, dans le sens où le modèle d’affaire efficace est le résultat, en fin de développement de la startup, et non la condition de départ. Une fois de plus, c’est une question de complexité : l’importance de la « traction » (usage réel de l’ensemble des utilisateurs) dans la génération de valeur est combinée avec sa nature « non linéaire » (boucles de propagation et renforcement viraux) qui rend la prévision très aléatoire. Dans le monde digital, on prend bien sûr des décisions basées sur les retours sur investissements, mais ces retours s’évaluent de façon factuelle, une fois que le client est effectivement en place dans la boucle, pas de façon théorique et prédictive. C’est pour cela que l’on parle du principe de la perte acceptable (affordable loss) - ce principe est évoqué dans mon billet sur les écosystèmes logiciels. C’est probablement le principe fondamental de l’économie digitale et du “marketing synchronisé” : la place du client est telle dans la création de valeur, et la sophistication des expériences est telle, qu’il n’est pas possible de prévoir, il faut donc « se contenter » de mesurer et de s’adapter.
- « C’est le fondement de la nouvelle philosophie du marketing et de la communication à l’ère digitale : il faut faire et dans l’action, dans l’interaction avec les consommateurs, les marques apprennent, deviennent plus expertes, plus justes ». On retrouve ici la dimension apprentissage de « test & learn ». Cet apprentissage se fait dans l’action, dans l’interaction mesurée avec les utilisateurs. Les lecteurs attentifs de ce blog reconnaitront mon plaidoyer pour l’action en tant que source d’innovation digitale.
- « On oublie trop souvent que dans KPI (Key Performance Indicators, ou indicateurs clés de performance) la première lettre est le K de key, ce qui implique de se concentrer sur un nombre limité d’indicateurs pertinents sur lesquels on peut agir ». Je ne cite cette phrase, très proche de ce que j’écris dans mon propre livre, que pour souligner qu’il y a de multiples autres sujets intéressants abordés dans « Le Marketing Synchronisé ». En particulier, Marco Tinelli aborde le sujet complexe du respect de la vie privée et des données, et de l’importance de l’écosystème réglementaire. Il écrit par exemple : « Dans un monde de communication centrée sur la synchronisation, la seule chose que puisse faire un législateur averti c’est d’encourager l’émergence d’un écosystème de données exploitables dans le respect de la vie privée ». Je reviendrai sur ce sujet à la fin de l’été, suite au rapport que je suis en train d’écrire pour l’Académie des Technologies sur les risques et opportunités autour du « Big Data ».
Pour conclure, je voudrai souligner
que ce livre, même s’il traite en premier lieu des campagnes marketing, est une
vraie réflexion sur l’économie et les consommateurs numérique, qui s’applique
également à la création de produits et services. Par exemple, il permet de
comprendre ou de redécouvrir les principes du MVP (Minimum Viable Product) : il faut faire des MVP
pour pouvoir mesurer « pour de vrai » ce qui apporte de la valeur au
client, et commencer de la sorte la co-création. Les sondages d’opinions et les
études clients à priori ne permettent pas de savoir ce qui est vraiment utile
(de Henry
Ford à Steve
Jobs, les exemples abondent). Même sur une population éclairée (de
marketeurs, de développeurs, de designers), le vote n’est pas un outil pour
savoir ce qui sera utile et efficace. Les utilisateurs sont capables de donner
beaucoup de feedback, et d’excellente qualité quand ils sont confrontés à une
solution, pas à un rêve. Le MVP, c’est
précisément l’objet qui permet de recueillir le feedback produit. C’est ce qui
fait écrire à Marco Tinelli : « La
stratégie, la création et l’exécution
sont devenues une seule et même chose, avec un seul arbitre : le feedback
consommateur qu’est la performance mesurée ».
Une
fois de plus, cette affirmation est facile à faire mais demande un véritable
lâcher prise dans l’exécution. La célèbre citation de Reid Hoffman, le
fondateur de LinkedIn , illustre cette difficulté à mettre en place le concept
du MVP « pour de vrai » : « If you are not embarrassed by the first
version of your product, you’ve launched too late. ». Je vous
renvoie également à la
vidéo de Sebastian Thrun, un des innovateurs les plus
talenteux de cette décennie, dont la recette pour innover est
simplement : « build it, break it, improve it ».