Ce billet reprend et approfondit un thème qui m’est cher: l’importance des jeux et des exercices dans l’apprentissage, et leur complémentarité. Je vais insister sur deux formes particulières : le jeu stratégique, de type « serious game », qui sert à appréhender, par exemple un environnement concurrentiel complexe ; d’autre part, le « playful exercise », l’exercice de pratiques telles que les katas empruntés aux arts martiaux dans le monde du lean management.
D’un certain coté, il n’y a rien d’original
– les exercices, sous une forme ludique ou sérieuse, font partie de la
panoplie pédagogique depuis l’antiquité - mais je
persiste à penser que l’accroissement de la complexité, dans le monde du
21e siècle et dans l’entreprise, rend ce principe du jeu et de l’exercice
encore plus important, en particulier lorsqu’il s’agit d’apprentissage au sein
de l’entreprise. L’impérieuse nécessité de l’apprentissage dans un monde
complexe est aujourd’hui bien assimilée, en partie depuis le best-seller de
Peter Senge, The
Fifth Discipline.
La complexité de leur environnement (le
marché, les consommateurs, les fournisseurs, …) rend les entreprises plus
complexes, car elles sont en équilibre homéostatique avec cet environnement. Ce
que j’ai écrit dans mon autre blog sur les systèmes complexes s’applique
aux entreprises. Sans reprendre ce qui est détaillé dans ce blog
ou dans mon livre,
voici quatre idées clés que j’utilise en introduction de la plupart de mes
exposés :
- La complexité croissante rend la prévision difficile voire impossible,
- La complexité de l’environnement échappe le plus
souvent à notre compréhension,
- La
complexité échappe à l’abstraction : un modèle simplifié a toutes
les chances d’être faux, les problèmes complexes se résolvent « sur
le terrain ».
- La complexité exige la variété des points de vue
et des compétences, la résolution devient un travail d’équipe.
Je pourrais également citer l’excellent
TED talk d’Yves Morieux, qui décrit la complexité comme principal défi en
matière d’organisation pour les entreprises. Je reviendrai sur certaines des
six règles de simplification qu’il propose.
Mon propos n’est pas de critiquer
l’augmentation de la complexité. Le monde n’est pas trop complexe dans le
sens où cette complexité est la signature de la vie, de l’évolution et des
nouvelles opportunités. En revanche, elle marque la fin du Taylorisme, il
faut changer de façon de travailler.
1. Serious Games
J’ai déjà abordé de nombreuses
fois l’intérêt du jeu en entreprise comme outil d’apprentissage stratégique,
dans la tradition des war games
militaires. Je vais creuser ici les raisons qui
sont directement liées à l’augmentation de la complexité:
- La pratique du jeu permet de développer son
intuition, par accumulation de situations. C’est ce qu’explique bien
Malcom Gladwell dans Blink, ou,
de façon plus approfondie, Daniel Kahneman dans « Thinking,
fast and slow ». Un monde complexe demande de développer des
capacités d’induction
en complément des capacités de déduction (raisonner à partir de cas).
- Développer des réflexes « adaptatifs »
(un 2eme type de réflexes, complémentaire de ceux qui sont développés au
moyen des exercices - cf. section suivante). Ici aussi, on pourrait faire
référence à Blink ; là où l’exercice enseigne un réflexe déterministe
(une situation donnée entraine une réaction précise), le jeu de type « war game » développe une
capacité à « improviser » à partir de ce qui est fournit par l’enseignement.
- Ouvrir la perception, c'est-à-dire à contrôler la
tendance naturelle à filtrer les signaux et à diriger son attention sur ce
qui est « attendu ». On pense ici à l’exemple archi-célèbre du test d’attention
sélective et du gorille. Dans
la « maîtrise » des situations complexes, la
capacité à percevoir sans a priori est essentielle.
- Corriger
les présupposés (ce que les américains appellent les « beliefs »). Ce qui freine le
plus dans un environnement complexe, ce sont les choses fausses que nous
croyons savoir. Ce n’est pas nouveau puisque Mark Twain déclarait déjà :
« It
ain't what you don't know that gets you into trouble. It's what you know for sure that just ain't so”. En dix ans d’expérience de jeux stratégiques dans
l’entreprise, c’est le bénéfice qui me semble le plus évident. Un
cas évident et d’intéressant d’application est le plan stratégique
classique dans nos entreprises: un modèle Excel est bien mieux défini par
ce qu’il ne contient pas que par les quelques formules qu’il contient ! Ce
qu’il ne contient pas ce sont les “présupposés simplificateurs – cf. toutes
choses égales par ailleurs”, qui permettent de projeter un système
complexe non-linéaire dans un tableur « bien élevé », mais très
simplificateur.
- Développer la nature antifragile
de l’entreprise et de ses dirigeants (merci à Nassim Taleb),
c’est-à-dire la capacité à se nourrir des aléas. On retrouve d’ailleurs le
même concept dans la théorie de l’effectuation :
« Expert entrepreneurs invite the surprise
factor. Instead of making
“what-if” scenarios to deal with worst-case scenarios, experts interpret
“bad” news and surprises as potential clues to create new markets”. Le jeu n’est pas un exercice stratégique de prévision
du futur sous forme de multiples scenarios, c’est
un exercice de construction de potentiel de situation.
- Apprendre à penser « à la place de l’autre »,
ce qui permet de casser les raisonnements linéaires – qui sont inadaptés
au monde complexe – en tenant compte des réactions successives et
intelligentes des autres « parties prenantes ». Dans mon
expérience d’utilisation d’un jeu GTES construit autour d’une simulation
réactive des circuits de distribution, cela a été le principal bénéfice
des séances de jeu.
- Apprendre par l’exemple la notion de boucle réactive
et toucher du doigt la
complexité de l’appréhension des délais. On pense ici au célèbre jeu « The Beer Game »,
dont l’objectif est précisément de permettre à des étudiants de faire l’expérience
d’un réseau de files d’attente et des signatures complexes qu’il peut
engendrer. C’est ce qu’Yves Morieux appelle « extend the shadow of the future : to give feedback about the future
consequences of present choices”.
Je ne peux pas trop insister sur l’idée
clé que le jeu permet de débusquer les présupposés. Une stratégie, une
politique ce sont des « beliefs »
qui concernent le marché et l’élasticité des joueurs. Le jeu de rôle permet de
corriger ces « beliefs » en
les « stress-testant » avec des variations.
2. Playful Exercises
De la même façon que lorsqu’on apprend un
art martial on combine les combats et les katas, il faut combiner jeux et
exercices. Je vais maintenant faire un petit plaidoyer symétrique pour les
exercices, sous l’angle de l’augmentation de la complexité du monde.
- Les exercices sont les seuls outils pour changer
nos comportements, ce qui est la seule façon de changer la culture. Qu’il
s’agisse de lean ou d’entreprise 2.0, beaucoup
d’entreprises rencontrent des échecs dans leurs plans de transformation
parce que leur culture n’est pas alignée avec les comportements
nécessaires pour développer le travail collaboratif.
- Plus concrètement, collaborer n’est ni simple ni
naturel, mais cela s’apprend (cf. l’exposé d’Yves
Morieux ou les propos de
Michael Ballé). C’est un des intérêts du kaizen,
c’est un exercice de travail collaboratif en équipe qui apprend la
collaboration. On constate que les équipes qui pratiquent le kaizen travaillent mieux ensuite.
Sur le fond, il n’y a pas de surprise : la fondation de la
collaboration est la compréhension du point de vue de l’autre. Dans un
exercice de kaizen (de résolution de problème collective au travers d’une
démarche structurée), chacun apprend à écouter régulièrement le point de
vue de l’autre – le kaizen
construit un arbre de causes en appliquant les 5 pourquoi pour faire
pousser des branches et la diversité des points de vues pour multiplier
les branches. Sans s’en rendre compte et progressivement, la pratique de
cette méthode collective crée une véritable compréhension partagée … et
réduit les causes de problèmes (il serait donc réducteur de croire que le
premier bénéfice du kaizen est
la résolution de problèmes). Notons que nous retrouvons la première règle
d’Yves Morieux (understand what
people do).
- Les exercices développent les réflexes, les
habitudes. Il faut sans cesse citer Aristote : « Nous sommes ce que nous
faisons de manière répétée. L’excellence n’est donc pas une action mais
une habitude », ou rappeler la
citation de A. N. Whitehead « la civilisation progresse en étendant
le nombre d’opérations que nous pouvons accomplir sans y penser ».
- Les exercices développent les gestes, c’est même
la seule façon d’apprendre et de maîtriser un geste. Un certain nombre de
comportements ne sont efficaces que lorsque le « geste est acquis »
et qu’une certaine efficacité est obtenue. Autrement dit, il y a une
barrière de potentiel à franchir, et dans un premier temps, le nouveau
comportement n’apporte aucun bénéfice. On pourrait prendre des exemples
dans des domaines sportifs ou culinaires, mais il est plus intéressant de citer l’usage
de certains outils 2.0. Une façon de casser le cercle vicieux (peu d’usage
=> peu de valeur => peu d’usage) est d’utiliser les outils sur des
challenges ludiques (innovation, créativité, co-construction d’un document
collectif) pour prendre “les gestes” sans s’en rendre compte.
- Les exercices doivent être ludiques, ce qui est
la conséquence directe de la
motivation intrinsèque que nous explique Daniel Pink :
- autonomy : la pratique de l’exercice est une démarche librement consentie - le coté ludique sert à donner l’impulsion de départ
- mastery : l’exercice doit permettre de mesurer – ou au moins d’apprécier - son progrès, il doit fournir un feedback continu
- purpose: il faut raconter une histoire, remettre l’exercice dans la contribution au « True North » (stratégie et ambition globale de l’entreprise), donc scénariser, d’ou le « playful exercise ».
Sur le rôle du plaisir dans l’apprentissage,
je vous renvoie au 9e chapitre de « Processus
et Entreprise 2.0 » : « pour vaincre la peur que peut
susciter l’apprentissage d’une nouvelle compétence ou d’un nouveau
comportement, il faut introduire la dimension « plaisir » qui est
nécessaire à tout apprentissage ».
3. Playing Games
Il y a de nombreuses façons d’organiser
des jeux sérieux, de façon électronique (clic)
ou IRL (mortar – in real life), avec toutes les combinaisons. Je vais terminer ce billet en montrant la
cohérence entre cette analyse du rôle du jeu dans le management et
l’apprentissage, et ce que je développe d’un point de vue scientifique,
l’approche GTES.
- Pour apprendre la complexité, il faut appréhender
la multiplicité des parties prenantes et de leur points de vues
différentes. Dans un jeu physique, il faut que les différents
“adversaires” de l’entreprise soient représentés par de joueurs autonomes
(et motivés). Dans un jeu électronique, il faut donner de l’intelligence
au comportement des parties prenantes adverses. C’est pour cela que l’on
met de l’intelligence
artificielle dans les jeux vidéo !
- Pour apprendre la complexité, il faut se frotter
aux aléas et à l’incertitude. Dans un jeu physique, il faut bien sûr des
aléas (c’est pour cela qu’il y a des dès) et il faut jouer de nombreuses
parties. Dans un jeu électronique, il faut également utiliser une approche
de type Monte-Carlo,
c’est-à-dire utiliser la puissance de la machine pour explorer un très
grand nombre de variantes construite de façon aléatoire.
- Pour apprendre la complexité, il faut apprivoiser
les boucles. Dans un jeu physique, cela demande du temps et du feedback,
mais cela reste difficile. C’est bien l’objectif du jeu
de la bière que nous venons de citer (faire toucher physiquement du
doigt la complexité du réseau de files d’attentes). Il faut aussi
s’appuyer sur la visualisation … mais la seule façon pour un humain
d’apprendre la notion de boucle de rétroaction est d’en faire l’expérience
multiple dans le temps. Dans un jeu électronique, l’ordinateur est capable
de simuler rapidement la succession d’ajustements, et de construire au
moins des trajectoires de jeu, et de rechercher des équilibres (ce que la
théorie des jeux appelle les équilibres de
Nash).
Les lecteurs un peu férus de méthodes de
simulation et de théorie des jeux évolutionnaire auront reconnu les trois
piliers de la méthode GTES:
1.
l’optimisation locale pour donner de
l’intelligence aux acteurs,
2.
l’échantillonnage de type Monte-Carlo pour
capturer (imparfaitement, il faut relire Taleb) l’incertitude,
3.
la
recherche d’équilibres
de Nash évolutionnaires pour capturer la dynamique adaptative des acteurs.