1. Introduction
Le billet de ce jour est
la combinaison de trois choses : mes notes de lectures sur le livre de
Richard Sheridan « Joy, Inc :
How We Built a Workplace People Love », une réflexion sur l’importance
croissante du raisonnement inductif dans nos entreprises – que je soulignerai
avec des références au livre « Les mots et les choses de
l’entreprise » de Luc de Brabandere – et quelques réflexions dans la suite
des billets précédents sur l’Entreprise
3.0 et le management
de l’émergence.
J’ai consacré la
conclusion de ma keynote
au XEBICON 2015 au livre de Sheridan parce que je pense que c’est un des
livres les plus importants de ces dernières années pour tous ceux qui managent
des organisations ou équipes de développement logiciel. L’ensemble de la démonstration
que j’ai essayé de faire – autour de la conviction partagée que « software
is eating the world » conduit au besoin de revisiter profondément la
façon de construire le logiciel, d’une part, ainsi que la culture et le
management de ces organisations, d’autre part.
J’ai écrit de nombreux billets sur première
partie sous l’ombrelle de la lean
software factory. Le billet de ce jour est consacré à la seconde partie
– culture & management -, en m’appuyant sur le livre de Sheridan et son
retour d’expérience sur l’implémentation de l’Extreme
Programming.
2. Manager c’est créer les conditions de la réussite de l’équipe
Le livre « Joy, Inc : How
We Built a Workplace People Love » est un retour d’expérience (notez le
passé dans « built ») sur la mise en place de l’extreme programming dans une
entreprise de développement logiciel, Menlo. La
« joie » dont parle Richard Sheridan est celle de construire des
choses qui servent : « Joy is designing and building
something that actually sees the light of day and is enjoyably used and widely
adopted by the people for whom it was intended”. Cette citation qui fait écho aux propos de
Ash Maurya dans “Runing
Lean”: “Life is too short to build something that nobody
wants”. La joie
vient du plaisir de faire quelque chose d’utile, mais également de la fierté de
le faire bien, comme l’explique Daniel
Pink. Richard Sheridan cite également Deming : “All anyone
asks for is a chance to work with pride”.
L’intérêt
principal est d’être un récit détaillé, étape par étape, avec les joies et les
peines, de la mise en œuvre d’une autre façon de travailler. L’exercice que je
vais faire – relever quelques idées et citations clés qui résonnent avec les
thèmes de ce blog – ne rend pas justice à la profondeur du livre. Je vous
recommande sa lecture plus que chaleureusement.
- Ce livre relate
la mise en place d’un mode de développement agile « pour de vrai »,
depuis les rituels jusqu’au changement de culture, de valeurs et de
reconnaissance. Je ne vais pas détailler – il faut lire le livre – mais on retrouve
les rituels habituels, sur lesquels Sheridan insiste : « We have replaced rules,
bureaucracy, and hierarchy with predictable rituals, ceremonies, and
storytelling events ». Les lecteurs pratiquant le SCRUM retrouveront leur vocabulaire et usages courants,
avec des sprints de deux semaines : « We were working in two-week cycles at the time, and every two weeks we
would report our status in a fairly well-orchestrated event we came to call
“Show & Tell.””. J’ai aussi
relevé sans surprise la pratique des stand-up meetings “In place of unproductive weekly status report meetings, we’ve
instituted a daily standup ritual ». Le livre décrit également une pratique que nous avons
commencée à la Digital Agency d’ AXA
avec beaucoup d’intérêt, le partage de connaissance sous formes de
« présentation-déjeuners ». Ces échanges sont complètement informels
et bien évidemment sur des sujets que chacun choisit de présenter – « Our Lunch ’n Learns have also become
community affairs”. Ce que je ne
saurai pas résumer en quelques mots, c’est le l’intégration de ces pratiques et
rituels dans une
culture d’entreprise.
- La mise en place de l’Extreme Programming est une
tâche difficile, une véritable transformation de l’entreprise qui s’accompagne
de résistance. C’est bien sûr ce qui rend le livre si intéressant :
« The experiment was fine for a week of
training, but the implications of Extreme Programming as an everyday work style
were more transformational than they were ready for”. Le fonctionnement agile en général, et le
pair-programming de XP en particulier, demandent un vrai effort d’adoption et
une discipline pour acquérir les « automatismes », c’est-à-dire la
pratique continue. Sheridan insiste sur la rigueur, la joie ne s’obtient
pas sans discipline : « Rigor
and discipline are hard, and it’s always easy to say, “Tomorrow I will do
better.” Tomorrow never comes—it is the actions we take today that make all the
difference. If you can get your entire team into a disciplined routine of
applying a rigorous approach you all believe in, and the effects become
noticeable, morale soars even if the rigor is difficult.” En revanche, et c’est quelque chose que
j’ai déjà observé personnellement, lorsque l’ensemble des pratiques est en
place de façon rigoureuse on obtient à la fois le plaisir du travail bien fait
et une amélioration sensible de la qualité du logiciel produit. Je cite : « The effect on
quality is unparalleled. This rigor ensures that silly human mistakes are
caught automatically without having to remember all the little things that can
go wrong”.
- Ce livre donne une vision précise et très intéressante
sur les outils et méthodes, et en particulier sur l’importance du design. Il
contient de multiples exemples et anecdote, fidèle à l’idée que le
« story-telling » est le premier outil de communication. L’importance
du design n’est pas une surprise, c’est une constante chez toutes les
entreprises qui ont du succès dans le monde numérique, à commencer par Apple :
« Whatever
you do for a living, design plays a role. A restaurant should have a
great menu and customer experience”. Menlo s’appuie sur le design thinking, et on
retrouve dans le livre les différentes étapes d’observation, de formulation, de
prototypage, de mise en réaction. Une grande importance est donnée à la
réalisation rapide de prototypes simples qui permettent d’obtenir des premières
réactions : « These paper-based, hand-drawn, user experience design prototypes are then
tested against real-world users ». Tout cela s’exécute avec une véritable
obsession de l’utilisateur et un travail approfondi sur les persona. Sheridan est un partisan du choix d’une persona, avec laquelle on cherche
une grande intimité : « This is
the most difficult question of all, not because there is a right answer, but
because the answer is “Pick one.” At all costs, we must avoid letting our clients
fall into the trap of not picking a persona”. Une des raisons est d’éviter l’abus de features, un des défauts classiques de
l’innovation digitale, je vous renvoie au billet
précédent. Citons plutôt Sheridan qui est très explicite : « In many projects, one of the deadliest
challenge is scope creep. The easiest way to describe scope creep is that it’s
the infamous addition of “It’s just one more little thing”, often brought up in
the hallway conversation by people who don’t have to do the work”.
- Puisque l’approche de Richard Sheridan s’inscrit dans
le design thinking, il a
introduit le concept de High-Tech
Antropology. L’idée fondamentale derrière ce terme est l’importance de
l’observation : « Anthropology is the link. We need to study people in their native environment to
figure out how to bring them utility and joy”; “We believe anthropology must be applied to
software design”. Tout
comme Steve Jobs, Richard Sheridan explique abondamment qu’il ne faut pas
demander au client ce qu’il veut, mais l’observer. L’observer avant
l’introduction de toute innovation pour comprendre les problèmes, l’observer
face aux prototypes, puis aux produits, pour construire des innovations utiles
de façon itérative. « High-Tech Anthropology starts with understanding the people who are
going to use the software we are creating”; “And you can’t invite users into your office and ask them what they
want, because they don’t actually know what they want”. La qualité principale des HTA, auxquels
Sheridan attribue une grande partie du succès de Menlo, est l’observation, dont
de nombreux spécialistes de l’innovation s’accordent à dire qu’il s’agit de la
condition nécessaire par excellence. Voici le profil robot qu’il propose: “Great observation skills; The ability to sit quietly at times; A “make mistakes faster” attitude; User interface design skills; Ability to draw with crayons and markers; Ability to use Post-it notes”.
- La culture de Menlo est selon Richard Sheridan, « both fun and driven ». Cette tension entre le plaisir est l’effort est une marque
de fabrique des environnements efficace pour l’innovation numérique. Je l’avais
déjà mentionné en résumant quelques
idées clés de Koudetat. La recherche
de la « joie de la satisfaction client » n’est pas un long fleuve
tranquille : « At Menlo, we have fun, we laugh a lot, and there is almost always palpable
energy—but we aren’t always happy. We have a shared belief system. We are
focused and driven.” On
retrouve ici cette importance de la discipline
évoquée plus haut. L’atmosphère d’entreprise libérée qui
se dégage de Menlo n’est pas détendue, elle est professionnelle, avec un haut
niveau d’exigence adaptée à la compétition mondiale dans laquelle nous sommes
tous engagés. Cette notion de « focus » et de discipline
professionnelle s’accompagne de persévérance. Comme le souligne également Oussama Amar, le fait de
faire des petites itérations et d’aller vite ne signifie pas qu’on trouve tout
de suite et que l’effort n’est pas un marathon. Je cite Richard
Sheridan : « Most
organizations give lip service to “Fail fast.” During early experiments when a
team is testing their limits, it doesn’t take much to crush their spirit, and
then, suddenly, experiments become all about being safe, not taking small
risks. In a being safe culture, people choose to run safe experiments that they
know will succeed, effectively exhausting the energy behind a change initiative”.
- L’histoire de Menlo est édifiante car elle
permet de comprendre l’effort et le temps pour construire le « potentiel
de situation » au sens de François Jullien. Le
point de départ, que je vous laisse découvrir en lisant le livre, est un
ensemble d’expériences désagréables de projets échoués par désalignement entre
action et réflexion : « These death marches often lead to the saddest story of all: projects
canceled before they ever see the light of day. The programmers look back over
the litter of their personal lives and wonder why they put in so much effort”. Le principe fondateur de Menlo
devient donc: “Get Results by Giving Your
Team a Chance to Get Things Done ». Pour devenir agile et customer-centric, il faut deux choses:
redonner le pouvoir et l’autonomie aux équipes pour favoriser l’innovation et
laisser émerger « l’obsession du client » et donner le temps
d’apprendre par l’action et l’expérimentation. Il faut également créer les
conditions de la concentration et éviter des interruptions inutiles :
« We have so many
channels to interrupt us these days. Phone calls, e-mails, bosses
stopping by to say, “How’s it going?,” meetings where new priorities are set
without any consideration for yesterday’s commitments, and unplanned
emergencies all distract us from our plan for the day. We want to believe we
thrive on multitasking”.
- Un des thèmes principaux de ce livre en
termes de culture de management est l’impérieuse nécessité de bannir la culture
de la peur. Tuer cette peur et permettre à chacun de donner le meilleur de soi-même
est une des idées clé qui traverse ce livre : « When management manufactures
artificial fear as part of the management of its people, sunk-cost thinking
acts like an amplifier to this manufactured fear”. Ce n’est pas une idée originale, on la
trouve déjà par exemple dans « Good to Great » de
Jim Collins, mais elle est illustrée et développée ici avec beaucoup de
justesse, dans le cadre précis du développement logiciel. Comme toute activité
complexe, le développement logiciel exige une culture de confiance. Dès que des
utilisateurs humains sont impliqués, il existe une part d’incertitude. La peur
du management rend l’efficacité impossible : « The real trouble is not with this
organization, its goals, or its teachings, nor with the professionals it
certifies. The manufactured fear of management they operate under is enough to
wilt any capable individual, no matter how professional, knowledgeable, or
experienced.” La
culture de la peur produit des effets désastreux que ceux qui ont un peu
d’expérience connaissent bien. Je termine en citant une description effrayante –
mais réaliste ! - d’une expérience de Sheridan dans un tel environnement : “We shipped poor-quality products
that offered mountains of trouble for the users” ; “When abundant problems did
arrive as predicted, my bosses told me they never asked me to create such
crappy products”.
- Pour conclure, et sans surprise, l’ingrédient principal du succès est la culture de la collaboration. La sélection des employés à Menlo se fait en premier lieu sur l’évaluation, collective et en situation, de la capacité à collaborer : « At Menlo we work in close collaboration. Therefore, our first interviewing imperative is, “Do you have good kindergarten skills?” Are you respectful? Do you play well with others? Do you share?”. Il y a beaucoup de réflexions intéressantes dans ce livre sur ce qui favorise la collaboration. On retrouve la plupart des thèmes évoqués dans ce blog. Par exemple, tout comme Yves Morieux, Sheridan explique qu’il faut laisser un peu de marge de manœuvre pour que la collaboration puisse fonctionner : « Lean manufacturing principles teach industrial operations engineers to build slack into their systems in order to operate at peak efficiency ». Sheridan insiste beaucoup, tout comme les auteurs de “ How Google works ?”, sur l’importance du travail en équipe, ensemble, co-localisé : « In my experience, there’s no replacement for a live, in-person company, with all members working in the same physical location”. Lorsque ce n’est pas possible, il donne quelques conseils sur l’utilisation des outils électroniques, tels que Google Hangouts, mais à la fin revient sur la nécessité du travail en face à face : « With our distant clients, we have established a practice of meeting in person at least once a month”.
3. Le management inductif
J’ai choisi d’intituler
ce billet « sur le management inductif » car il me semble que ce qui
caractérise le plus la transformation nécessaire du management, dont Joy offre
un exemple parfait, c’est l’adaptation du monde des décisions déductives aux
déductions inductives. Le raisonnement déductif s’appuie sur la logique et sur
des règles qui se formalisent et se partagent aisément. En conséquence, il se
prête très bien au management hiérarchique. Il est adapté aux situations
compliquées, mais pas aux situations complexes, c’est très précisément le sens
des livres de
Nassim Taleb. Dans un monde complexe, la plupart des décisions sont prises
de façon inductives, à partir des observations et des faits, sans qu’une
logique particulière puisse être établie ou démontrée. C’est à la fois une
source de faiblesse, je vous renvoie au « narrative
fallacy » et aux ouvrages
de Nassim Taleb. C’est également la raison de la plus grande applicabilité
aux situations complexes, puisqu’il devient possible de décider sans comprendre
– un énoncé qui peut faire peur, mais que Nassim Taleb nous invite à nous
approprier. Notons que la prise de décision par raisonnement inductif est le
fondement des usages majoritaires du Big
Data. Le management inductif, c’est le management lorsque les décisions
sont prises majoritairement sur des raisonnements inductifs, fondés sur l’expérience
et les données.
Une bonne façon de vous
familiariser avec cette différence est de lire le livre « Les mots et les
choses de l’entreprise » de Luc de Brabandere. Je ne vais pas faire de
résumé pour plusieurs raisons. Tout d’abord le thème du livre est très vaste et
dépasse de beaucoup le cadre de ce blog. Le mode rhétorique ne se prête pas non
plus au résumé, tout comme Nassim Taleb qu’il cite, Luc de Brabandere propose
une discussion, un fil à suivre. Pour finir, je ne partage pas les opinions de
Luc de Brabandere sur l’Intelligence artificielle JJe cite ici ce livre que j’ai beaucoup
aimé malgré quelques points de divergence parce qu’il s’articule précisément
sur la distinction entre déduction et induction. A travers une courte histoire
de la philosophie sur des sujets tels que la pensée et la décision, Luc de
Branbandère aboutit à un schéma systémique – nous et notre modèle de conception
face au monde que nous percevons – qui pose la différence entre l’induction,
une synthèse heuristique de ce que nous percevons, et la déduction, qui est une
production analytique, un algorithme, à partir de nos modèles conceptuels. Il
cite Kant, pour qui « c’est le sujet qui construit sa vision du monde grâce
aux concepts qu’il a en lui à priori : « Tu ne vois pas le monde tel
qu’il est, tu le vois tel que tu es » ». Cette citation me semble s’appliquer
parfaitement au monde du management scientifique du 20e siècle,
Taylorisé et hiérarchique. Cette séparation entre perception et conception lui
permet d’emprunter à l’école de Palo Alto cette constatation que « changer,
c’est changer deux fois » : la réalité ne change que si la perception
change également. Cette distinction se traduit également pour séparer l’innovation
qui est un changement de la réalité, et la créativité qui est un changement de
la perception. Cela nous ramène logiquement au rôle fondamental de l’observation
dans le design thinking pour provoquer l’innovation.
Si nous revenons
maintenant au « nouveau management inductif », il est clair que le
mode de raisonnement inductif provoque quelques changements dans la capacité à
déléguer. La décision par induction est une décision fondée sur l’expérience.
Comme le remarquait brillamment Mintzberg dans « Managing »,
cette expérience ne se déplace pas. Il faut aller voir la situation « sur
place » et il faut écouter « ceux qui vivent avec cette situation ».
Contrairement au mode de raisonnement déductif, il est difficile d’encapsuler
le raisonnement sous la forme d’un Powerpoint qui pourra parcourir la
hiérarchie des comités de décision. Une forme classique de ce paradoxe est le
recours à l’expert. Dans un mode déductif, l’expert peut expliquer sa décision,
donc on peut faire une fausse délégation : on demande l’avis de l’expert,
mais puisque l'on « comprend ses explications », le vrai pouvoir de
décision reste chez celui qui pose la question. Dans le cas d’un mode de
décision inductif, qu’il s’agisse d’un contexte complexe ou de 10 ans d’expérience,
l’expert ne peut pas forcément justifier son avis avec suffisamment de « logique » pour que le
demandeur puisse s’approprier cette expertise. Autrement dit, le monde complexe
exige une véritable délégation, une idée fondamentale du Toyota Way ou du livre
de Mintzberg, pour ne prendre que deux des sources sur un thème abondamment
traité dans ce blog.
Pour les lecteurs qui se demanderaient ce qui justifie
la juxtaposition de ces deux sections (Joy & management de l’induction), la
première section est l’application pratique de la transformation exprimée dans
la seconde. Ce qui caractérise l’organisation
de Menlo, tout comme ce qui caractérise l’entreprise 3.0 ou l’entreprise
libéré, c’est que la prise de décision est adapté au raisonnement inductif,
fondé sur l’expérience et les données.
4. Conclusion
On retrouve alors un des thèmes favoris de ce blog :
le rôle de manager est un rôle de
jardinier, au sens de François Jullien, puisqu’il s’agit de développer un potentiel
de situation. Le manager est celui qui optimise le cadre de travail des équipes
pour leur permettre de travailler avec la meilleure efficacité possible, au
service d’une stratégie commune et claire dont le manager est le garant. Le manager cultive l'émergence de l'efficacité de l'équipe. On
retrouve ici bien sûr les principes
d’organisation de l’entreprise 3.0. Ce qu’il ne faut pas sous-estimer, c’est
l’ampleur du changement qui caractérise la transition depuis des décisions
déductives vers des déductions inductives. L’idée qu’il faut « décider sur
des faits, des données, des mesures » est très populaire, même parmi les
entreprises les plus conservatives. En revanche, l’idée que la capacité à
interpréter et comprendre les faits ne se partage pas forcément de façon simple,
quoi qu’en dise Boileau (« ce qui se conçoit bien s’énonce
clairement »), est plus difficile à
admettre. C’est d’ailleurs une des raisons de l’intérêt des « serious games » pour éduquer
les managers à la complexité.
Il existe une règle simple qui résume bien cette
nouvelle philosophie du management, cette reconnaissance de la complexité du 21e
siècle, cette nécessité de raisonner par induction – et donc de déléguer et
décentraliser la prise de décision à ceux qui qui ont à la fois l’histoire
(l’expérience) et le contexte (les faits détailler). Cette règle consiste à ne
jamais prioriser les actions des opérationnels (les mythiques
« doers ») mais seulement leurs buts.
En effet, dans un modèle déductif, le manager croit bien faire en aidant
l’équipe à prioriser leurs actions, puisqu’il connait mieux les buts (ce
qui est vrai). La déduction relie les actions aux buts, le contrôle et l’assistance
ont du sens. Dans un monde complexe, dans un système piloté par des
raisonnements inductifs, ce n’est plus vrai. Le manager n’est pas à même de
prioriser les actions ; s’il le fait, c’est doublement contre-productif :
il dégrade le sentiment d’autonomie dont nous savons qu’il est fondamental pour
la motivation intrinsèque et il est souvent à contretemps car le manager ne
comprend pas les problèmes que traite son équipe aussi bien qu’il le pense.
Pour les amateurs de systèmes complexes, je vous renvoie à ce billet sur l’holomorphisme
et sur l’importance du pilotage par les buts pour construire des
systèmes distribués intelligents.
La dimension temporelle de préparation du potentiel de
situation est essentielle : il faut du temps pour construire les
capacités, qu’il s’agisse de design, de développement agile ou d’intégration
continue. J’ai souvent entendu, dans les dernières années, des appels
velléitaires pour accélérer l’action,
par ce que nous sommes dans un monde qui va vite, de plus en plus vite
(ce qui est vrai). Dans un monde qui va vite, il faut réagir vite et réajuster
constamment. Agir trop vite n’est pas un gage d’efficacité. La capacité à être
agile est un potentiel de situation, il se construit en « bottom-up », en jardinant les
compétences et laissant les équipes apprendre par l’action. Il y a deux temps
qu’il convient d’accélérer : le temps de prise de décision et la fréquence
à laquelle on réévalue son cap (le principe premier de l’agilité). En revanche,
comme nous le rappelle François Jullien, « ce n’est pas en tirant
sur la tige qu’on fait grandir la plante plus vite ».