dimanche, septembre 22, 2013

Esquisse d'une "Entreprise 3.0"


Le billet de ce week-end est une petite synthèse après de nombreuses lectures sur le sujet de l’entreprise de demain, qui dessinent un portrait assez homogène. Ce sera donc plus une synthèse qu’une analyse, et mes lecteurs soucieux d’originalité pourront attendre le prochain billet.

Choisir le terme d’  « entreprise 3.0 » est une facilité, ce dont je vais parler c’est d’une nouvelle vision du travail, une nouvelle vision du management, une nouvelle vision de la valeur et une nouvelle vision de la communication. Chaque sujet mériterait un chapitre voire un livre, et je vais y consacrer une courte section, donc il s’agit plutôt de constater que ces « nouvelles » approches se combinent et se renforcent, pour produire une entreprise de nouvelle génération (3.0 étant un clin d’œil à mon livre sur la « lean entreprise 2.0 »).  Le terme de « nouveau » est lui aussi un abus de langage, mais je constate un frémissement, le début d’une convergence dans la blogosphère et dans la littérature sur le management. Autrement dit, tout le monde se met à raconter un peu la même chose sous des angles différents, et je vais contribuer à cette « conversation ».

1. Une nouvelle vision du travail

La convergence des points de vue m’est apparue cet été, en lisant « Humain – une enquête philosophique sur ces révolutions qui changent nos vies », pour préparer un article sur le transhumanisme. Dans ce livre, Richard Sennett donne une interview sur l’évolution du travail. On y retrouver une critique du travail Taylorisé qui n’est pas sans rappeler François Dupuy : « … succession de missions multiples à brèves durées, sans lien entre elles, …, injonction permanente d’être flexible, adaptable … le travail n’est plus ce qu’il était ». Face à cette démotivation, il faut « retrouver ce que travailler veut dire ». Teresa Amabile, dans son livre « The Progress Principle », part également du désengagement croissant des salariés pour introduire le besoin impérieux de redonner du sens au travail et la capacité pour chacun à progresser dans ce travail.

Le travail évolue, et cette évolution ne va faire que s’accélérer, face à la complexité croissante du monde (le sujet de mon livre et de ce blog), face à l’automatisation et face à l’accélération du changement. Sur l’arrivée de la robotisation et de l’automatisation, il faut lire « Race against the machine – how the digital revolution is accelerating innovation, driving productivity and irreversibly transforming employment and the economy” par Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee. Tout ce qui va suivre sur la nécessaire transformation des modes de travail est rendu plus critique par la transformation progressive des activités depuis la production et la gestion des transactions vers l’innovation et la gestion des interactions. Je vous recommande également l’article de Kevin Kelly dans Wired, «  Better than human - Imagine that 7 out of 10 working Americans got fired tomorrow. What would they all do.

Pour retrouver le sens du travail, le consensus se forme autour des valeurs du “Toyota Way”. Je ne parle pas des principes techniques du lean management, mais bien des valeurs : permettre à chaque collaborateur de se réaliser, développer le rôle social du travail et de l’entreprise, centrer le rôle du management sur l’apprentissage et le développement des compétences. La référence à Toyota est souvent absente, ce qui est logique car ce sont des valeurs universelles, et plus anciennes que la définition des 14 principes. On retrouve ces valeurs dans celles du GroupeBouygues. Ce qui est nouveau, et qui est pour moi une contribution essentielle du lean management, c’est la méthode pour réaliser cette ambition, fondée sur l’expérience (learn by doing), le travail en équipe, l’autonomie - et donc l’abandon de la séparation penser/faire du Taylorisme.

Un autre consensus qui émerge depuis quelques années est l’importance du bien-être au travail, non pas pour des raisons humanistes, mais pour augmenter l’efficacité. Ici aussi, il y a une dimension éternelle dans ces propos (on travaille mieux si l’on est épanoui, et surtout si le stress est réduit) mais aussi une pertinence qui ne fait que croitre au 21e siècle, avec l’augmentation de la complexité. La complexité exige collaboration et créativité, deux choses qui à leur tour ne se développent qu’avec des salariés épanouis. Pour reprendre les termes de Teresa Amabile, il faut développer le « Inner Work Life », redonner du sens et du plaisir dans l’exercice du travail quotidien. Je vous renvoie également aux principes du « slow management ». Il est intéressant de noter que ceci nous ramène rapidement au principe de « quality first » du lean. Promouvoir le bien-être passe par le fait de s’organiser pour bien faire son travail, du premier coup.


2. Une nouvelle définition du management et du manager


Tout ce que j’écris dans ce billet pourrait être illustré avec une bibliographie de 20 pages, par construction puisque je cherche ce qui fait consensus. Une bonne façon de comprendre comment construire une organisation pour ce «nouveau travail » est de repartir de la motivation intrinsèque telle que proposée par Daniel Pink :
  1. autonomie, chaque salarié dispose d’une marge de manœuvre pour réaliser ce qui lui est demandé,
  2. mastery, ou sens du progrès tel que défini dans « The Progress Principle »,
  3. purpose, ou appropriation de la vision de l’entreprise, pour donner à chacun un sens collectif à son travail individuel.

Ces trois principes sont une clé de lecture pour les différentes propositions d’une nouvelle forme de management, pour obtenir ce qu’Isaac Getz appelle une entreprise libérée. Je suis en train de terminer le livre d’Isaac Getz et Brian Carney, « Liberté et Cie » , que je recommande absolument (tout comme Cecil Dijoux).  Je m’étais même dit que j’en ferai un résumé, mais une fois de plus, un résumé ne rendrait pas hommage au livre, puisque les idées sont connues de tous, tandis que les preuves sont passionnantes, circonstanciées et merveilleusement illustrées. Les principes du « nouveau management » de l’entreprise libérée sont simples :
  • Cesser de parler et commencer à écouter. Retourner sur le « gemba », pourrait-on dire dans la terminologie lean.
  • Partager ouvertement et activement sa vision de l’entreprise en permettant aux salariés de se l’approprier
  • Arrêter d’essayer de motiver les salariés. Appliquer Daniel Pink : passer de la motivation extrinsèque à la motivation intrinsèque, donc manager l’émergence en jardinant.
  • Rester vigilant. Le manager est le garant de la culture.

Le message principal, je l’ai dit plus haut, n’est pas un message humaniste, mais un discours d’efficacité : les entreprises dans lesquelles les salariés sont libres (autonomes, auto-motivés) sont plus compétitives.
Cette nouvelle posture du management conduit à des nouvelles formes d’organisation, dont j’ai parlé souvent dans ce blog : distribuées, autonomes, en réseau. Le modèle de l’entreprise en réseau est plus robuste, plus résilient et plus adaptatif, mais il exige un partage et une circulation de la vision, comme le rappelle Isaac Getz. L’autonomie sans vision commune n’engendre que le chaos. C’est d’ailleurs un des principes des systèmes complexes : distribuer le contrôle nécessite également que la finalité du système global soit partagée au niveau de chaque sous-système composant (dans le jargon informatique, on ajoute « de façon déclarative et non opérationnelle », pour que chaque composant puisse adapter sa réaction à sa vision locale de l’environnement).  La nouvelle organisation est donc une combinaison de liens faibles et de liens forts, un réseau d’équipes, ce qui est très bien théorisé dans l’approche BetaCodex. Le réseau est la colonne vertébrale qui donne la souplesse et l’adaptation au changement permanent. En revanche, dès qu’il s’agit d’une grande entreprise, on retrouve forcément une structure fractale (des systèmes et des sous-systèmes, avec une forme d’abstraction : des employés dont le rôle est de représenter un sous-système dans le système supérieur, ce qui est illustré dans l’approche sociocratique). C’est un point un peu technique (j’y reviendrai une autre fois) mais essentiel car la bonne propriété de l’organisation hiérarchique, c’est sa structure fractale qui lui permet ce «passage à l’échelle », une qualité qu’il faut donc reproduire lorsqu’on passe de l’arbre (hiérarchie) au graphe (réseau).

Pour que ce type d’organisation fonctionne, il lui faut une culture particulière, dont on trouve un excellent résumé dans « The Great Workplace » de M. Burchell et J. Robin, un exemple parmi de nombreux ouvrages. Les valeurs essentielles sont : la confiance,  la reconnaissance,  le  respect et le partage du sens. J’aurai pu tout aussi bien citer « Liberté et Cie », tant les exemples d’entreprises libérées s’appuient sur cette même culture. Kenneth Arrow nous a appris que la confiance est essentielle pour toutes les transactions, mais ce besoin de confiance est proportionnel à la complexité des activités. La confiance est ce qui permet de coopérer sur des tâches complexes sans avoir besoin de contractualiser les contributions. Le besoin de reconnaissance est également un produit de la complexité et de l’échelle des organisations (pour l’artisan, la satisfaction du client est l’unique forme nécessaire de reconnaissance). Le respect est la condition primaire de l’autonomie, de la « libération » des collaborateurs. 

3. Une nouvelle vision de la valeur


La valeur est co-construite avec le client. Cette idée ne fait que se renforcer depuis 10 ans, par exemple depuis la sortie de « The Future of Competition – Co-creating unique value with customers » de C.K. Prahalad et V. Ramaswami en 2004. J’ai abondamment utilisé ce livre dans mon propre livre “le SI démystifié”, parce qu’il explique de façon lumineuse les différentes étapes de la transformation de la chaine de valeur. La chaîne de valeur de Michael Porter a laissé place à un réseau, dont le client est un centre. La stratégie, le système d’information et le marketing de l’entreprise sont bousculés par ce changement de centre, l’ouverture (pour collaborer avec les autres acteurs du réseau) et la flexibilité (pour s’adapter aux demandes du client) deviennent tout simplement obligatoires. C’est ce qui fait dire à François Dupuy que le « triomphe du client » est une source de complexité … qui doit être traitée par toute l’entreprise, en mode distribué, et non pas considérée comme une spécialité. L’entreprise 3.0 se construit autour de l’écoute de son client.
Cette création de valeur s’exprime en premier lieu autour de l’expérience du client, mais elle s’exprime également de façon collective et à plus long terme, en fonction de l’impact sur la société. C’est toute l’idée du « shared value » de Michael Porter et Mark Kramer. La systémique s’est invitée dans la chaine de valeur, il faut penser boucle,  écosystème, rétro-action … pour construire un développement durable de l’entreprise.

Cette notion d’écosystème n’est pas simplement un terme à la mode, ou la qualification d’une chaîne qui se transformerait en réseau. Elle représente le passage d’une vision statique (des boites et des flèches) à une vision dynamique (chaque acteur est un processus qui évolue comme son environnement). L’écosystème de création de valeur ou de production de service emprunte à l’écologie les concepts de systèmes complexes et d’adaptation continue. C’est parce qu’il y a un mouvement permanent des rapports de force et d’opportunité que je m’intéresse particulièrement à la théorie des jeux. L’importance de l’écosystème en tant que « boite à lego » explique le retour en force de la culture produit. Qu’il s’agisse d’objets matériels ou de services, penser écosystème et recomposition, penser expérience client conduit naturellement à remettre en valeur le principe du produit, car c’est le produit qui combine l’expérience (donc la satisfaction) du client avec la liberté de celui-ci de recomposer cette expérience. Le 21e siècle conduit naturellement à remettre en valeur la conception de produits, ce qui s’accorde, bien sûr, parfaitement avec l’approche du lean management.

Le concept pivot qui articule le développement d’un écosystème est celui de plateforme, un autre mot dont la fréquence d’utilisation ne fait que croitre (avec les concepts associés d’exposition de service et d’interfaces). On pense ici au livre fort distrayant de Jeff Jarvis « What Would Google Do ? » ou plus récemment celui de N.Colin et H. Verdier « L’Age de la multitude ». La plateforme est l’outil pour construire une collaboration émergente entre les partenaires d’un écosystème. Une stratégie dans un « écosystème 3.0  de création de valeur », c’est un peu de se penser en tant que plateforme, et beaucoup savoir profiter des plateformes des autres. Dans un environnement changeant, cela demande de transformer sa stratégie « top-down » en approche « bottom-up » de « potentiel de situation » (comme toujours, je fais ici référence à Francois Jullien).


4. Une nouvelle vision de la communication

La communication n’est plus vue aujourd’hui comme un simple transfert d’information. C’est avant tout un élément de relation entre deux et plusieurs personnes, le plus souvent un élément de synchronicité, parce que la communication suppose l’échange et l’appropriation et, pour finir, un transfert d’information. La communication  est ce qui construit le réseau dont nous avons parlé, constitué d’un maillage d’équipes (liens forts, communication constante) et de communautés (liens faibles, communication éparse).
Ceci remet en cause l’idée du « knowledge worker » de Peter Drucker à laquelle je me suis souvent référé dans ce blog. Même si ce concept reste pertinent, il est dangereux car il masque le fait que la création de valeur vient plus de l’interaction que de la connaissance. De plus, même si les spécialistes de la connaissance lui donne un sens large qui inclut de nombreuses formes (tacite, implicite, corporelle, …), il est important de ne pas perdre de vue l’importance des pratiques, des attitudes et des émotions dans l’efficacité du comportement collectif.

La gestion de la communication est indissociable de la gestion du temps. La forme principale de la communication dans l’entreprise 3.0 est la conversation, en écho à la citation célèbre du ClueTrain Manifesto : « Markets are conversations ». Le fait que la collaboration dans un environnement complexe exige la synchronicité est une des intuitions fondamentale du lean (et pas seulement le takt time). L’agilité vient en premier de la combinaison d’un temps commun et de l’utilisation d’incréments courts, les fameux « petits lots ». L’impact du management de la communication sur la performance de l’entreprise est considérable parce qu’il détermine la construction du réseau et l’allocation du temps de collaboration utile. Et nous savons depuis Clay Shirky que la flexibilité de l’entreprise tient en bonne partie à sa capacité à s’auto-organiser, c'est-à-dire permettre à ce réseau d’évoluer constamment en fonction des besoins de l’environnement.

Si je cherchais à résumer ce qu’est cette nouvelle vision de la « communication 3.0 », je dirais que c’est la combinaison de l’entreprise 2.0, de l’autocontrôle des flux d’information et de cette culture 3.0 décrite un peu plus haut. Autrement dit, le socle de cette nouvelle communication commence avec les outils 2.0 parce qu’ils permettent de casser les goulots d’étranglement des formes plus classiques de communication. C’est ce que j’ai développé dans mon livre « Processus et Entreprise 2.0 », mais si la culture n’évolue pas dans le sens de la confiance, du respect et de la reconnaissance, les outils ne servent à rien. A l’inverse, si les outils sont mal utilisés, on ne fait qu’amplifier le problème de la surcharge informationnelle. Ce problème mérite qu’on s’y arrête, car il conduit à la redondance (rework) et à l’amplification (donc l’incapacité à s’adapter aux « bursts » de l’environnement).
Pour éviter cette surcharge, il faut que chaque salarié du réseau s’autodiscipline, en tant que « knowledge worker » qui communique avec les autres acteurs de son réseau, dans une approche systémique « lean ». Il est clair que la régulation extrinsèque ou top-down, par les règles, ne fonctionne pas (ce qui ne veut pas dire que quelques règles soient inutiles).  Au contraire, on retrouve deux idées clés développées précédemment : le principe de localité  dans une structure « scale-free » (fractale, multi-échelle) et le besoin de motivation intrinsèque. Le premier point est intéressant car c’est une des causes d’échec du déploiement trop global d’outils 2.0. Il faut capitaliser sur ce que nous savons sur la structure des réseaux sociaux performants et reproduire une « structure de petits mondes ».  L’autorégulation, face à un problème de « tragédie des communs », suppose le feedback (ce qui est plus simple au niveau local) et l’appropriation du problème. Mon intuition est que  « l’organisation 3.0 » de l’entreprise libérée est à la fois une solution au problème de l’efficacité du « contrôle » (qui devient distribué) et de la « communication » (qui se libère de flux hiérarchiques inutiles).

Ces quatre sections décrivent quatre aspect de cette « nouvelle vision de l’entreprise » qui s’intersectent et se renforcent. Comme je l’ai dit en introduction, le mot « nouveau » est un abus de langage, ce qui est « nouveau », c’est le niveau de consensus qui monte progressivement autour de besoin de « libérer » les entreprises, de « redonner du sens au travail », de remettre l’homme et son bien-être au cœur des activités créatrices de valeur.





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