D’une part, parce que je réalise que plusieurs de mes lecteurs n’ont pas une idée claire de quoi il s’agit, alors que ce thème va être mis à l’honneur dans mes messages pour les deux ans à venir, en attendant que je sois capable d’écrire un livre.
D’autre part, parce que j’ai eu plusieurs fois l’occasion en l’espace d’un mois de discuter avec des « pratiquants » du Lean. Il n’est pas facile de résumer tous ces « signaux faibles » mais ils se combinent et renforce mon intuition que le « lean » est une révolution en marche. Je parle ici bien sur du lean dans le monde des services, dans le tertiaire. Le succès du lean dans le monde de la production n’est plus à démontrer et on ne peut plus ouvrir un magazine sans entendre parler de l’approche Toyota (ce que je fais depuis un certain temps dans ce blog mais je vais arrêter pour ne pas lasser).
Parmi les messages communs aux différents intervenants que j’ai eu le plaisir d’écouter (je ne suis pas très à l’aise pour citer des personnes privées sur un blog), je relève deux messages fondamentaux :
- Le lean, cela ne se raconte pas, ca se pratique ! Lorsque ce message vient de quelqu’un qui a des années d’expérience, cela pousse à la prudence. C’est pour cela que je souhaite aborder le lean par la simulation, comme je l’ai fait pour le système d’information.
- Le lean, cela n’est pas intuitif, il faut pratiquer et voir pour comprendre. J’ai déjà insisté maintes fois sur l’aspect non intuitif. C’est pour cela qu’il manque encore, à mon avis, des textes introductifs qui soient moins « enthousiastes » que les « textbooks » classiques.
Maintenant que j’ai posé le décor, je vais néanmoins tenter de donner des bribes d’explications (pourquoi et comment cela marche). Les propos précédents doivent m’inciter à la prudence (il me faudra plusieurs tentative pour trouver les mots justes et les images pertinentes), ainsi que le lecteur (ne pas se décourager si la suite semble obscure …)
Qu’est-ce que le lean ? C’est la recherche de deux caractéristiques :
- Travailler en flux tendu, sans attente, de telle sorte que le ratio temps travaillé / temps total soit maximal.
- Eliminer tout ce qui ne produit pas de valeur pour le client, de telle sorte que le ratio temps utile / temps travaillé soit maximal.
Ces deux caractéristiques, différentes, se combinent et se renforcent pour produire des processus qui sont :
- Agiles et flexibles
- Tendus (rapides et sans-coutures)
- Orientés-clients
Jusque là, nous sommes dans le « wishful thinking » et on ne voit pas le moteur de progrès. Voici trois petits coups d’œil de trois points de vue différents :
(1) Vision file d’attente : le principe du lean est de travailler dans la partie linéaire de la courbe qui décrit le temps de réponse en fonction de la charge de travail. Si l’on décrit le comportement d’un agent qui exécute des tâches dans une file d’attente soumis à un flux d’arrivée aléatoire, sous les bonnes hypothèses classiques, le temps de réponse ressemble à une hyperbole dont l’asymptote infinie est atteinte pour un taux de charge de 100%. Un des moteurs du lean est de rester dans la partie « raisonnable de la courbe de charge ». Cela signifie précisément que les files d’attentes servent à gérer les exceptions et non pas à assurer un travail permanent à chaque agent. Le bénéfice obtenu est que le comportement des agents devient pilotable (précisément en fonction des besoins du client).
(2) Vision systémique : travailler en mode pull (flux tendu), ce qui implique de rester dans la partie « linéaire » du comportement du système multi-agents, et d’éviter le comportement chaotique (non-linéaire) qui se produit lorsque les files d’attentes deviennent trop remplies. Le flux tendu, qui est un pilotage par l’aval du processus (et donc qui se prête naturellement à l’orientation client) suppose un fonctionnement compréhensible et prédictible du système. Autrement dit, c’est le prolongement du point précédent (a) lorsqu’on l’étend à un système : il est possible de piloter le comportement d’un réseau d’agents en mode sous-critique (linéaire), il est illusoire de vouloir piloter le même réseau en mode critique (sur-chargé).
(3) Vision Inventaire : éviter les inventaires intermédiaires qui sont facteurs de non-agilité. Chaque pile de travail en attente est un inventaire. La théorie économique classique lui attribue un coût d’immobilisation de stock. Le génie de Taichi Ohno est d’avoir compris qu’il y a également un coût d’inertie, comme un navire très chargé qui met beaucoup de temps à tourner. Dès qu’on quitte un monde idéal et virtuel où les commandes arrivent et se répètent de façon régulière, le bénéfice de l’agilité, par rapport à des changements de besoin des clients, dépasse rapidement l’optimisation de l’utilisation de tel ou tel agent (machine dans le cas industriel) qui justifiait une file d’attente en premier lieu.
Ces trois coups d’œil donnent pleinement le sens du mot « lean ». En revanche, il faut un certain temps pour comprendre ce que je viens d’écrire … en attendant des simulations … ou en attendant d’en faire l’expérience. Je reviendrai dans des prochains messages pour illustrer ces idées dans le cas du « knowledge worker ».
Quels sont les outils du lean (vision empruntée à l’approche Toyota) ? Voici une petite liste (incomplète) pour se fixer les idées. Bien sûr, chaque point mériterait une page …
- Aller voir de ses yeux : le premier pilier de l’approche Toyota (Genchi Genbutsu). On retrouve l’intuition du premier commentaire : pour comprendre et optimiser un processus il faut le vivre. Il faut voir la circulation du flux pour détecter les optimisations (cf. la suite).
- Analyse de la valeur – détection du muda : tout ce qui n’apporte pas de valeur pour le client. Ces deux aspects (aller voir et analyse de la valeur) sont intimement liés. La détection du muda (la traduction de gaspillage a une trop forte connotation négative) demande de la pratique et de l'expérience. Le muda prend des formes multiples, qui dépendent du métier.
- Optimiser le processus autour du « single piece flow » pour éviter les ruptures et alléger (simplification en fonction de l’analyse précédente). Il existe de nombreuses techniques pour réaliser cette fluidification (c’est là qu’on réalise que le lean, c’est une discipline, pas une recette de cuisine). Par exemple, on va logiquement retrouver la promotion de la polyvalence opératoire (très judicieux dans le cadre informatique). Plus précisément, on va éviter que les ruptures dans le processus coïncident avec les ruptures de compétences.
Inutile de croire que cette étape d’optimisation est simple : il faut faire des essais/erreurs, c’est pour cela que le kaizen (optimisation continue) est nécessaire. La pratique du kaizen conduit au besoin de mesure, ce qui amène à marier le lean avec « 6sigma ». Mais point n’est forcément besoin de mesure sophistiquée pour trouver de la valeur dans le kaizen. - Une fois que nous avons fluidifié le processus, il faut introduire le contrôle en flux tendus, c’est-à-dire passer du « push » au « pull ». Les avantages du flux tendus sont nombreux (réactivité, satisfaction client, ...) mais attention à ne pas se tromper d'ordre : il faut simplifier, optimiser et dé-congestionner (cf. le point sur les files d'attentes) avant de passer au flux tendu. Sinon, bon courage ... la gestion du flux tendu d'un réseau chaotique est une prouesse ... et un casse-tête.
- Introduire des outils visuels (le kanban) -. Comme le dit très justement McKinsey, "le lean est une technique de management visuelle". Je reparlerai du Kanban dans un prochain message. Dans un cadre de services informatiques, le kanban peut se décliner sous forme de grands tableaux de plannings, sur lesquels on ajuste des post-its. Il ne s’agit pas forcément d’outils sophistiqués, après tout le kanban d’origine est une fiche en carton…
- Lisser la charge : un autre « insight » de la théorie des réseaux de files d’attente !
cf. les 3 petits coups d’œil : il est beaucoup plus facile de piloter, et de manager de façon optimale, sous un flux régulier. Bien sûr, j’ai dit un peu plus tôt que l’intérêt d’un processus lean est de supporter les aléas … il n’en reste pas moins que le lissage est un multiplicateur d’efficacité, précisément parce qu’il permet le kaizen (qui a besoin de répétitivité pour fonctionner). - Standardiser les taches : les tâches élémentaires qui constituent les processus doivent être exécutée de façon semblable. C’est d’une part une façon d’homogénéiser les pratiques (le fameux partage des bonnes pratiques : permettre à tous de bénéficier de l’inventivité et la pertinence de chacun. A titre d’exemple, les études de productivité dans le back-office des banques montrent qu’il y a un facteur 3 entre le premier et le troisième quartile en terme de productivité. C’est également un facteur de démultiplication d’efficacité pour le kaizen (chacun pourrait faire son « petit kaizen personnel » mais un « kaizen collectif » est plus efficace).
Pour ceux d’entre vous qui s’intéressent à l’application du lean dans le monde des systèmes d’information, j’ai lu un excellent article de la HBR qui parle de la mise en œuvre du lean chez Wipro : « Lean at Wipro Technologies », de D. M. Upton et B. R. Staats. Wipro, une des SSII leaders en Inde, applique le lean aux processus définis par CMMI. Très logiquement, cet article explique comment traduire les concepts de la précédente liste dans le contexte du développement de projets. Par exemple, le « waste » (muda) devient : surproduction, surcompétence, attente, overprocessing, rework, déplacements, inventory.
J’y reviendrai un autre jour. Dans le même ordre d’idée, un des exposés mentionné en introduction était donné par McKinsey. McKinsey (allez voir
http://www.evolvingexcellence.com/blog/2007/08/mckinsey-on-lea.html ou http://www.evolvingexcellence.com/blog/2007/08/mckinsey-on-l-2.html) a fait plusieurs expériences, avec ses clients, d’application du lean aux processus ITIL (production de services informatiques). Pour donner un ordre de grandeur des résultats très positifs qui ont été obtenus, l’ordre de grandeur est que 50% du muda est éliminable, ce qui se traduit par une amélioration de productivité de 20 à 30% (dont 30% à 50% sont des gains en temps/ressource humaine).
Pour finir, j’en profite pour faire un peu de publicité pour le séminaire de l’ENST, mentionné par Pierre Pezziardi dans un de ses commentaires. Les quatre exposés qui sont présentés apportent des illustrations claires de ce qui vient d’être dit et présentent également des aspects dont j’ai peu parlé (comme l’importance – et la difficulté dans la culture française – de la standardisation).