Le post de ce week-end va être consacré à trois livres, plus ou moins récents, et qui sont tous liés à l'Entreprise 2.0 et aux réflexions que j'ai énoncées dans les post précédents. J'ai attendu d'avoir terminé les trois pour faire les revues, car il y a une véritable logique d'ensemble. Je vais procéder par ordre d'importance, très subjectif, à la fois de mon point de vue de lecteur et par rapport aux centres d'intérêt de ce blog.
Le premier livre est « Connected - the surprising power of our social networks and how they shape our lives » de N. Christakis et J. A. Fowler. C'est un livre très riche et très bien écrit, mais qui reprend beaucoup de choses déjà publiées dans d'autres livres cites ici (D. Watt, Barbarasi, Gladwell, Buchanan …), ce que je trouve surprenant pour un livre publié en 2009. C'est également un livre sérieux écrit par des universitaires, donc avec des exemples validés et de nombreuses références. Mon résumé habituel des idées principales est néanmoins allégé par le fait que je filtre des points que je considère acquis en 2009 :
- L'idée principale du livre est l'homophilie, le fait que « ce qui se ressemble s'assemble » (en clair, la plupart de nos amis nous ressemblent). Ce livre est une source remarquable pour donner du crédit à cette idée développée dans un post précédent. Les auteurs donnent des exemples multiples qui permettent de comprendre le formidable enjeu économique que constitue la maitrise des réseaux sociaux.
- Une des contributions les plus originales du livre est la caractérisation du lien entre la position des individus au sein de leur réseau social et leur comportement. On retrouve des intuitions énoncées par Malcom Gladwell dans « The Tipping Point », mais ce livre va plus loin : les notions de degrés, de centralité, de taux de connectivités – telles qu'introduites dans les SN – sont ici introduite d'un point de vue de sociologie. On y trouve donc des « vrais chiffres » - par exemple le fait que la probabilité que deux de vos amis se connaissent, qui est de 50%, ce qui est fort utile pour passer de la théorie du « cluster ratio » à l'analyse pratique. Que ce taux de transitivité soit élevé est intuitif, mais c'est encore mieux avec des vraies statistiques. On remarque avec intérêt que, fort logiquement, le taux de transitivité des réseaux de relation sexuelles/sentimentales est très faible (la plupart des gens préfèrent ne pas partager leurs partenaires intimes avec leurs amis).
- Une grande partie du livre est consacrée aux effets de contagions au travers des réseaux sociaux, depuis l'humeur jusqu'aux maladies. On y trouve la référence attendue à Mark Granovetter et aux liens faibles (j'y reviens plus tard – cf. par exemple mon post).
- On trouve dans les pages 164 à 167, une série de références sur les liens entre l'organisation en tant que graphe et la facilité à résoudre une tâche collaborative (ce qui prend du relief à la lecture des deux livres suivants). Les expériences sont un peu abstraites pour être directement utilisables mais démontrent l'intérêt du couplage « structure de l'entreprise – communication & collaboration ».
- Les auteurs sont très favorables aux approches de simulation par ordinateur et échantillonnage (ce qui ne peut que me faire plaisir en tant que lecteur et praticien de GTES). Un des concepts les plus intéressants qu'ils développent avec ces outils est la notion de modularité et l'impact sur la propagation des informations. Ils citent les travaux de Mark Newman que je vais essayer de m'approprier. Il se trouve que ce concept m'intéresse à double titre : celui de l'organisation et celui des systèmes d'information.
- On trouve, comme dans le livre suivant et dans ce blog, de nombreuses références aux travaux de Robert Axelrod. Ce qui est plus original est la mention des travaux de Chris Hauert, qui vont plus loin dans l'analyse des « patterns » de collaboration et dans sa forme duale, la punition. Les concepts de « free-riders » et de « loners » sont très pertinents dans le cadre de l'organisation d'entreprise, on retrouve des idées de Axtell. J'aime beaucoup la dialectique entre « Homo Dictyous » et « Homo economicus », qui permet d'introduire les comportements de coopération et de punition, au-delà d'une vision « simplement rationnelle » du comportement humain. Très logiquement, les références au « ultimatum game » suivent.
- Page 234, on trouve une réflexion très pertinente dans le cadre de l'Entreprise 2.0 : « Introductions are a key feature of human life ». Autrement dit, un des rôles du réseau social et de l'organisation de l'entreprise est de permettre les « introductions », c'est-à-dire une mise en relation avec caution. Le chapitre mérite d'être lu pour comprendre ce point fondamental. Les interactions naissent rarement de façon spontanée (sauf pour les super-extravertis J), nous sommes guidés par la structure sociale qui nous entoure (d'où le rôle de la réputation chez eBay).
Pour résumer, même si je n'ai pas appris grand-chose de nouveau, je suis content d'avoir ce livre dans ma bibliothèque car c'est une référence sur de nombreux points clés, comme par exemple l'intérêt du datamining sur les réseaux sociaux.
Le second livre est « Here comes everybody – The power of organizing without organizations". Je suis tombé plusieurs fois sur les présentations audio-visuelles passionnantes de Clay Shirky. Elles sont relayées sur TED, et également mises en valeur sur l'excellent site de Yuman. L'idée principale est que le monde 2.0 (la culture ET les outils) permet l'émergence d'auto-organisation. C'est une des idées clé de l'Entreprise 2.0, sur laquelle le livre suivant va revenir, et que je n'avais pas suffisamment prise en compte dans mes post précédents. Je vous recommande en premier lieu la vidéo de Clay Shirky, mais le livre est également une lecture agréable. Voici les points principaux :
- L'idée centrale porte sur les coûts de coordinations, dans la tradition des « coûts de transaction » de Ronald Coase. Ces coûts de coordination augmentent rapidement en fonction de la taille. Shirky cite les travaux de Richard Hackman à Harvard sur l'efficacité des groupes de travail en fonction de la taille. Il conclut « not only does managing resources take resources, but management challenges grow faster than organizational size ». On trouve juste après une référence à McCallum sur l'analyse des structures hiérarchiques, avec une réflexion sur la transmission d'information dans ces « bureaucraties » qui font écho à l'excellent interview de Cristobal Conde (que j'ai lu à la suite de la lecture du blog d'Andrew McAffee, l'auteur du livre suivant) : « I think top-down organizations got started because the bosses either knew more or they had access to more information. None of that applies now. Everybody has access to identical amounts of information".
- Une partie importante du livre traite de la collaboration et de l'intelligence collective, ainsi que des communautés de pratiques, telles que définies par le sociologue Etienne Wenger. A travers l'histoire de Wikipedia et l'exemple des Wiki, Shirky explique les propriétés d'auto-organisation de ces communautés. Il cite également Yochai Benkler (« The Wealth of Networks ») sur la création de valeur par coopération (« commons-based peer production »).
- Un des points qui m'intéresse le plus s'intitule « It's not how many people you know, it's how many kinds ». Shirky s'appuie sur un article de Ronald Burt "The Social Origin of Good Ideas", qui démontre l'importance de la variété du réseau social pour innover (une idée que l'on retrouve chez Granovetter ou chez Surowiecki (The Wisdom of Crowds). Il me semble, en effet, que cette idée est doublement pertinente pour développer l'innovation en réseau et pour justifier du maillage large de l'entreprise 2.0 (cf. le livre suivant).
- Je fait abstraction des idées abondamment exprimées ailleurs : le « ultimatum game » (once more J), les « power laws », l'histoire de l'open-source…
- Une des premières idées du livre est précisément le concept de « self-organisation » : E2.0 permet de faire émerger des structures (groupes, projets, …) sans avoir à construire une méta-organisation de coordination. On trouve précisément (p.63) une référence à l'émergence, dans la sens systémique : la méta-organisation est un « bénéfice collatéral » des micros-interactions et de leur réification à travers les outils collaboratifs. Je le cite sur le concept de self-organization, p.140 « I find this the most remarkable property of Enterprise 2.0, and the easiest to overlook ».
- Le sous-titre « New collaborative tools for your organization's toughest challenges » illustre une idée central que j'ai déjà évoquée plusieurs fois ici (et développé dans mon livre): ce sont les challenges du 21e siècle qui posent des nouveaux problèmes aux entreprises et qui exigent une « nouvelle excellence » de collaboration difficile à atteindre avec des méthodes traditionnelles (cf. également Shirky J).
- Il y a de multiples exemples réels tiré de la grande expérience pratique de McAffee dans l'accompagnement pratique des entreprises et organisations dans la mise en place de ce qu'il appelle un ESSP (Emergent Social Software Platform). Ces exemples fourmillent de citations intéressantes. Par exemple , tiré de la commission sur 9/11 : " the biggest impediment to all-source analysis – to a greater likelyhood of connecting the dots – is the human or systemic resistance to sharing information". Un autre exemple passionnant est l'expérience de la CIA dans l'utilisation des Wikis et des blogs. Le principal retour est l'importance fondamental du tissage de liens : il encore plus utile de faire émerger le réseau de partage d'intérêt que de simplement partager l'information en première place.
- Un des exemples largement développé est celui des prediction markets implémentés chez Google (une application pratique du « widom of crowds » mentionné précédemment). Le lien avec l'article « The use of knowledge in society » de F. Hayek est très judicieux.
- Parmi les nombreux chiffres collectés, j'ai trouvé fort utiles ceux de Thomas H. Davenport, tirés de "Thinking for a Living: How to get better performance and Results", qui sont des statistique sur l'utilisation des différents canaux de communication au sein de l'entreprise : 100% des employés utilisent l'email, 33% Intranet, 29% IM, 25% des sites web d'entreprise.
- Andrew McAffee redonne la définition de SLATES (un acronyme qui décrit les traits de l'entreprise 2.0, que j'ai déjà mentionné suite à la lecture de Cavazza) : Links, Authoring, Tagging, Extensions (recommandations), Signals. J'y reviendrai car je pense qu'en 2010 on peut faire mieux (plus abstrait et plus riche) en terme de caractérisation de l'entreprise 2.0. C'est évident avec le concept de self-organisation qui n'est pas dans SLATES (autrement que sous forme de conséquence implicite).
- Une idée simple mais exprimée de façon remarquable : la combinaison blog/RSS (author/signal) correspond à l'architecture publish & subscribe des systèmes d'information. Ayant passé 10 ans à travailler sur pub/sub, cette réalisation a été un « happening » durant la lecture du livre J Mêmes contraintes, mêmes bénéfices (scalable, loosely coupled, …). On peut la rapprocher des trois principes proposés par Burke et Dennehy : travailler avec une audience la plus large possible, organiser le travail par sujet et non selon l'organisation, remplacer les procédures existantes par cette approche 2.0 de pub/sub.
- Andrew McAffee insiste lourdement, et à juste titre, sur l'importance du tissage des liens faible (avec l'acronyme SWT : Strength of Weak Ties et la référence idoine au génial Mark Granovetter). L'exemple du déploiement de Facebook à Serena est une très belle illustration du bénéfice du tissage via le microblogging. Plutôt que de répéter « I told you so » J je préfère vous renvoyer une fois de plus à l'interview de interview de Cristobal Conde : ce qu'il dit sur l'utilisation du micro-blogging est tout simplement lumineux. Il y a dans ce livre de nombreux témoignages, dont celui de DIA (p. 114), qui permettent de bien comprendre la puissance de cette idée.
- Un autre insight, simple mais génial, du livre est la réalisation qu'il faut du « temps libre » (des buffers) pour tirer les bénéfices collaboratifs de l'Entreprise 2.0 (p. 118). On touche ici au croisement du lean et du 2.0 : l'émergence ne se produit pas sans un peu de « désordre » , c'est-à-dire l'existence de « degrés de libertés » qui permettent d'explorer de nouvelles configurations collaboratives. Dans un monde ou le taux de charge est supérieur à 100%, la sérendipité est très rare.
- McAffee aborde, logiquement, les craintes souvent exprimées autour du déploiement du 2.0, et en particulier sur la sécurité. Il rapporte cette très jolie citation de JP Rangaswami « When I think about compliance issues, email makes me very nervous and blogs and wikis calm me down ». C'est l'application pratique du concept de self-policing que McAffee développe un peu plus tôt.
- La fin du livre porte sur des conseils de déploiement, avec une insistance sur le fait qu'il faut se donner du temps « Enterprise 2.0 is a long haul ». Une remarque très intéressante met en garde sur le danger de faire du déploiement 2.0 en silo dans les organisations, parce que la « masse critique » n'est jamais atteinte. Cette remarque est évidente pour quiconque pratique le 2.0 (ne serait-ce que Facebook) mais très pertinente car la tentation de replacer le déploiement dans un contexte organisationnel est grande pour les grandes entreprises J Un autre conseil très pertinent est le déploiement « in the flow » vs. « over the flow » : ce qu'on pourrait appeler l'utilisation « pour de vrai », lorsque les blogs et wikis deviennent le principal canal de communication. En effet, dans la plupart des entreprises modernes, la denrée la plus précieuse est le temps, donc tout changement « over the flow » rencontre une très forte résistance. Sur la résistance au changement, je vous recommande les pages 168-170, avec des références à Richard Thaler sur le « endowment effect » et à Gourville sur le « 9X Effect ».
- La conclusion m'a permit de découvrir les travaux de Chris Argyris sur ses modèles théoriques de comportement. La comparaison entre les modèles 1 et 2 ouvre une perspective passionnante sur les enjeux de la transformation de l'entreprise qui devient « 2.0 ». Ce chapitre de conclusion m'a clairement donné envie de lire « Organizational Learning II : Theory, Method and Practice » qui semble incontournable par rapport aux thèmes de ce blog. S'il ne fallait retenir qu'une idée pour vous donner envie de lire cette conclusion : Argyris démontre les effets pervers de quelques « valeurs » classiques des entreprises traditionnelles (management par objectifs, peur de l'échec, répressions de ce qui est perçu comme « émotionnel », rationalité), sous la forme de biais comportementaux qui s'opposent fortement à la collaboration et à l'innovation (entre autres, parce qu'elles limitent la prise de risque).
Il y a dans ces trois livres beaucoup d'information, dont 80% m'est apparu comme un "renforcement" des idées que développe dans ce blog et 20% m'ont ouvert des perspectives nouvelles. Cela me permet d'enrichir mon analyse systémique sur le thème « pourquoi le 2.0 dans l'entreprise ?». Comme ce sujet fait l'objet de publications constantes dans la blogosphère (voir par exemple le référentiel Uséo commenté par Fred Cavazza), j'y reviendrai dans un prochain post pour faire des comparaisons croisées.