Je prépare un petit exposé scientifique sur les réseaux d’affiliation (cf. les CMS = « système réunion »), et j’en ai profité pour faire quelques nouvelles simulations. Le lecteur de ce blog aura remarqué que je m’intéresse particulièrement à la latence, c'est-à-dire au temps qu’il faut pour propager une nouvelle information. Réduire la latence est l’arme principale pour augmenter l’agilité, c’est un thème que j’ai abondamment développé, et que vous retrouverez dans mon prochain livre.
Lorsqu’on s’intéresse au
cheminement de l’information au travers d’une série de réunions, on peut distinguer deux cas :
- Le cas d’une information compacte, qui se propage « comme un signal ». Elle est facile à comprendre, il suffit d’avoir été présent à la réunion pour « être au courant ». C’est le modèle que j’utilise pour la propagation des informations urgente, dont la métrique principale d’efficacité est précisément la latence. De façon caricaturale, le meilleur système de réunion est le « town-meeting » quotidien, une réunion courte et fréquente qui permet à chacun d’entendre les informations vitales. Il n’y a pas de contrainte sur le nombre de participants s’il s’agit seulement de « pousser un signal ».
- Le cas d’une information complexe, difficile à comprendre, et qui nécessite un échange (avec reformulation). Dans ce cas, on comprend facilement qu’un trop grand nombre de participants nuit à la qualité de l’échange. Les auditeurs n’ont plus le temps, ou n’osent pas, poser des questions, le message est rapidement déformé. Pour ce type de transmission d’information, ce qui nous intéresse est la capacité de la réunion à héberger desconversations, c’est-à-dire des échanges dans les deux sens.
Je travaille sur une nouvelle métrique, celle de « flow throughput » (FT), qui mesure la capacité à transporter de l’information, d’une personne à une autre, au travers de conversations. Cette métrique, dans un souci de simplification, suppose que le temps de la réunion est uniformément réparti entre les participants, chacun ayant accès à la même fraction de « temps de conversation ». Le « flow throughput » est la recherche de la chaine de flux maximal dans le graphe des réunions. C’est une grandeur qu’il est facile de calculer avec un algorithme issu de la théorie des graphes. On calcule le flux maximal entre deux points, puis on prend une moyenne pour l’ensemble des couples pour caractériser le « système réunion ». Je n’ai pas encore terminé toutes mes expériences ni la rédaction de mon exposé, mais il me semble que je tiens ici une nouvelle métrique qui remplace avantageusement celle que j’utilisais jusque là, celle du débit total (throughput). C’est en cherchant à maximiser le FT qu’on évite les réunions avec trop de participants (mais que l’on continue à privilégier les réunions fréquentes).
Est-ce que cela signifie qu’on peut étudier la performance d’un système réunion avec deux métriques ? Absolument pas ! Reprenant les termes de mon confrère Dominique Wolton, j’ai déjà écrit que la communication est bien plus qu’un transfert d’information, c’est un processus de synchronisation de ce que chacun perçoit de la représentation du monde de l’autre. Essayons de l’expliciter avec un schéma :
Ce que ce schéma exprime, c’est que la communication est un processus, par lequel l’acteur A cherche à ce que B construise dans son propre modèle mental (S_B) un nouvel objet qui représente la même information que ce que A possède dans son modèle à lui (S_A), et qu’il veut partager. Il ne s’agit pas de transporter de l’information (première flèche), mais bien de s’assurer par différentes formes d’allers-retours (les feedbacks qui nécessitent de la bandwidth), que ce que B « comprend » est bien ce que A « signifie ».
On l’a déjà dit, c’est tout l’intérêt d’un contact face-à-face, qui nous donne des multiples moyens de transmettre et de vérifier ces information (l’intonation, l’expression du visage, la posture corporelle, etc.). Le point fixe représenté sur le schéma est atteint lorsque A est convaincu que B a « compris », ou par lassitude (non-convergence des allers-retours, souvent parce que les schémas mentaux sont trop différents).
L’intérêt de ce petit schéma est de couvrir les différentes dimensions de la communication :
- Le transfert d’information I, la partie mécanique de la communication. C’est elle que l’on mesure en termes de latence ou de débit.
- L’aspect sémantique de la communication, c’est-à-dire la double transformation (encodage) qui permet à A et B de partager en utilisant un « modèle pivot » (en termes informatiques - on peut simplement parler de culture commune). Sans une langue et une culture commune, la performance mécanique n’a pas de sens.
- L’aspect dynamique, qui décrit le protocole utilisé par A et B pour converger, pour s’assurer que l’information qui est transmise est bien comprise de la même façon de part et d’autre.
Notons que l’on retrouve également dans ce schéma la dimension de redondance : Si B « sait déjà » ce que A lui dit, quel est l’intérêt de la communication ? Celui de faire savoir que « A sait » … mais si B sait que A sait ? etc. Je vais m’abstenir de rentrer dans ce niveau de subtilité ici, même si je suis persuadé que le fait de « parler pour ne rien dire » est une cause flagrante de perte d’efficacité dans les entreprises.
Ce qui m’intéresse dans cette classification, c’est qu’elle s’applique parfaitement aux réunions. On peut décomposer les réunions sur trois plans, à la manière de Bolman et Deal qui décompose le management sur les plans structurels, politiques, « ressources humaines » et symboliques. Je propose logiquement les trois plans suivants :
- Le plan structurel touche le réseau social des communications. C’est la partie la plus facile à décrire, à modéliser et à mesurer. Dans le cas de la communication électronique telle que l’email, la trace contient l’essentiel de la communication. En ce qui concerne les réunions, la structure est définie par un réseau d’affiliation, étiqueté par les informations temporelles (fréquences et dates des réunions). Même si les consultants en organisation utilisent depuis longtemps le « système réunion » comme un outil d’optimisation de l’organisation, il reste beaucoup à faire pour caractériser les propriétés « structurelles » de tels réseaux.
- Le plan sémantique couvre le sens des informations véhiculées pendant les réunions, ainsi que les modèles propres aux différents participants (la façon dont ils peuvent s’approprier ce sens). Une grande partie des « guides de bonne conduite de réunion » qui s’assure que les participants disposent des documents, que des comptes-rendus sont rédigés, etc., a pour but d’assurer une culture commune essentielle à la communication efficace. L’objet central du plan sémantique est le langage des participants.
- Le plan dynamique décrit le protocole de gestion du temps de parole pendant la réunion et couvre des aspects tels que la dynamique de groupe (pour la formation d’un consensus par exemple). L’autre grande partie des « guides de bonne conduite de réunion », en particulier ce qui touche au rôle de l’animateur, a pour objectif de mettre en valeur des protocoles efficaces (selon le type de réunion). Beaucoup d’articles, qui traitent de réunions et paraissent dans des revues de psychologie ou sociologie, portent sur l’aspect dynamique des réunions. L’objet central de l’étude dynamique est le comportement des participants.
L’intérêt de cette classification est de pouvoir situer le travail que j’accompli, avec les différents outils de simulation (et outils mathématiques), clairement dans le plan structurel. Je n’ai pas d’ambition dans les plans sémantiques et dynamiques, je suis donc bien incapable de formuler une « théorie des réunions ». En revanche, j’ai la conviction de plus en plus forte, au cours des années, que la dimension structurelle se prête bien à l’analyse et que la théorie des « réseaux sociaux d’entreprise » ne demande qu’à être inventée. Ce sera d’ailleurs le sujet d’un exposé que je prépare pour une séance conjointe de l’Académie des Sciences et de l’Académie des Technologies.