Ce blog aura bientôt
10 ans. Son objectif, à la création, était de comprendre certains aspects
de l’organisation des entreprises à la lumière de la modélisation et de la simulation
de la dimension structurelle des organisations, en particulier de la gestion
des flux d’information. Un des tous premiers messages posait la question de
pouvoir expliquer « les
modes du moment » en termes d’organisation, au travers d’une analyse
systémique qui puisse être objectivée par une simulation.
Ceci a donné lieu à SIFOA (Simulation of Information Flows and
Organizational Architecture) et de nombreux résultats de simulation, en
particulier sur la
structure des réseaux de réunion. Cela m’a aussi conduit à modéliser l’activité
des entreprises à partir de processus coopératifs, sous la forme des modèles BPCM/BPEM,
dont l’aboutissement est l’article publié à ICORES en 2012.
SIFOA est à la fois un succès et un échec. C’est un succès parce que les
simulations m’ont permis de mieux comprendre les caractéristiques des canaux de
réunions, et en particulier l’importance de la structure des réseaux de
comités. C’est un échec car le modèle – quoi que fort simple par rapport à la
réalité – était déjà trop complexe pour faire de cette démarche un outil
pédagogiques. Les quelques articles scientifiques publiés à la suite de ces
travaux sont restés obscurs.
Le billet de ce jour, qui est le centième, a pour but de poser la question de la
validité de cette démarche dix ans plus tard, dans le cadre de l’Entreprise
3.0. La situation a changé doublement :
- L’ensemble des caractéristiques de cette « entreprise libérée » / « nouvelle forme d’entreprise » dépasse largement l’architecture d’organisation. La liste des leviers de 2005 (qui reste d’ailleurs pertinente) a fait place à un ensemble de mécanismes plus riches, avec une apparition de concepts issus des systèmes complexes.
- L’analyse systémique montre l’importance de la culture, de l’apprentissage et de l’interaction avec l’environnement dans une notion d’écosystème. Autrement dit, vouloir se concentrer sur la dimension « organisationnelle / structurelle » semble encore plus restrictif qu’il y a 10 ans (c’était déjà le cas, comme la rappelle la toute première bibliographie avec la référence à Bolman & Deal)
Dans ce court billet, je vais d’abord rappeler tous les arguments
négatifs, c’est-à-dire les dimensions non structurelles de l’efficacité de l’Entreprise
3.0 dans le contexte de la complexité (numérique ou non) du 21e
siècle. Je ne développerai rien aujourd’hui, ces arguments ont déjà été
présentés dans ce blog. Je ne vais pas non plus rentrer dans un long
argumentaire technique, mais ma conviction est que ces trois dimensions : système, culture et apprentissage,
se prêtent mal à la simulation. Cela ne signifie en rien qu’elles soient
difficile à modéliser puis à simuler, mais que le modèle va forcément refléter
les convictions du modélisateur (par manque de recul et surtout manque de
données) et que la simulation est alors un exercice solitaire sans grande
valeur pédagogique (ce qui est bien sûr le problème signalé précédemment). Je
vais dans la deuxième partie lister les dimensions structurelles de l’entreprise
3.0 qui se prêtent plus facilement à l’analyse et à la simulation.
Ce qui est frappant en relisant les messages de ce blog
depuis 10 ans, c’est la montée progressive et inexorable de la science des systèmes complexes pour comprendre les
organisations au 21e siècle (voir
par exemple Jurgen Appelo). Je vois trois axes pour lesquels cette approche
est « incontournable ». Le premier est l’homéostastie, c’est-à-dire
l’adaptation continue à l’environnement. Cette dimension est difficile à
modéliser par nature. Bien sûr, on peut modéliser la variabilité de la demande
des clients pour faire une démonstration
systémique de l’efficacité du lean, mais cela reste extrêmement limité. Le
deuxième axe est la résilience,
avec en particulier les contributions fondamentales de Nassim Taleb sur la
notion de système
antifragile. Le troisième axe est le concept de plateforme
au sein d’un écosystème de création de valeur. Dans tous les cas, chercher à
capturer la dimension système de l’efficacité de l’entreprise 3.0 par la
simulation me semble une impasse.
La deuxième constatation massive est l’importance de l’autodétermination
des acteurs dans l’entreprise 3.0, et donc le rôle fondamental de la culture dans la transformation. Tous
les livres que je cite depuis quelques années, en allant de Isaac Getz à François
Dupuy en passant par Frédéric
Laloux, permettent de comprendre que la réussite de l’organisation de
demain est une question de culture. Le pivot pour comprendre cela reste, de mon
point de vue, le livre inégalé de Daniel
Pink sur la motivation intrinsèque, mais c’est une voix parmi de nombreuses
autres. L’importance de la motivation intrinsèque est telle que l’analyse
structurelle qui va suivre ne peut être qu’un « outil complémentaire »,
une approche d’appoint. Autrement dit, vouloir appliquer des méthodes agiles,
du SCRUM, du Lean Startup sans avoir compris les fondamentaux de Daniel Pink me
semble une entreprise vouée à l’échec dans le monde complexe d’aujourd’hui.
La troisième intuition fondamentale, que je dois à
Michael Ballé et à la lecture de « The
Lean Manager » et « Lead
with Respect » est l’importance de l’apprentissage comme principe fondateur de l’Entreprise 3.0. J’aurais
pu également faire référence au « Toyota Way » ou à Peter
Senge. Cette intuition peut se résumer de la façon suivante : le
premier rôle de l’organisation est de permettre l’apprentissage continu des
compétences nécessaires à l’homéostasie. Les pratiques du lean comme le Kaizen, les rituels de la méthode SCRUM, le
management visuel, etc., sont des outils permettant à chaque collaborateur de
développer ses compétences, au premier rang desquelles se trouvent la
collaboration (collaborer, c’est
difficile et cela s’apprend, par la pratique). Il n’est pas besoin de s’étendre
pour comprendre que cette capacité d’apprentissage organisationnel de l’entreprise
3.0 se prête mal à la simulation au travers d’un modèle informatique.
Il reste néanmoins, à mon avis, une
dimension structurelle fondamentale dans l’efficacité de l’Entreprise 3.0. La
dimension structurelle, qui correspond au concept d’architecture d’organisation,
est intéressante car elle est éminemment réplicable – d’une entreprise à l’autre,
ce qui est plus difficile pour les dimensions que je viens d’évoquer – et elle
se prête à l’analyse. Autrement dit, la structure de l’entreprise se modélise,
et peut être simulée pour à la fois comprendre et convaincre. Ce qui suit est
la liste des dimensions structurelles de l’Entreprise 3.0 qui me semblent
pertinentes :
- L’approche « small batches », consistant à effectuer les
taches / processus / produits en petits lots, suivi d’un réalignement par
rapport à la nouvelle réalité du besoin et de ce qui a été produit, est
parfaitement modélisable et quantifiable. C’est le cœur des méthodes
agiles, et un des « principes actifs » du lean. Cela conduit à
la réduction des encours, à une diminution du WIP (work in process), qui se traduit par une plus grande agilité
et flexibilité. Cette forme d’efficacité est facilement démontrable avec
une approche de files d’attentes soumises à des flux stochastiques (cf.
Reinertsen).
- Le mode de pilotage “pull
versus push”, caractéristique
des organisations “juste à temps”, est également une pratique qui se prête
à la simulation. Il s’agit de changer le protocole d’ordonnancement des tâches,
c’est une méthode classique en recherche opérationnelle. Il se trouve que
j’avais pas mal étudié cette question en 2004-2005 lorsque j’ai travaillé
sur les middleware
adaptatifs. L’ordonnancement « first come first serve », qui
correspond à la logique de push (exécuter dès que possible et passer au
suivant dès que terminé) est notoirement connu (cf. Reinersten) comme inefficace
pour gérer les situations complexes et congestionnées.
- Le taux d’utilisation marginal
des ressources critiques
est une des dimensions traditionnelle de l’optimisation des processus
industriels. Pour un processus stable, les techniques d’optimisation sont
appliquées pour rapprocher ces taux vers 100%. Dans un environnement
complexe et changeant, il est au contraire nécessaire de garder « une
marge de manœuvre ». C’est d’ailleurs le levier qui se modèle le
mieux sur les six, et qui correspond à des résultats connus de la théorie
des files d’attentes (cf. mon billet
qui mentionne la Formule de Pollaczek-Khinchine).
- Le ratio de spécialisation
versus polyvalence est un
paramètre clé pour comprendre la flexibilité des organisations modernes,
mais il faut disposer d’un modèle de communication. En effet, et c’est la thèse
principale de ce blog, ce qui invalide les principes de spécialisation/décomposition
du management scientifique, c’est le coût d’orchestration, lié à la
complexité de la tâche globale, qui s’exprime en coût de communication. Ce
qui cause l’explosion des réunions et l’avalanche des emails est
précisément ce coût d’orchestration. Tout le travail de 2005-2008 a porté
sur la modélisation des flux de communication liés à l’exécution des
processus. On ne peut pas comprendre pourquoi l’équipe synchrone et
cross-fonctionnelle est au cœur des méthodes agiles comme de l’entreprise
libérée sans analyser (et modéliser dans ce cas précis) ces coûts de
coordination (qui sont des coûts de transactions au sens de Coase).
- La structure du réseau des
réunions programmées (des
comités) est un sujet sur lequel j’ai passé quelques
années et de nombreuses simulations. Il est clair que l’entreprise 3.0
apporte de nombreux changements et de nouvelles pratiques, qui sont
parfaitement alignées avec ce que prédit la théorie (plus de petit
meetings, plus fréquents). Un de mes thèmes de prédilection il y a 5 ans (cf.
mon
livre de 2011) était de montrer l’intérêt
des outils 2.0 en tant que canaux de communication. La première
version du simulateur SIFOA (2006-2007) était presque entièrement
consacrée à ce sujet. Il me semble, avec le recul, qu’en l’absence de
données quantitatives, il est difficile d’aller plus loin et donc de « démontrer »
l’intérêt des outils
2.0 ; cela relève plus de l’expérimentation et de la pratique. En
revanche, il existe des propriétés intrinsèques (caractéristiques de la
théorie des graphes) des réseaux d’affiliation des réunions
qui ont un
impact sur la performance de l’entreprise.
- Pour finir, la structure du réseau des équipes reste la dimension architecturelle fondamentale de l’organisation. Depuis les approches hybrides hiérarchiques et matricielles que j’envisageais il y a 10 ans, les choses ont beaucoup évoluées avec la prééminence des concepts de réseaux « scale-free », de l’auto-organisation, du biomimétisme (cf. BetaCodex) ou encore de l’holacratie. Au-delà des modes, la structure du réseau à une influence directe sur la capacité à gérer les flux d’information (l’intuition de March et Simon reste valide), c’est d’ailleurs ce qui crée le lien essentiel entre organisation et efficacité.
Le travail accumulé
depuis 10 ans conduit à une modélisation mathématique convaincante pour chacune
des six dimensions. Les trois premières sont simples, les trois dernières sont
intrinsèquement liées à la modélisation des flux
et des canaux d’information. La question qui reste ouverte pour moi, à ce
stade, est l’utilité de reprendre un travail de modélisation et de simulation
pour comprendre l’interaction entre ces différentes dimensions et pour
construire un corpus pédagogique. Je n’ai aucun doute sur le fait que la
simulation peut faire « toucher du doigt » l’efficacité des principes
sous-jacents à ces six dimensions, dans la lignée des travaux qui utilisent la
recherche opérationnelle et la théorie des files d’attentes pour expliquer
certains principes du lean (je pense
ici à Donald
Reinertsen ou à Michael George). J’ai en
revanche une double interrogation : sur la valeur pédagogique (versus une
trop grande complexité) et sur la pertinence (par rapport à l’influence des
approches systèmes, culture et apprentissage). J’ai donc décidé de « lever
le crayon » (« lever les doigts du clavier ») et de me donner
une année ou deux de réflexion.