Le billet de ce jour est une
réflexion personnelle sur les principes et valeurs qui sous-tendent les
démarches lean et agile,
indépendamment du domaine d’application, qu’il s’agisse de production, de
service, de logiciel ou d’innovation. Tout comme le mot « lean » est souvent utilisé à contre-emploi pour désigner des politiques de réduction de coûts
qui réduisent également les capacités d’apprentissage et de coopération, le mot
« agile » est également mis à toutes les sauces, quelque fois sous
forme de véritable contre-sens.
Je vais commencer par un rapide tour
d’horizon de l’utilisation du lean
dans les processus de ventes (lean
sales). Lorsque j’ai écrit mon livre « Processus et Entreprise 2.0 – Innover par le lean et la collaboration » en
2010, j’ai été frappé par les résultats spectaculaires dans d’autres domaines,
tels que le « lean healthcare »
ou le « lean sales ». Je ne
suis pas un spécialiste, donc je ferai juste un bref résumé des idées
principales tirées de quelques lectures. Cela me conduira à une deuxième
section sur les quelques principes fondamentaux, de mon point de vue, lorsque
j’applique le lean au développement
logiciel (Lean Software
Factory) ou à
l’innovation (Lean Startup).
La troisième section portera sur
l’agilité, vue d’un point de vue métier. J’ai plusieurs fois raconté la visite
de Spotify par l’équipe de direction de Bouygues Telecom il y a quelques années
comme un moment pivot dans ma compréhension de l’agilité : le CEO nous a
défini l’agilité comme une réaction adaptative à l’environnement, d’un point de
vue stratégique. L’agilité informatique devient une conséquence de l’agilité
métier, et non pas l’inverse. Je vais de la même façon décrire ma vision
personnelle de l’agilité dans la section suivante, du point de vue des
objectifs et de ce qu’il convient de mesurer – ou non – pour progresser.
Il y a un lien fort entre les deux
parties : tels que je les définis, le lean
et l’agile sont compatibles, complémentaires et se renforcent. Ce n’est pas
forcément le cas si le lean est pris
comme une volonté de contrôle et de réduction (qui se heurte à l’adaptabilité
de l’approche agile) ni si l’agile est pris comme une méthode d’ubérisation du
travail – dans une vision pseudo-moderne du travail fondée sur les nouvelles
technologies de communication – qui se heurte à la dimension fondamentale de
l’apprentissage collectif par équipe.
1 - “Lean Sales”
Je commence par une photo du livre “Lean Thinking” car c’est la
référence que l’on trouve dans tous les articles que je vais citer sur “Lean
Sales”. Les deux livres de James Womack et Daniel Jones, « Lean Thinking » et « Lean Solutions » sont les premières étapes fondamentales pour comprendre le sujet que je
vais évoquer brièvement. Il y a trois très bonnes raisons d’appliquer le lean à la vente : (1) il s’agit
bien d’un processus, avec des étapes bien définies et qui est assez facile à
mesurer – et cette pratique de la mesure est ancienne dans les équipes de vente
(2) c’est un travail d’équipe – c’est plus ou moins visible selon l’activité et
la forme de relation entre le client et le vendeur, mais c’est toujours le cas
(3) la satisfaction du client est, par essence, au cœur du processus de vente –
cela ne veut pas dire que ce soit l’objectif du processus, loin s’en faut !
Mais une grande partie des fondamentaux du lean
– le centrage sur la valeur apportée au client – est depuis longtemps ce qui
caractérise les « bons vendeurs » sur le long terme. Je ne vais pas
donner les détails d’une approche lean
sales, je vous renvoie par exemple au slideshare de David Brunt et John Kiff, mais souligner sept idées intéressantes de
l’approche Lean Sales :
- La première idée essentielle du
lean est de se centrer sur la
valeur fournie au client par le processus de vente. Il s’agit donc – sans
surprise – de se mettre à la place du
client.
L’approche du « Value Stream Mapping » s’applique parfaitement au
processus de vente (voir par exemple la formalisation dans l’article de Simon Elias
et Richard Harrison). L’analyse passe bien sûr par l’écoute et l’observation des clients,
avec des projets de type « Voice of the Customer (VoC) », un des classiques des
approches Lean Six Sigma.
- Une fois la valeur définie du
point de vue du client, l’approche lean
cherche à optimiser le processus en supprimant tout ce
qui est inutile – le « muda », en notant que gaspillage est
une mauvaise traduction. En particulier, le lean s’intéresse à la suppression des temps morts (ceux qui
n’apportent pas de valeur client), ce qui est remarquablement en ligne
avec l’impératif du 21e siècle de traiter le temps du client
comme la chose la plus précieuse.
Pour faire cette optimisation, le lean apporte tout un ensemble de techniques et de méthodes,
depuis le kaizen sur lequel je
vais revenir jusqu’à l’analyse des causes profondes avec la pratique des
« Five Whys ». Je vous recommande le billet de Mark Preston, « My Top
10 Secrets of Lean Manufacturing Sales ».
- Cet allègement du processus
permet progressivement d’appliquer un autre principe lean, le « streamlining », ou l’optimisation du
flot. Au-delà de la suppression du « muda », on cherche
également la réduction de « mura » et « muri », c’est-à-dire
la stabilisation du flot -atténuer
les irrégularités - et éviter les périodes de surcharge. Ici le lean sales se démarque d’un certain
nombre de pratiques de ventes qui sont marquées par des fortes
irrégularités amplifiées par le calendrier de l’entreprise (le « closing » de fin de période
n’est pas une approche centrée sur le client). Ce sujet est abordé dans
l’article de Brian Maskell, « Lean Sales &
Marketing ».
- Une fois le processus
« réorganisé par streamlining »,
on inverse la logique de déclenchement et on passe du « push »
au « pull ». Autrement dit, les signaux pour passer d’une étape à une autre ne
sont plus produits par la complétion d’une étape (vers la suivante), mais
c’est le besoin d’une étape qui déclenche l’étape précédente. De la sorte
la vie du processus n’est plus rythmée par la capacité de production, mais
par la demande client, en tenant compte des capacités propres à chaque
étape (à travers un kanban). C’est, à mon avis, une des
raisons principales pour laquelle le Lean Sales va devenir de plus en plus
populaire au 21e siècle, en particulier dans le monde digital. Je vous
renvoie aux différents articles de ce blog sur « The Intention Economy » ou sur « Le Marketing Synchronisé ». Nous sommes entrés dans
l’ère du « pull », lorsque l’entreprise écoute les besoins et
les moments du client, et avons quitté – pour les entreprises avancées –
l’ère du push publicitaire de masse.
- Toutes ces étapes précédentes –
ce qui constitue le lean sales -
s’appuient sur une approche d’optimisation continue, fondée sur la mesure.
Les mesures sont collectées et partagées de façon continue par les
équipes, en utilisant des approches de
management visuel. Le travail d’amélioration est
fait en pratiquant le kaizen, en
équipe. Les chiffres sont ceux de l’équipe, ils servent à comprendre et
améliorer les techniques de ventes. Il ne s’agit pas de supprimer les
« objectifs de vente » qui sont consubstantiels à la profession,
mais de comprendre que le « standard » appartient à l’équipe et
qu’une partie des indicateurs ne sont pas de KPI, mais des outils de
progrès (je reviendrai sur ce point
clé dans la Section 4).
- Le lean est ancré dans une
approche du management de la qualité totale, parce que Taiichi Ohno a été influencé par W.E. Deming. L’objectif
d’un processus lean est d’être
« Right on the first time, every
time ». Cet
objectif, lié au premier sujet de la satisfaction du client, alimente de
façon constante le kaizen. Une
fois de plus, il faut souligner l’importance du temps du client, qu’il
faut donc mesurer pendant les différentes étapes du processus. Comme dans
la plupart des sujets d’optimisation de processus de service, le temps
d’attente est une des premières causes d’insatisfaction des clients ou
prospects.
- La dernière idée commune aux articles que je viens de citer – souvent exprimée dans leurs titres – est qu’il faut traiter l’ensemble du processus « Marketing & Vente » dans une démarche unifiée. Pour travailler efficacement en kaizen, il faut que les différents acteurs du processus commun soient organisés en équipe. Je vous renvoie à l’article de Brian Haskell sur l’importance du kaizen et du travail d’équipe.
2. Les fondations du « Lean Thinking »
Je vais poursuivre cet exercice d’abstraction en soulignant 5 principes que
l’on vient de voir dans la section précédente et qui sont commune aux démarches
« lean
software » et « lean
startup ». Ce sont également des principes que j’applique dans le self lean et que j’ai retrouvé avec plaisir dans l’excellent
livre « Personal Kanban » que je viens de terminer et que je vous
recommande. A ce niveau de synthèse, il s’agit forcément d’un exercice très subjectif et très incomplet.
- La
satisfaction du client/utilisateur est le « true north » d’une démarche lean, c’est le but commun à toutes les équipes et le terrain
d’entente pour arbitrer les différences d’opinion. Cette satisfaction se mesure
– qualitativement et quantitativement – et la mesure est partagée par tous les
acteurs.
- L’organisation
a pour objectif de fluidifier le processus, en relaxant les contraintes de ressources, en fragmentant la charge (les « petits
lots »), réduisant les enchaînements pour avoir un fonctionnement le plus
continu possible.
- L’approche
« pull », dirigée par la demande client, donne le tempo commun à
l’ensemble de l’organisation. Le mode « pull », matérialisé par le kanban,
suppose une simplification et une fluidification du processus, c’est un
objectif de long terme. L’objectif systémique de cette approche est la
résistance aux aléas, qui permet justement de s’adapter à son environnement.
- Le
fonctionnement fluide en flux tirés, tout comme la satisfaction totale du
client, est un objectif asymptotique qui s’approche par amélioration continue,
grâce au travail de kaizen d’équipes
autonomes. Les équipes progressent et capitalisent grâce à une standardisation
de leurs pratiques, mais c’est leur standard. Le kaizen
est un outil pour apprendre à travailler ensemble via la résolution de
problèmes.
- Le lean est, en effet, une méthode pour l’apprentissage collectif de la complexité. C’est pour cela qu’il repose sur le management visuel, sur l’inspection en équipe de la réalité et qu’il se méfie de l’abstraction (cf. le genchi gembutsu). La pratique continue des 5 pourquoi (la recherche des causes profondes) est également une méthode de formation pratique à la systémique de l’environnement.
Tout ceci reste
encore un peu long et compliqué :) Je vous propose ma vision globale comme
résumé – et clin d’œil - de l’ensemble
de ce blog en trois points :
- Le sujet clé des entreprises au 21e siècle est le conflit entre
engagement et complexité. L’accroissement de la complexité est inexorable - car
il vient de l’environnement - et produit du désengagement (remarquablement
expliqué par Yves Morieux, mais globalement un fait incontestable).
- La seule façon de retrouver de l’engagement est de favoriser la motivation
intrinsèque, autour du triplet : autonomy
/ mastery /purpose (emprunté à Daniel Pink, mais également un résultat avéré)
- Le lean est fondamentalement adapté au 21e siècle car il répond à ces trois besoins : le besoin de sens vient de la satisfaction client partagée avec tous les acteurs, le besoin de « mastery » (difficile à traduire, un mélange de maîtrise, de confiance en soi et de sentiment de progression) est obtenue par la pratique du kaizen, et enfin l’autonomie des équipes est valorisée par la priorité au terrain (gemba) et aux faits (mesures) sur le contrôle externe.
3.
Manifeste Agile et Contre-Manifeste Agile
Pour
comprendre ce qu’est l’agilité, en tant que mode d’organisation, il faut
remonter aux sources, c’est-à-dire au « agile manifesto »
et son apparition dans le monde du logiciel il y a une vingtaine d’années. Le
mouvement agile est une réaction systémique à l’inefficacité des projets
informatiques confrontés à une complexité croissante, en particulier à cause du
rôle de plus en plus important de l’utilisateur. Le mouvement agile prône
quatre valeurs. La première est que dans un contexte complexe et changeant, les
hommes et les femmes sont plus importants que les processus et les outils
(« individuals over tools »). Pour moi qui pratique l’informatique depuis
longtemps, ce changement depuis l’unité d’œuvre banalisé (le jour-homme de
développement) à la reconnaissance du talent est un changement majeur,
indissociable du fonctionnement agile. La seconde valeur affirme la primauté de
ce que l’on construit sur sa description (« working software over documentation »). Dans un monde
complexe, il est souvent plus facile de faire que décrire; dans un monde changeant, la description
est au service de la réalisation (pour la capitalisation, le partage, la
maintenance, etc .) mais elle ne précède pas cette réalisation. La
troisième valeur dit qu’il faut préférer la collaboration avec le client
(« customer collaboration over
contract »). Dans le contexte du manifeste agile, on parle du client
« interne », mais ceci s’étend facilement au client utilisateur). La
dernière valeur est celle qui justifie le terme d’agilité : il faut
accueillir les changements à bras ouverts au lieu de vouloir suivre un plan
fixé à l’avance (« responding to
change over following a plan »).
L’objectif de l’organisation agile est de pouvoir répondre efficacement
à ces changements pour s’adapter de façon continue à l’environnement, externe
et interne. Les changements continus du
monde externe entrainent qu’il faut réviser de façon fréquente ce qu’on
produit. Les changements internes viennent de la complexité de ce qu’on cherche
à fabriquer (des expériences qui satisfont totalement l’utilisateur), et il
convient par conséquent de s’adapter aux difficultés rencontrées. Pour cela, le
manifeste agile (dans une version française empruntée ici) propose douze principes du fonctionnement agile :
- Satisfaire
le client est la priorité
- Accueillir
les demandes de changement « à bras ouverts »
- Livrer le
plus souvent possible des versions opérationnelles de l’application
- Assurer
une coopération permanente entre Client et Equipe projet
- Construire des projets autour d’individus
motivés
- Privilégier
la conversation en face à face
- Mesurer
l’avancement du projet en termes de fonctionnalités de l’application
- Faire
avancer le projet à un rythme soutenable et constant
- Porter une
attention continue à l’excellence technique et à la conception
- Favoriser
la simplicité
- Responsabiliser
les équipes: les meilleures architectures, spécifications
et conceptions émergent d’équipes auto-organisées.
- Ajuster, à
intervalles réguliers, son comportement, ses processus pour être plus
efficace
Je ne
m’intéresserai pas aujourd’hui à l’agilité dans le développement logiciel. Une grande partie de ces principes sont plus
profonds et plus large que le simple domaine du développement logiciel. Comme
je l’ai dit en introduction, la démarche agile est une adaptation systémique de
l’organisation de l’entreprise à son environnement. Le point de départ de
l’argument du CEO de Spotify est que les technologies –
compression audio, stockage, recommandation – changent à une vitesse élevée qui augmente constamment, mais surtout que les usages changent constamment. En
particulier l’adoption de pratiques ou de nouveaux comportements numériques
suit des lois sociologiques de réseaux, avec des phénomènes d’amplification non
linéaires qui sont la signature des succès du monde numérique. Le succès de Spotify vient de sa capacité à « lire son environnement » de façon
continue et à s’y adapter de façon constante, au moyen d’une organisation
agile. Je ne m’étends pas d’avantage sur
la dimension systémique, je vous renvoie au livre de Jurgen Appelo « Management 3.0 - Leading Agile Developers, Developing Agile
Leaders » qui explique cela en
détail. L’agilité est une méthode pour d’adapter à un besoin instable (soumis à
des changements) et incertain (à cause de la complexité de l’environnement, il
suffit de relire Taleb ).
Dans l’esprit
de la section précédente, voici les cinq principes qui caractérisent, selon moi,
un fonctionnement agile :
- La satisfaction
du client est le fondement d’une démarche de développement produit (Principe
1). Ce pilier est partagé avec le lean,
c’est l’outil principal d’alignement d’équipes autonomes
- Ceux qui
construisent (un produit, un service, une expérience) doivent être responsable
du processus de construction. C’est la conséquence de la complexité :
l’expérience ne se délègue pas (d’où l’insistance sur le « gemba » dans le lean). Dans le monde logiciel, l’équipe
de développement maîtrise son calendrier, même si le « quoi » est
confié au « product owner » (Principe 4).
- La
communication personnelle, face à face, est le ciment de la méthode agile
(Principe 6). D’une part, parce que les sujets sont complexes et que la formalisation
écrite est coûteuse et imparfaite ; d’autre part, parce que la dimension
corporelle de la communication est indispensable à la véritable
synchronisation.
- Les rituels
d’équipes utilisent les tableaux et les murs pour favoriser la communication.
Le maximum de chose est affiché, en utilisant la puissance du management visuel comme « radiateur
d’information ». Ce partage et autocontrôle de l’équipe assure
le bon rythme de travail (Principe 8).
- Les défis complexes requièrent des équipes cross-fonctionnelles qui travaillent ensemble, de façon synchronisée et itérative (Principe 11).
J’ai déjà évoqué dans ce blog
différents travaux sur le futur du travail. Certains travaux du MIT ou de Digiwork décrivent un
mode de travail éclaté sur des plateformes technologiques, de type Uber. Je
vais ici caricaturer quelque peu, mais voici ce que le « travail de
demain » pourrait proposer comme nouveau manifeste :
- « Nous n’avons plus besoin de rencontres
face à face, les outils de communication électroniques nous suffisent »
- « les espaces physiques ne sont plus
nécessaires, nous sommes des travailleurs nomades capables de travailler
n’importe où »
- « Nous n’avons pas besoin
d’organisateurs, il nous suffit d’une plateforme électronique pour
décomposer nos projets en tâches bien précises » (note : on
hésite entre le triomphe d’Uber ou de Taylor)
- « Nous avons aboli la contrainte du temps
partagé, chacun travaille quand il veut, d’où il veut, selon son biorythme
et en fonction de ses contraintes personnelles »
- “Nous exigeons une définition précise des rôles de chacun qui nous permet de digitaliser la collaboration – chacun de nous est un expert”
Je
ne vais pas répéter les arguments de mon billet précédent, mais il est facile
de voir que cette approche constitue, pour moi, un manifeste anti-agile. Je
recommande également la lecture de « How Google Works »
de et Eric Schmidt et Jonathan Rosenberg.
4. Les fondations du “Agile Thinking”
Pour terminer, je vais essayer de répondre brièvement à la question :
comment savoir et mesurer si on travaille de façon agile ? Appliquer des
principes n’est clairement pas un objectif en soi. Le but de la démarche agile
est de mieux travailler dans un environnement
complexe et incertain. Dans le cas contraire, lorsque les besoins sont
clairs et stables, les méthodes
classiques et taylorisées (cycle en V par exemple) restent
redoutablement efficaces. Mesurer la valeur produite par le développement
logiciel a toujours été difficile, mais mesurer l’impact des aléas et de la
complexité l’est encore plus. Définir une mesure de la valeur apportée par
l’agilité n’est donc pas une chose simple, et cette démarche relève le plus
souvent d’une démarche de conviction.
La première idée fondamentale est de bien traiter l’organisation agile
comme un système, en incluant la demande (les équipes « métier »). Il
reste encore des entreprises qui demandent à leur IT de « devenir
agile » sans changer l’ensemble de l’organisation en général, et sans
changer la gestion de la demande en particulier. Les résultats sont piètres
(très faibles progrès en vélocité et flexibilité) lorsqu’ils ne sont pas
inexistants (souvent les coûts augmentent pour une satisfaction client qui n’augmente
pas). D’une part c’est l’ensemble métier + développement qui peut former un
système véritablement agile qui s’adapter au changement, mais de plus une
équipe de développement agile qui exécute dans le cadre classique de
spécifications contractuelles part avec un gros handicap.
La deuxième idée que je retiens de mon expérience est qu’il est plus facile
de caractériser la non-agilité que l’agilité. J’ai participé à plusieurs audits
et évaluation des pratiques agiles, ce que les experts recherchent sont trois
défauts qu’il est possible d’identifier et qui montre la faible adaptabilité au
changement constant de la demande et à sa complexité : (a) le
« rework », c’est-à-dire le nombre de fois ou le même fragment de
code est repris/ re-codé, parce que la spécification n’est pas conforme au
besoin, (b) le temps de déploiement trop long par rapport aux besoins du
marché, malgré tous les efforts de priorisation
(c) le code non déployé, qui est un cas limite des deux précédents, et
un bon indicateur de dysfonctionnement. Le code non-déployé est à la fois un
gâchis de ressource et une véritable plaie pour le moral et l’engagement des
équipes. C’est pourtant un problème fréquent des grandes organisations.
Mesurer
l’efficacité d’une démarche agile peut se faire de façon globale – extrinsèque
par rapport au processus de développement -, à partir de l’analyse de la
valeur, ou de façon intrinsèque, en mesurant « le bon
fonctionnement ». La mesure de la valeur est possible, mais c’est un sujet
difficile que j’ai traité dans mon second livre et que je ne vais pas aborder ici. Ce n’est pas par simple paresse ou
manque de temps, je pense que la complexité des métiers du 21e
siècle rend l’analyse très complexe et demande une maturité difficilement
atteignable. La valeur créée se mesure fort bien, mais elle s’analyse et se
prédit difficilement, ce qui en fait un mauvais critère d’efficacité. Je
préfère une approche plus globale centrée sur la satisfaction du client, dont
la création de valeur – au sens financier du terme – devient un bénéfice
collatéral et essentiel, mais pas l’outil de pilotage. Je n’ai pas le temps ici
de développer d’avantage. Je vous renvoie à la lecture de « Joy Inc. – How we built a workplace people
love » de Richard Sheridan pour comprendre l’intrication entre la
méthode de travail agile et la création de valeur du point de vue métier. La mesure de l’efficacité intrinsèque peut se
faire au moyen des trois indicateurs évoqués plus haut : la quantité de « rework » (j’ai découvert cette approche lors de mon premier
audit en tant que DSI par CSC il y a 10 ans), la quantité de code non livré (qui est facile à mesurer
lorsqu’on se place dans une approche de développement industriel de type
« software factory »), et le TTM –time
to market/to delivery, que l’on mesure comme le temps entre la rédaction
d’une « user story » et le moment où cette expérience est livrée
entre les mains des utilisateurs. Le TTM/TTD est fortement lié au cadencement
du déploiement, c’est-à-dire le rythme des mises en production (le « takt time » du lean).
La démarche DevOps vers le déploiement continu représente une transformation globale, de
grande ampleur, de la chaine de développement.
La mesure de
l’efficacité, lorsqu’on est en présence d’un système complexe – non-linéaire-
de création de valeur est pleine de piège. Par exemple, il est judicieux de
mesurer la rapidité sous forme de TTM d’une modification élémentaire.
L’expression classique est le « temps qu’il faut pour déployer une
modification de 10 lignes de code ». En revanche, la mesure de la vélocité
(ratio du nombre de « user story » /
« points » par unité de temps)
a rapidement un effet pervers, puisque la méthode agile repose sur
l’auto-évaluation du poids des tâches par l’équipe elle-même pour obtenir un
fonctionnement lissé (selon les principes lean
évoqués plus haut). Faire de la vélocité un KPI (Key Performance
Indicator) conduit à une
dérive des estimations. La vélocité est un indicateur de fonctionnement, très
utile à l’équipe pour évaluer ses propres axes de progrès. Je vous renvoie au chapitre deux de mon dernier livre sur la différence entre les KPI (qui sont globaux, compris de tous, et
dont la recherche de l’amélioration est vertueuse par définition – comme par
exemple la satisfaction client) avec les indicateurs de performance et de
fonctionnement, qui permettent à une équipe de mieux évaluer son fonctionnement
ou son efficacité, dans un contexte global où il convient de trouver un
équilibre entre des indicateurs contradictoires (comme le célèbre compromis
coût / délai). Pour prendre un autre exemple, le « rework » n’est pas un KPI : s’il est rendu trop visible,
le rework disparait … il est trop facile
de le maquiller. Pour qu’une équipe (globale, c’est-à-dire métier et IT) évite
le rework, il faut en faire un
indicateur « local » (dans l’esprit de la célèbre citation de Deming
qui nous dit qu’il faut chérir ses erreurs pour progresser). Les « candidats
KPI » sont de mon point de vue: la satisfaction client/utilisateur, la
qualité (défauts par « user
story »), le TTD et
le temps moyen de déploiement des « user stories » validées. Ce dernier KPI a trois bénéfices : il évite le code jamais
livré, il soutient la démarche DevOps vers le « continuous delivery » et il pousse les équipes à
construire des « user stories » de taille modérée (dans l’esprit lean des « small
batches »). En revanche, le « taux de rework », la vélocité,
le taux d’automatisation des tests, le rythme des sprints sont des indicateurs
internes qui sont plus utiles s’ils sont laissés au contrôle des équipes de
façon autonome. Dans ces cas, l’objectif premier est la recherche du « mastery » - une tâche qui est
confiée aux équipes et aux kaizen –
et l’amélioration de la performance est une conséquence. Pour citer Francois
Jullien une fois de plus : « ce n’est pas en tirant sur la tige qu’on
fait pousser la plante plus vite ». Ceci me conduit pour terminer à vous
proposer de prolonger la réflexion sur la mesure par la lecture de l’excellente édition n°19 de la revue de Kea Partners.
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