1. Introduction
Une des questions clés de l’été dans les médias, en particulier lorsqu’ils interrogent les citoyens dans la rue, est de comprendre pourquoi l’ensemble de la société en général, et les pouvoirs politiques en particulier, font preuve de peu d’action face au réchauffement climatique, alors qu’il existe un consensus scientifique fort sur la gravité du sujet, et que les marques concrètes et significatives de ce réchauffement sont devant nous ? Il est facile de critiquer l’inaction ou de penser que notre comportement est irrationnel, mais si l’on creuse un peu, les choses sont plus complexes. Dans l’évaluation coût/bénéfices de toute action publique, il y a une double difficulté. Les actions sont plus difficiles, longues, chères et sujettes à des doutes de faisabilité qu’on ne le laisse croire. Ces actions sont également impopulaires puisqu’elles impliquent des changements conséquents sur nos modes, ou nos niveaux, de vie. A l’inverse, la menace, même si elle est spectaculaire et existentielle, est lointaine et incertaine. Il existe un consensus très solide sur le lien entre l’activité humaine, les émissions de gaz à effet de serre et le réchauffement qu’elles entrainent. Le consensus sur les conséquences du réchauffement est également solide mais moins « centré » : le sujet est éminemment complexe et il est très difficile de faire des prévisions précises. C’est le sujet dont je vais parler dans le billet de ce jour, car il éclaire notre comportement sociétal sous l’angle de la rationalité limité de Herbert Simon : nous ne mobilisons pas toutes les connaissances à notre disposition, nous minorons (« discounting » est un terme que nous allons commenter par la suite) les informations qui nous sembles trop incertaines ou trop lointaines.
La question de l’appréciation du risque et des scénarios extrêmes est au cœur de cette problématique de l’action publique. Une vision conservatrice et « consensuelle » des impacts rencontre plus facilement une adhésion globale, mais conduit à réduire l’ampleur des décisions. Une vision plus prudente ou « réaliste » conduirait à des actions plus volontaristes, mais elle peine à rassembler un consensus politique. C’est frappant lorsqu’on parle du « cout du carbone » (impact global marginal d’une tonne de CO2 émise) ou de la « bonne valeur » de la taxe carbone qui serait nécessaire pour orienter la société vers une meilleure trajectoire. Si l’on se contente de prendre des hypothèses « qui ne font aucun débat » sur les conséquences du réchauffement climatique, on obtient à la fois des « couts du carbone » limités (de 50$ à 100$ la tonne) et des politiques de transition de faible ampleur (peu de changement, faible impact sur le PIB). Mais si l’on revisite ces estimations en les contrastant avec ce que les spécialistes du climat prédisent en termes de catastrophes et de dérèglements à venir, il devient clair que cette approche « conservatrice » est un leurre. De très nombreux articles sont parus qui montrent qu’une prise en compte des risques majeurs et de leurs conséquences en chaîne conduit à réviser sensiblement à la hausse les impacts, et donc le coût du carbone. On peut même questionner la validité d’une telle démarche. C’est le thème de l’article de N. Stern, J. Stiglitz et C. Taylor, « The economics of immense risk, urgent action and radical change : towards new approaches to the economics of climate change», sur lequel je vais revenir dans la Section 4. Les risques et événements extrêmes se prêtent mal à l’optimisation économique fondée sur le calcul des probabilités, lorsque ces probabilités sont très mal connues et lorsque l’impact négatif est tellement fort que la notion de « dommage moyen » perd son sens (de même que jouer à la roulette russe avec une balle dans un barillet de 6 coups est fort mal décrit en disant que l’espérance de perte est de 1/6e de vie). La thèse de cet article est qu’il n’est pas fondé d’utiliser un modèle (IAM : Integrated Assessment Model) pour déterminer une valeur actionnable du cout du carbone.
Ce billet de vacances (un peu long), qui fait suite au billet précédent sur CCEM, est donc consacré aux modèles « énergie-économie-climat » sous différentes formes, et sur la façon dont ils permettent de comprendre l’impact du réchauffement climatique. Ma thèse est d’une part que les modèles sont souvent utiles mais toujours limités (cf. G. Box : « tous les modèles sont faux, certains sont utiles ») et qu’il est intéressant de distinguer les IAM (modèles qui sont assez détaillés mais dont les équations ignorent la complexité globale) des SDEM (System Dynamics Earth Models) qui sont en général plus « macros / grossiers » mais cherchent à mieux représenter les multiples couplages et boucles de rétroactions. En particulier, et puisque nous sommes rentrés dans l’Anthropocène, les réactions du système « humanité » font partie du système complexe globale et il est plus prudent de penser en termes de « redirection écologique » (réactions multiples et non-linéaires aux impacts du réchauffement) qu’en termes de « transition écologique » (réactions quantifiées et organisées correspondants à une politique du climat). Autrement dit, on pourrait séparer une approche IAM dans laquelle on modélise une réaction optimale de type « homo economicus » et une approche SDEM permettant de modéliser une réaction émergente, qui se co-développe avec la prise de conscience de la gravité de la situation, nourrie par la confrontation réelle aux dommages. Je ne cherche surtout pas à opposer ces approches : il est fort probable que la réaction de la société est la composition d’une démarche proactive (hélas fondée sur un consensus et une sous-évaluation des risques) et une démarche réactive (devant les conséquences concrètes du réchauffement lorsqu’elles se produiront).
Ce billet est organisé comme suit. La section 2 porte sur les IAM et les SDEM. Je reviens brièvement sur DICE, le modèle utilisé par William Nordhaus, qui a inspiré de nombreux successeurs. Je donne un aperçu de quatre autres modèles IAM, mais il en existe plusieurs dizaines, qui apportent chacun leur pierre à la construction d’un édifice commun. Je vais ensuite parler des modèles issus de la dynamique des systèmes, en commençant par World3, qui est le modèle fondateur de cette approche. J’en profiterai pour faire trois rapides fiches de lectures autour de « Limits to Growth ». Le modèle que je développe, CCEM, est un héritier direct de l’approche « System Dynamics », et je terminerai cette section en expliquant pourquoi il m’a semblé utile de rajouter un membre à la tribu des SDEM. La section 3 complète la présentation de CCEM commencée dans le billet précédent en introduisant trois nouvelles dimensions : la décomposition de l’économie en zones, la représentation de la production agricole (à travers le blé) et la production d’acier. Je reviendrai également sur la spécificité de CCEM en tant que SDEM : la modélisation de la redirection écologique. La Section 4 traite de l’impact du réchauffement climatique et de sa possible modélisation (qu’il s’agisse d’un IAM ou SDEM). Je vais commencer par partager un certain nombre d’études que j’utilise pour calibrer CCEM et faire une brève revue de lecture du livre « The Inhabitable Earth » de David Wallace-Wells. Je reviendrai sur le concept central du SCC (Social Cost of Carbon) et son lien direct avec l’estimation des couts des impacts du réchauffement climatique. Cela me permettra d’évoquer quelques articles majeurs sur le sujet, dont celui de Stern, Stiglitz et Taylor évoqué précédemment. Pour conclure, je vais évoquer brièvement la prochaine étape de mon projet (une fois que CCEM est stabilisé), à savoir la simulation par jeu et apprentissage (GTES) pour étudier la dynamique de coopération et complétion des quatre blocs géopolitiques du modèle CCEM.
2. IAM et SDEM
2.1 IAMs (Integrated Assessment Models)
Wikipedia propose la definition suivante pour les IAMs: « Integrated assessment modelling (IAM) or integrated modelling (IM) is a term used for a type of scientific modelling that tries to link main features of society and economy with the biosphere and atmosphere into one modelling framework ». Le qualificatif « integrated » indique que modèle couvre les aspects énergies et économies (qui sont essentiels pour construire les trajectoires d’émission de CO2, ce que IPCC désigne sous le nom de RCP : representative concentration pathway). Le qualificatif « assessment » indique la finalité : le modèle est simulé - le plus souvent de façon randomisée (simulation de type Monte-Carlo) pour tenir compte des intervalles de confiances pour certains des paramètres du modèle - afin de construire des trajectoires temporelles, des évolutions du système terre allant de quelques décennies à quelques siècles. Il s’agit donc d’un « jumeau numérique » (très simplifié) du ce système « énergie-économie-climat » qui va servir à jouer des scénarios et des hypothèses contrefactuelles (« what if »). La figure suivante est une représentation simplifiée du cœur du modèle DICE (Dynamic, Integrated Climate and Economics model), qui est construit comme un assemblage de sous-modèles couplés par des grandeurs clé du système terre. La plupart des IAMs ont été construits par des économistes, et le centre du modèle est une représentation de l’économie (dont le résultat est représenté par « Gross Output » sur le schéma. Le modèle DICE décrit comment les évolutions des systèmes énergie, population et technologie (productivité) influence le modèle exponentiel de création de valeur (à partir de capitaux et de force de travail). Cette production économique détermine un RPC, qui, en suivant les abaques produites par les travaux du GIEC, détermine à son tour la rétroaction sur l’environnement et la population (via sa consommation). Un tel modèle intégré propose de nombreux intérêts : il offre une vue systémique globale et force à considérer des grandeurs clés du système terrestre, telle que la population, la quantité d’énergie consommée ou la richesse produite. Comme nous allons le voir de nombreuses fois, un tel modèle est à la fois très incomplet, très simplifié, et déjà suffisamment complexe pour être très sensible aux paramètres d’entrées. Il ne faut donc pas l’utiliser comme un outil de prévision mais plutôt comme un « banc d’essai numérique à idées ».
Figure 1 : Une vue schématique et simplifiée du modèle DICE
Il existe de très nombreux modèles IAM dans le monde, qui présentent des caractéristiques variées et complémentaires. Certains sont des « héritiers » de DICE qui s’attachent à corriger des faiblesses (très reconnues et commentées) de DICE en matière d’impact, ce qui sera le sujet de la 4e section. D’autres sont indépendants et ont leur propre histoire, également ancienne. Voici pour illustrer, quatre exemples de modèles qui me semblent très intéressants :
- Le modèle IGSM (Integrated Global System Modeling) du MIT qui se compose principalement de deux composants interagissant l’un avec l’autre: le modèle d'Analyse de Projection Économique et de Politique (EPPA) et le modèle du Système Terrestre du MIT (MESM). Le modèle EPPA simule l'évolution des processus économiques, démographiques, commerciaux et technologiques impliqués dans les activités qui affectent l'environnement à plusieurs échelles, du régional au global. Le framework ISGM permet l'analyse des interactions complexes entre l'économie, l'énergie, l'agriculture, la politique, les interactions démographiques et le changement climatique. Il permet la projection et l'analyse des politiques économiques et environnementales, aidant ainsi à l'élaboration de politiques plus efficace.
- Le modèle ACCL ( Advanced Climate Change Long-term model) de la Banque de France est un outil pour construire des scénarios de changement climatique afin de prévoir le Produit Intérieur Brut (PIB), modélisant à la fois les dommages du PIB dus au changement climatique et l'impact sur le PIB des mesures d'atténuation. Il adopte une vision à long terme axée sur l'offre, avec des horizons 2060 et 2100. C'est un outil de projection mondial (30 pays / régions), avec des hypothèses et des résultats à la fois au niveau mondial et au niveau des pays / régions. Cinq types différents d'entrées énergétiques sont pris en compte selon leurs facteurs d'émission de CO2. La Productivité Totale des Facteurs (PTF), qui est une source majeure d'incertitude sur la croissance future et donc sur les émissions de CO2, est déterminée de manière endogène. ACCL s’appuie sur une structure semblable à DICE mais il corrige une partie des défauts signalés dans la bibliographie, notamment en adoptant un modèle plus profond (et plus réaliste) des impacts du réchauffement climatique.
- Le modèle IMACLIM-R du CIRED est un modèle hybride récursif d'équilibre général de l'économie mondiale qui est divisé en en 12 régions et 12 secteurs d’activité. L'année de base du modèle est 2001 et il est résolu en une étape temporelle annuelle. IMACLIM-R est basé sur la base de données GTAP-6 qui fournit, pour l'année 2001, une Matrice de Comptabilité Sociale (SAM) équilibrée de l'économie mondiale. Comme tout modèle d'équilibre général conventionnel, IMACLIM-R fournit un cadre macroéconomique cohérent pour évaluer la relation énergie-économie. Avec sa structure sectorielle et régionale détaillée, IMACLIM-R permet des analyses détaillées des impacts du changement climatique et des politiques d'atténuation sur différents secteurs et régions de l'économie mondiale.
- Le modèle GIVE (Greenhouse gas Impact Value Estimator) de Berkeley est au cœur d’un outil, le Social Cost of Carbon Explorer, qui permet aux utilisateurs de générer des estimations mises à jour du coût social du carbone (CSC), qui est l'estimation en dollars des dommages économiques résultant de l'émission d'une tonne supplémentaire de dioxyde de carbone dans l'atmosphère. Le CSC Explorer est alimenté par le modèle open-source RFF-Berkeley Greenhouse Gas Impact Value Estimator (GIVE) qui est basé sur quatre modules : Socioéconomique, Climat, Dommages, Actualisation (pour le CSC). Le modèle GIVE est open source, ce qui signifie que les chercheurs et les décideurs peuvent l'utiliser et le modifier pour répondre à leurs besoins spécifiques. Le modèle GIVE est intéressant parce qu’il s’appuie sur des sources bien identifiées pour calibrer les impacts du réchauffement sur la santé , l’agriculture, la production d’énergie et les inondations dues à la montée du niveau de l’eau.
2.2 Dynamique des systèmes
La dynamique des systèmes, (SD : System Dynamics en anglais) est une approche de modélisation des systèmes complexes, que j’utilise implicitement ou explicitement dans mes travaux depuis 20 ans. Pour reprendre la définition de Wikipédia, il s’agit d’une modélisation à partir d’un graphe de grandeurs clés reliées par de dépendances : « System dynamics (SD) is an approach to understanding the nonlinear behaviour of complex systems over time using stocks, flows, internal feedback loops, table functions and time delays ». J’ai fait référence dès 2008 aux travaux de l’équipe originale du MIT (Forrester, Sterman, etc.), mais comme beaucoup j’ai découvert l’approche SD avec la lecture du best-seller de Peter Senge, « The Fifth Discipline ». Le livre de référence sur l’utilisation de l’approche SD est pour moi « Business Dynamics, System Thinking and Modeling for a Complex World » de John Sterman. Avant de me remettre à la modélisation du couplage energie-economie-climat-société, ma dernière utilisation de l’approche SD a été la modélisation des smart grids, avec le projet SSSG (System Simulation of Smart Grids) que j’ai décrit plusieurs fois dans mes blogs.
L’équipe du MIT, sous le leadership de Dennis Meadows, s’est intéressé il y a 50 ans à l’application de l’approche SD pour modéliser le couplage énergie-économie-climat, en donnant naissance au modèle « World3 » qui est illustré dans la figure suivante, lui-même successeur du modèle World2 proposé par Jay Forrester. Le modèle World3 a été publié en même temps que le premier livre « The Limits to Growth » en 1972, suite à une étude du Club de Rome. Ce modèle permet la simulation des interactions entre l’évolution de la population mondiale, la croissance industrielle, la production agricole et les limites de l’écosystème de la terre. On retrouve les différents sous-systèmes sur la Figure 2, ainsi que les principales interactions entre ces sous-systèmes et leurs grandeurs caractéristiques. Le réchauffement climatique et la concentration en CO2 sont une des dimensions du sous-système « pollution ».
Figure 2 : Vue globale simplifiée du modèle World3
- Energy
From fossil fuels and energy wastefulness to renewable energy, highly improved efficiency, and electrified transport, heat, and industry - Inequality
From inequality to inclusiveness and fairer distribution of wealth through progressive taxation, trade reunionization, and a universal basic dividend; - Poverty
From debt and poverty traps in low-income areas to instigating fair and different models for human and planetary prosperity, including new growth models and debt cancellation - Food
From extensive, extractive agriculture to regenerative agriculture, diets low in grain-fed meats, and significantly less food waste - Empowerment
From discrimination to education, opportunity, and equal leadership participation for women everywhere.
Le ton du livre est enthousiaste et positif, puisqu’il s’agit de refonder la civilisation humaine sur un nouveau socle de vertus, autour du partage et de l’inclusion. Malheureusement, une partie de cette optimisme est fondé sur une analyse qui est plus une croyance qu’une certitude : « The extra investment needed to build a more resilient civilization is likely to be small: in the order of 2% to 4% of global income per year for sustainable energy security and food security ». On trouve ce chiffre de 2-4% (la fraction du PIB à investir) chez plusieurs auteurs, mais il a la même crédibilité que les impacts du réchauffement dans les modèles IAM. Par exemple, le passage à une énergie verte est moins simple que ce que les auteurs peuvent laisser penser : « The good news is that the world is already on the cusp of the most profound and rapid transformation of the global energy system in history. Clean power technologies are growing exponentially everywhere ». La direction ne fait pas débat, mais le coût, la faisabilité (en fonction de l’échelle de temps considérée) sont plus complexes à estimer aujourd’hui. Beaucoup d’autres affirmations optimistes ou discutables (sur la population, sur la capacité à restreindre la consommation énergétique de façon proactive pour éviter une flambée des prix …) devraient être identifiées comme des hypothèses. Ceci me conduit naturellement à rappeler les « pourquoi » du modèle CCEM dans la section suivante, mais j’y reviendrai dans un autre billet puisque cette vision est également une invitation à questionner un changement aussi radical sous l’angle de la théorie des jeux pour capturer les rapports de pouvoir et la défense des avantages acquis (injustement ou non).
2.3. Pourquoi « Yet Another SDEM ? »
J’ai commencé à travailler sur un nouveau modèle de type SDEM entre 2005 et 2009, en collaboration avec d’autres chercheurs. Après une longue pause de plus de 10 ans, j’ai repris mes travaux parce que la communauté scientifique autour des IAMs et SDEM s’était considérablement renforcée, mais aussi parce que l’analyse 2010-2020 laissait entrevoir plusieurs questions clés :
- Le « modèle énergie » qui décrit à la fois l’évolution des énergies fossiles et la transition vers des énergies renouvelable est plus complexe – et plein de surprises – qu’on pouvait le penser. Ce qui a été écrit entre 2000 et 2008, sur lequel je m’appuyais pour la première génération du modèle, s’est avéré fortement perturbé par l’exploitations des pétroles et gaz non conventionnels. La transition vers des sources d’énergie renouvelable pose des questions difficiles de « passage à l’échelle » si l’on considère les impacts croisés (métaux <-> énergie) et si l’on se rappelle que le vecteur « électricité » ne couvre pour l’instant qu’une petite partie de notre consommation énergétique.
- Comme cela a été expliqué depuis le début de ce billet, les IAMs sont assez semblables en termes de modèles macro-économiques, mais il est très difficile de trouver un consensus sur les impacts du réchauffement climatique, et en conséquence les modèles sont très différents, voire divergents, sur cet aspect.
La conséquence logique à laquelle je suis arrivée est qu’il fallait penser un modèle « paramétrique » qui rendre explicites et bien identifiés les « known unknowns » du modèle. Je me suis donné comme premier objectif d’avoir un modèle global capable à la fois de reproduire des résultats de Nordhaus (DICE), les trajectoires plus inquiétantes présentées dans les exposés de Jean-Marc Jancovici (ce qui doit se passer si l’on prend les accords de Paris au sérieux et que l’on suit les recommandations de The Shift Project), ou encore des trajectoires techno-optimistes si l’on accepte les prémices des technologies exponentielles de la Singularity University (cf. le best-seller « Abundance » de Peter Diamandis). La figure suivante décrit les cinq principaux « beliefs » (il est intéressant de parler de « croyance » lorsqu’on désigne les paramètres du modèle CCEM, cela force à une certaine humilité quant au résultats obtenus). On y retrouve donc en particulier :
- Ce qui est réaliste d’envisager en termes de passage aux énergies « vertes » (nucléaire et renouvelables), notamment en termes de rythme et de coûts. Ici la cible finale ne pose pas débat, c’est bien la vitesse de transition qui est inconnue, contrairement à ce que pense les auteurs de « Earth4All ».
- La façon dont l’économie va gérer un manque d’énergie disponible (sous l’hypothèse plus que probable que l’époque de l’énergie abondante et bon marché touche à sa fin). C’est à la fois un problème macro-économique d’allocation de la pénurie et un problème géopolitique de protectionnisme contre économie de marché, ce que la guerre en Ukraine a rendu bien concret.
- Comme modéliser l’impact du réchauffement climatique, en premier lieu sur l’économie – ce qui est le sujet de ce billet – mais également sur la santé, le bien-être, la satisfaction et la confiance des populations. A côté de l’impact économique, on retrouve la question de la redirection écologique.
Figure 4 : Expliciter les croyances dans le modèle CCEM
3. Revisite du modèle CCEM
Dans le billet de blog précédent, j’ai présenté rapidement le modèle CCEM (Coupling Coarse Earth Models). Je vais en faire une présentation plus rapide et plus simple, puis revenir sur quelques extensions qui ont été ajoutées dans la version 4 de CCEM. CCEM est clairement un modèle issu de dynamique des systèmes, comme cela a été dit dans la section précédente, et comme cela est illustré par la figure suivante. La figure 4 montre un ensemble de sous-modèles, les losanges jaunes, reliés par des variables clés (bulles bleues) et des liens d’interactions (chaque lien d’interaction, avec une polarité positive – en bleu - pour un renforcement ou négative pour une rétroaction – en rouge -, est lui-même une partie d’un des sous-modèle). CCEM regroupe les sources d’énergies primaires en quatre groupes : pétrole, gaz, charbon et « verte » (nucléaire et énergies renouvelables). La dimension de « vecteur d’énergie » (les énergies secondaires telles que l’électricité ou l’hydrogène non primaire) est prise en compte dans les modèles M2 et M3. Une nouveauté du modèle dans sa version 4 est de décomposer le monde en 4 blocs : EU, US, Chine et « Rest of Word », à la fois pour la consommation d’énergie (M2) et l’économie (M4). Cette décomposition est arbitraire et simpliste, mais elle permet de commencer à expérimenter des aspects géopolitiques de rapports de force et de protectionnisme. Il serait facile d’étendre, mais j’applique à CCEM le célèbre aphorisme d’Einstein : « make everything as simple as possible, but no simpler ». C’est d’ailleurs une des différences que l’on peut faire entre un IAM et un SDEM : ces derniers sont des modèles « from first principles », des équations simples que l’on peut comprendre et qui représentent un modèle mental du monde. Les IAM sont souvent des modèles « data-driven » dont les équations élémentaires sont des régressions multi-variables extraites du passé. Le risque de cette seconde approche est le risque classique d’overfitting (trop de variables et de degrés de liberté pour mieux capturer le passé, au risque d’avoir un modèle complexe et fragile). L’approche SEDM est plus rudimentaire mais plus robuste, et mieux adaptée à explorer la simulation d’un monde dans lequel le futur est très différent du passé. Cette distinction SDEM/IAM n’est pas binaire : il y a un peu de SD dans chaque IAM et un peu de IAM (assessment) dans chaque modèle SD.
Figure 5: une vision « System Dynamics » de CCEM
Voici une petite description simple de ce que font les 5 sous-modèles. Je vous renvoie au billet précédent où à la présentation sur slideshare pour plus de détails, en attendant l’article scientifique qui est en cours de validation.
- Le modèle M1 décrit, pour chacune des 4 sources d’énergie primaire, la quantité d’énergie qu’il est possible de produire chaque année, pour un prix donné (paramètre). M1 sépare les 3 énergies fossiles pour lesquelles le paramètre clé (belief) est la quantité de réserves en fonction du prix d’extraction, et les énergies vertes pour lesquelles le paramètre clé est la capacité de croissance, en fonction des contraintes technologiques et des contraintes de ressources, par exemple sur les métaux. Le modèle M1 calcule pour chaque année une capacité théorique liées aux réserves, une capacité déployée et une capacité réelle en fonction du prix de marché.
- Le modèle M2 calcule de façon duale la consommation d’énergie en fonction du prix de marché. Le cœur de ce modèle est un histogramme de la « densité d’énergie » dans les différents secteurs d’activité : plus le prix monte, plus une partie des activités diminue, de façon différentiée selon le secteur. Le modèle M2 s’appuie sur 2 « beliefs » : l’annulation d’activité en fonction du prix et la capacité à réduire la consommation d’énergie grâce au progrès technologique (pour un coût d’investissement qui est pris en compte). On peut dire que la première de ces courbes est celle de la sobriété (faire moins lorsqu’on a moins d’énergie) et la seconde est celle de l’efficacité (faire pareil avec moins d’énergie). M2 calcule les besoins par zone et par type d’énergie, puis applique la matrice de transition énergétique fournie par le modèle M3 pour obtenir la consommation après substitution. M1 et M2 sont deux modèles paramétriques utilisant le prix de marché comme mécanisme de couplage : CCEM ajuste le prix pour équilibrer l’offre et la demande (comme cela a été dit, CCEM est un modèle simple, pas simpliste).
- Le modèle M3 décrit la transition énergétique, c’est à dire la capacité à déplacer des besoins d’une source d’énergie vers une autres, en s’appuyant sur les vecteurs énergétiques que sont l’électricité aujourd’hui et l’hydrogène demain. Sans surprise, il s’agit bien d’un « belief », un paramètre « known unknown » du modèle. La matrice à 6 cases (orientée par simplification, qui décrit les six flux d’une forme d’énergie vers une autre, avec un ordre petrole > gaz > charbon > vert) est fournie par l’utilisateur du modèle CCEM, pour chaque zone car cette transition énergétique est une stratégie politique. Pour chaque flux, le paramètre d’entrée décrit un pourcentage de transfert désiré, en fonction du temps. M3 fait l’hypothèse que les transferts sont irréversibles, et correspondent à des investissements énergétiques (tout comme les économies) qui sont calculés à chaque étape (chaque année). Le jeu intéressant entre M2 et M3 est une première différentiation fondamentale entre CCEM et le différents SDEM qui ont été décrits dans la section 2 : CCEM est beaucoup plus sophistiqué en termes de modélisation de la production et consommation d’énergie que les modèles précédents.
- Le sous-modèle M4 incarne la question suivante : "Quel est le PIB produit à partir de l'investissement, de la technologie, de l'énergie et de la main-d'œuvre?" L'économie est représentée comme un ensemble d'actifs productifs qui nécessitent de l'énergie et du capital humain pour fonctionner. La croissance économique nécessite des investissements qui sont obtenus comme une partie des résultats (le « gross output » de la Figure 1). J’utilise un modèle simple de croissance exponentielle, dans lequel la production est liée à l'énergie (cf M2 + M3). La démographie est prise en compte à travers la consommation d'énergie. Les actifs augmentent à la suite des investissements ; les investissements de transition énergétique sont soustraits des investissements totaux pour calculer les investissements de croissance. Les impact du réchauffement climatique sont modélisées de deux manières par le module M5 (paragraphe suivant): une réduction des actifs productifs une accélération de "l'annulation" (sobriété : renoncement à faire des activités). Le modèle M4 calcule la consommation « sans tenir compte des économies d’énergie » qui est le facteur utilisé pour calculer le PIB et la consommation « en prenant en compte les économies d’énergie » qui sert à calculer les émissions de CO2. Ce modèle M4 est appliqué séparément aux quatre "blocs" : les États-Unis, la Chine, l'UE et le reste du monde.
- M5 répond à la question : « Quels types de redirection devrions-nous attendre des conséquences du réchauffement climatique du GIEC ? » M5 se compose de trois éléments : (a) Une projection simple à partir du GIEC pour lier les émissions de CO2 (provenant de M2-M3) à l'augmentation prévue de la température (en utilisant les scénarios RCP 4.5, 6 et 8.5), (b) une fonction par palier qui définit des "seuils de douleur" en fonction de l'augmentation du CO2 et de la température (clairement un des « beliefs » paramétriques pour CCEM), (c) un modèle de redirection très simplifié qui décrit comment chacun des quatre blocs peuvent réagir face à la « peine cumulée » produite par le réchauffement climatique. Dans sa version courante, M5 considère trois formes de redirection : le renoncement (lorsque la société décide d’arrêter certaines formes d’activité parce que l’impact sur la planète n'est plus collectivement acceptable), l’augmentation de la « redistribution énergétique » (rétroaction sur M2), l’augmentation de la taxe sur le CO2 (une forme quantitative de renoncement). A côté de la redirection, le modèle M5 calcule également la perte de moyens de production (rétroaction sur M4) en fonction de l’augmentation de la température. La courbe utilisée pour ce faire est un des « beliefs » clés, et c’est précisément le sujet de ce billet (cf. Section suivante).
- CCEM utilise la production de blé comme un « proxy » de la santé de l’agriculture. La production de blé est une variable clé d’un point de vue économique, et elle est très bien documentée, dans le passé tant que dans le futur d’un point de vue prospectif. Les deux facteurs dimensionnants de cet ajout au modèle M4 sont la surface agricole et la productivité. L’évolution de la surface agricole tient compte des impacts du réchauffement climatique (elle se réduit suite aux canicules et inondations) et de la réattribution des surfaces vers d’autres destinations (comme les énergies vertes). La productivité agricole dépend elle de l’énergie disponible et de son coût (avec une approche semblable à M2 : le taux de mécanisation dépend du prix de l’énergie, si celui-ci monte beaucoup, il y aura des renoncements à la mécanisation). Cette productivité dépend également d’un autre facteur de « santé du biovivant », qui est impacté par le réchauffement climatique. Ce facteur est clairement un autre « belief », un paramètre entrant du modèle qui capture les effets négatifs sur l’agriculture (un sujet complexe qui méritera un autre billet) : perte de biodiversité, canicules, manque d’eau, développement de parasites, etc.
- CCEM calcule également la production d’acier comme proxy de l’économie matérielle. La production d’acier est également un indicateur clé qui est très bien documenté. Sa prise en compte permet d’intégrer la double dépendance soulignée par Olivier Vidal : il faut de plus en plus d’énergie pour aller extraire les métaux, et il faut de plus en plus de métaux pour transitionner vers des énergies renouvelables. L’extension de M4 pour prévoir la prévision de production de l’acier s’apparente au modèle M1, en faisant l’hypothèse que les réserves sont abondantes (en adoptant une vision d’économie circulaire qui combine des gisements de moins en moins riche mais une capacite grandissante à recycler), mais que le coût d’extraction augmente (en argent et en énergie). La consommation d’acier est calculée par zone, en fonction de l’activité économique et en utilisant une abaque (un « belief » de plus) sur la densité en acier du PIB (par zone et dans le temps) – à noter, la carte du monde de la densité (k$ de PIB généré par tonne d’acier), qui varie d’un facteur supérieur à 10 entre la Chine et les US, est tout à fait fascinante. Le prix de l’acier devient une variable de plus pour ajuster le prix des investissements énergétique.
Le sous-modèle M5 est l’axe de différentiation majeur entre CCEM et les autres modèles. Je vous renvoie à la figure 3 du précédent billet. M5 distingue deux formes de rétroaction :
- La rétroaction économique, c’est-à-dire la perte de capacités productives à la suite de dommages directs causé par les catastrophes naturelles qui accompagnent le réchauffement et le dérèglement climatique.
- La rétroaction sociétale (qui a son tour a un impact sur l’économie), qui est le résultat d’une souffrance collective (« composite pain » sur le schéma), due à la perception multiple des impacts des catastrophes : de la peur, de la compassion et de la souffrance. M5 utilise un indicateur agrégé parce ce qui importe pour le modèle n’est pas la cause mais la conséquence de la redirection (renoncement, redistribution, augmentation de la taxe carbone).
La section suivante va détailler les impacts du réchauffement climatique, mais du point de vue de CCEM, tout ceci est abstrait sous la forme de deux fonctions qui sont les paramètres « beliefs » du système : la première décrit la destruction de capacités productives en fonction de la température, la seconde est une fonction qui exprime de niveau de « souffrance collective », qui est un paramètre d’entrée pour la redirection écologique de chacune des 4 zones. Le premier de ces « beliefs » est commun à tous les modèles (IAM ou SDEM), la question est « simplement » de savoir comment l’étalonner et quelle est l’ampleur des conséquences du réchauffement. La seconde boucle de redirection est propre à CCEM et permet de représenter un couplage plus fort entre la société et le climat. Elle est également plus spéculative et relève d’une approche « dynamique des systèmes ».
4. Impacts du réchauffement climatique, IAM et SCC
4.1 Modéliser l’impact du réchauffement climatique
L’impact du réchauffement climatique sur l’économie est un des « known unknowns » dont nous avons parlé dans la Section 2. Pour calibrer le modèle M5, j’utilise un ensemble de sources que je vais évoquer, mais il y a des dizaines d’articles et pas de consensus. Il est donc clair que la simulation devrait utiliser des cônes et non pas des courbes, ce qui est mon sujet pour 2024 (cf. la conclusion). Je vais ici parler du sujet global (impact total mondial sur l’économie, mesurée par l’économie) mais chaque sous-sujet possède sa propre bibliographie, en particulier le sujet de l’agriculture sur lequel je reviendrai dans un autre billet. Le premier rapport, celui de S&P Global, place l’impact attendu pour 2050 de la trajectoire RCP 4.5 à 4% du GDP mondial : « Ratings firm S&P Global, which gives countries credit scores based on the health of their economies, published a report on Tuesday looking at the likely impact of rising sea levels, and more regular heat waves, droughts and storms ». La figure suivante montre que la distribution des impacts est très variable selon les pays. Notons que le RCP 4.5 (Representative Carbon Pathway) est un des scénario IPCC qui est très « modéré » (stabilisation du CO2 vers 2060 et une hausse de température limitée à 2-2.4 °C), donc un impact de 4% en 2050 est sensiblement plus fort qu’une hypothèse de type Nordhaus. Il y a de multiples articles qui critiquent le modèle IAM qui conduit à cette conclusion (« -3% pour +3°C »), comme celui-ci : « Nobel prize-winning economics of climate change is misleading and dangerous – here’s why ».
Figure 6: Impact du réchauffement sur le GDP, selon une étude S&P Global
L’étude de l’IMF, de 2019, « Long-term macroeconomic effects of climate change: A cross-country analysis », donne un chiffre global pour 2100 dans une hypothèse « Business as Usual » : « Our counterfactual analysis suggests that a persistent increase in average global temperature by 0.04°C per year, in the absence of mitigation policies, reduces world real GDP per capita by more than 7 percent by 2100 ». Pour creuser le sujet de la distribution des impacts sur les pays et les géorgraphies, je vous recommande également le McKinsey report « Climate risk and response : Physical hazards and socioeconomic impacts ». Le rapport propose une évaluation probabiliste (sous forme d’intervalles de confiances) par « zone de GDP ». L’impact moyen pour 2050 est de l’ordre de 3-5% (similaire à S&P) mais la variation est importante selon les zones et les types d’activités.
Même si les études d’impact de l’équipe de Nordhaus ont été critiquées, de nombreuses approches indépendantes sont arrivées à des résultats semblables. Par exemple, l’étude « The Economic Impact of Climate Change » de Moddy’s (Juillet 2019) propose un impact de 3.6% pour un réchauffement de +4°C en 2100 et de 1.3% sous une hypothèse de +2°C. Les équipes de Swiss Re Institute ont publié une contre-étude fort intéressante que j’utilise pour calibrer une hypothèse plus réaliste des impacts. Pour 2100, une hausse de 2°C se traduit par un impact de 11%, tandis qu’une hausse de +3.2°C produit un impact de 18%. Il est très intéressant de lire le rapport en détail pour comprendre la méthodologie : ils ont utilisé le même modèle de Moody’s et multiplié par 10 l’impact des conséquences négatives. On pourrait sourire en trouvant que c’est un bidouillage, mais cela montre « simplement » la difficulté à évaluer sérieusement les impacts de catastrophes systémiques qui sont également difficiles à prévoir et caractériser. Notons que l’étude de Swiss Re Institute, comme celles de IMF ou S&P, apportent une forte crédibilité à la forte disparité géographique des impacts et donc l’inégalité majeure de pays face au réchauffement climatique. On trouve bien sûr des études encore plus pessimistes, qui soulignent l’impact pour les pays les plus vulnérables (-64% en 2100 dans une hypothèse « business as usual »). Pour conclure cet aperçu rapide, je vous recommande l’article de K. Wade et M. Jennings, “The impact of climate change on the global economy” même s’il date de 2016. Cet article évoque différents modèles d’impact et la façon dont ils sont calibrés. Je vous recommande de jeter un œil à la figure 3 pour comprendre que la plupart des modèles IAM portent en hypothèse les conclusions qu’ils proposent.
La combinaison des études macros sur les impacts économiques et l’analyse plus détaillées des conséquences des catastrophes naturelles telles que les canicules, les sécheresse, les innondations et les méga-feux, sert à construire le modèle d’impact qui alimente CCEM. La Figure 6 est à la fois un zoom sur la figure 3 du billet précédent et un récapitulatif simplifié des chemins destructifs les plus importants. Les flèches de couleurs montrent les impacts multiples de chaque type de catastrophes liées au dérèglement sur trois types de macro-conséquences qui sont directement prises en compte par le modèle CCEM (cf. section suivante). Chacune des flèches mériterait son propre développement, en particulier les impacts prévisibles de la raréfaction de l’eau douce. Dans CCEM, la représentation est impacts est agrégée (par rapport aux types de catastrophe) mais différentiée par zone géographique (conséquence logique de tous les articles cités plus haut).
Figure 6 : les boucles de rétroactions liées aux dommages dans M5
Pour conclure cette section, je vais revenir brièvement sur la difficulté à modéliser des impacts dans un contexte aussi complexe que le réchauffement climatique. Je vous renvoie ici, en plus de tous les textes évoqués dans ce billet qui souligne la non-prévisibilité due aux cycles d’amplifications, aux effets de seuils et aux bifurcations, à la lecture de l’article de Lenton et al., « Climate tipping points – too risky to bet against », paru dans Nature en 2019. Cet article est une référence pivot pour celui de Stern, Stiglitz et Taylor dont nous parlerons dans la prochaine section. Après avoir lu le livre de David Wallace-Wells, la thèse générale ne devrait plus nous surprendre : le réchauffement climatique est un système complexe qui nous réserve des surprises. Chaque changement peut en déclencher un autre, avec des effets de seuils (« tipping points ») qui rend la modélisation très difficile voire hasardeuse : « Politicians, economists and even some natural scientists have tended to assume that tipping points in the Earth system — such as the loss of the Amazon rainforest or the West Antarctic ice sheet — are of low probability and little understood. Yet evidence is mounting that these events could be more likely than was thought ». Pour certaines de ces catastrophes “en chaîne”, la question n’est plus de savoir si elles vont se produire, mais plutôt le rythme qui lui dépend directement de nos actions : « Models suggest that the Greenland ice sheet could be doomed at 1.5 °C of warming, which could happen as soon as 2030. Thus, we might already have committed future generations to living with sea-level rises of around 10 m over thousands of years. …. At 1.5 °C, it could take 10,000 years to unfold3; above 2 °C it could take less than 1,000 years ». Face à ce constat, les auteurs suggèrent une accélération massive de la réaction mondiale face au réchauffement climatique : « We argue that the intervention time left to prevent tipping may already have shrunk towards zero, whereas the reaction time to achieve net zero emissions is at best 30 years. Hence we may already have lost control of whether tipping happens. A saving grace is that the rate at which damage accumulates from tipping – and hence the risk posed – may still be somewhat under our control ».
4.2 Cout social du carbone (SCC) et modèles
Le débat sur l’impact du réchauffement climatique passe du monde qualitatif au monde quantitatif lorsqu’on aborde le cout social du carbone (SCC). Wikipedia le définit comme suit : « The social cost of carbon (SCC) is the marginal cost of the impacts caused by emitting one extra ton of carbon emissions at any point in time. The purpose of putting a price on a ton of emitted CO2 is to aid people in evaluating whether adjustments to curb climate change are justified ». Le coût du carbone est un indicateur stratégique clé pour les gouvernements comme pour les entreprises, c’est un paramètre qui sert à valider la pertinence des investissements pour la décarbonation des activités. Selon les hypothèses/beliefs choisis pour mesurer les impacts, on obtient un large intervalle de résultats, de $50 la tonne de C02 à à plus de $500. Dans la pratique, l’intervalle évolue dans le temps, on est passé de $50-$100 il y a 10 ans à $100-$250 aujourd’hui. Si vous n’être pas familier avec le SCC, méfiez-vous du terme « Social », la dimension sociale des impacts est en général très peu prise en compte dans les modèles qui ont servi à calculer le SCC. Il est aussi essentiel de préciser que puisque le SCC est un prix pour aujourd’hui, face à des conséquences qui vont durer des siècles, la formulation implique de pondérer ces conséquences : avec un facteur de discounting (-2% à -4% par an, comme ordre de grandeur typique) : la valeur (négative) des impacts dans le futur est multiplié par un coefficient exponentiel qui décroit puisque l’incertitude croit (la même philosophie qui dit que « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras »).Je vous recommande de lire l’excellent livre « The Good Ancestor » de Roman Krznaric pour comprendre l’importance philosophique du sujet du «discounting ».
Comme cela a été dit, une multitude d’articles ont été publiés entre 2015 et 2022 sur la nécessité de mieux prendre en compte les impacts dans les IAM pour calculer le SCC. Je vais prendre l’exemple de l’article de Rennert et al., « Comprehensive evidence implies a higher social cost of CO2 », publié dans Nature en 2022. Cet article propose de ré-évaluer le SCC à $185/t, en utilisant un IAM qui prenne mieux en compte les dommages : « The SC-CO2 is estimated using integrated assessment models (IAMs) that couple simplified representations of the climate system and global economy to estimate the economic effects of an incremental pulse of CO2 emissions ». La lecture de l’article permet de découvrir que le modèle de dommage n’est autre que GIVE, que nous avons rencontré dans la Section 2. Les dommages sont donc une interpolation (avec un peu de Monte-Carlo) de quatre tables correspondant à des articles connus (« Health (Cromar et al), Agriculture (Moore et al), Energy dropdown (Clark et al), Coastal impacts (small, cf Diaz) ») : « Each individual component in GIVE is based on recent peer-reviewed research on socioeconomic projections, climate modelling, climate impact assessments and economic discounting. We implement GIVE with a set of internally consistent, probabilistic projections of population , per capita economic growth, and CO2, CH4 and N2O emissions ». Les deux types de dommages qui dominent le modèle GIVE sont les impacts sur la santé et sur l’agriculture. Une fois de plus, en s’appuyant sur le modèle « agro-impact » FUND, les auteurs soulignent la très grande diversité géographique des impacts du réchauffement sur l’agriculture, du Canada (qui serait bénéficiaire) à l’Asie du sud-est. Il est intéressant de noter pour les lecteurs curieux que les simulations vont jusque 2300.
L’article de Stern, Stiglitz et Taylor que j’ai mentionné en introduction, « The economics of immense risk, urgent action and radical change: towards new approaches to the economics of climate change », va plus loin puisqu’il réfute l’idée d’utiliser un modèle IAM pour calculer le SCC : « Our first task in this paper is to argue that, as a methodological approach, the optimization framework embodied in IAMs is inadequate to capture deep uncertainty and extreme risk, involving potential loss of lives and livelihoods on immense scale and fundamental transformation and destruction of our natural environment ». Le point de depart de l’article est bien le fait que de nombreux économistes ou pouvoirs publics ont utilisé des IAM « conservateurs » pour déduire des SCC qui poussent à l’inaction : « Moreover, many economists, using such models, have argued that public interventions should focus on getting the price of carbon emissions correct, and, consistent with their target, argue for a price (reflecting the ‘social cost of carbon’ – SCC) of around $50 a ton of carbon by 2030 (in 2007 dollars and assuming a 3% discount rateFootnote2) (US Government, Citation2016), much lower than the numbers advocated even by those suggesting the use of a far wider range of instruments. In this perspective, policy analysts need not worry about how to foster and manage the multiple, large structural changes that might accompany the green transition – with the right carbon price, the market will take care of it all ». L’article, qui emprunte beaucoup à l’article de Lenton cite plus haut, souligne le caractère non-linéaire et complexe des dommages du réchauffement climatique : Damage functions, where impacts can be immense and there are large irreversibilities (the importance of which is limited in the absence of uncertainty), non-linearities, and complex feedback effects, giving rise to tipping points ». Les auteurs soulignent également, ce que nous avions vu dans la section 2, la très grande sensibilité des modèles aux conditions et paramètres initiaux : « Results over the past two decades have increasingly shown that the ‘optimal’ trajectory and the SCC are extraordinarily sensitive to the precise specification of the model ». De plus, le concept de discounting inherent au calcul du SCC est fort logiquement critiqué : « As we have noted, the standard IAMs maximise discounted utility over time – equivalent to discounting the utility of future generations relative to those alive today (pure-time discounting). There has been substantial discussion in the literature on pure-time discounting, with Ramsey, Keynes and other philosophers arguing it is ethically unacceptable ». Tout ceci conduit à un jugement sans appel contre les IAM : « The absence of a scientific basis to estimate probabilities of outcomes associated, say with climate change of 3.5 degrees Celsius, well beyond anything experienced, combined with the sensitivity of IAM analyses to those probabilities, in turn has profound implications for the policy relevance of IAMs: they provide no guidance on how to resolve differences in key judgements around risk and uncertainty ». On l’aura compris, je suis d’accord avec 80% de cet article : les IAM ne sont pas un outil de prévision, et encore moins un outil de calcul de sensibilité (le SCC est une différentiation du modèle par rapport à une émission marginale de 1 tonne de CO2). De même, comme cela a été expliqué dans une centaine d’articles en 20 ans, les formulations d’impact dans la plupart des modèles sont très « conservatrices ». Mais cela nous conduit à la question centrale de l’article : comment traiter les risques extrêmes, avec des probabilités à la fois très faibles mais surtout très inconnues ? J’adhère volontiers à l’idée que les décisions politiques face à de tels risques relève de la précaution, de la résilience, et non pas de l’optimisation paramétrique à partir de données fausses. Mais faut-il pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain ? Mon expérience après 20 ans d’utilisation de modèles SD et qu’ils ne servent pas à dire ce qu’il faut faire mais à comprendre ce qui ne fonctionne pas dans nos raisonnements. L’utilisation d’un modèle, un IAM et encore plus un SDEM, sert à rendre visible et à critiquer nos propres modèles mentaux. La plupart de ces modèles ont une cohérence systémique qui leur permet de débusquer des « erreurs d’ordre de grandeur » qui sont courante dans les propos de tous les jours. Ceci nous conduit à revenir sur ce qui a été dit en introduction : un IAM « conservateur » ne peut pas servir à « résoudre le problème du réchauffement climatique », mais, parce qu’il utilise « les fourchettes basses » des impacts, il permet de construire plus facilement des consensus. Le travail commencé il y a dix ans, de raffiner les modèles d’impact pour rendre les IAM moins conservateurs, est très difficile et approximatif, comme on l’a vu avec ce billet. Il est néanmoins salutaire car si l’on élimine le quantitatif (sous le prétexte qu’il est faux) pour ne faire que du qualitatif (fondé sur des principes de résiliences et de précaution), il n’est pas clair que cela facilitera la démarche collective de l’humanité vers les actions nécessaires. Pour vous réconcilier avec l’utilisation des modèles IAM en tant qu’outil pour explorer des chemins de décarbonation, je vous recommande de lire « the fastest route to a climate turnaround is also less expensive ».
5. Prochaines Etapes et Conclusions provisoires
La prochaine étape, une fois le modèle CCEM v4 stabilisé, va être d’explorer la dynamique de coopération et compétition entre les quatre blocs géopolitiques. Le cas de l’Europe est vraiment intéressant, à cause de sa volonté d’être un « bon élève » entravée par son histoire, sa complexité politique et son faible poids sur la planète. Par exemple, de 2010 à 2020, la politique énergétique de l’Europe conduit à baisser la consommation de charbon de 28% et d’augmenter la production d’énergie renouvelable de 33%. Pendant la même période, les US baissaient l’utilisation du charbon de 45% et augmentait l’énergie renouvelable de 75%. L’Europe (et ceci serait vrai à l’échelle des pays comme des individus) vit un « dilemme du prisonnier » entre la coopération et la compétition avec les autres blocs. Des politiques « écologiques » volontaristes ne sont efficaces que dans le cadre d’une coopération. Sinon, on retrouver une situation de « tragédie des communs » dans laquelle la politique du « bon élève » conduit à s’affaiblir sans toucher les bénéfices réels des actions vertueuses. C’est pour explorer ces rapports de forces et de coopération que je compte placer les blocs de CCEM dans une approche de simulation par jeux et apprentissage (GTES). L’idée est de définir la stratégie de chaque bloc à partir de quelques KPI simples (évolution PIB, satisfaction, température … avec une pondération propre à chaque bloc), et de laisser l’approche de jeux évolutionnaires déterminer la meilleure tactique pour atteindre ses objectifs, en obtenant (ou non) un équilibre de Nash avec ses partenaires/compétiteurs. L’utilisation de GTES sera également l’occasion de remplacer les courbes qui représentent les « beliefs » par des « cônes » pour tenir compte de l’incertitude (GTES utilise naturellement une approche Monte-Carlo pour tenir compte de l’incertitude sur les méta-paramètres).
Il est temps de conclure ce long billet estival autour d’une idée simple : les SDEM servent à mieux comprendre les interactions entre les composantes d’un système complexe (couplages) et l’importance des croyances de l’observateur, en jouant des scénarios « what if » avec le modèle. Les SDEM, s’ils sont suffisamment simples et paramétriques, permettent d’échanger entre des interlocuteurs ayant des points de vue différents. J’ai eu la chance d’écouter une brillante intervention de Valérie Brunel l’an dernier, intitulée « la transition socio-écologique comme transformation systémique ». Ce qui m’a le plus marqué, c’est le fait que le besoin de changement radical de modèle demande une prise de conscience collective, sur un terrain commun. Cette prise de conscience exige une capacité à transcender les différences de points de vue et de sortir des postures « puisque j’ai raison, l’autre à tort » (je manque de temps ici, mais c’est précisément une signature des systèmes complexes, il est possible d’avoir raison sans que le point de vue opposé soit nécessairement faux). Un des objectifs à long terme du modèle CCEM est de pouvoir servir à comparer des points de vue divergents (parce que les « beliefs » sont différents, alors que les lois systémiques, de la physique à l’économie, sont en fait les mêmes). Je vous renvoie ici à la Figure 1 du billet précédent.
Pour finir, il faut rappeler qu’un SDEM ne sert pas à produire des trajectoires mais à faire des expériences. Restituer de façon graphique par un ensemble de courbes et trajectoires ne rend pas justice à l’intérêt d’un « modèle jumeau numérique d’un système ». C’est pour cela que l’ambition finale de ce travail est de produire un jeu sérieux. En « jouant » avec le jumeau numérique du problème modélisé par le SDEM, on acquiert progressivement une meilleure compréhension de l’ensemble des interactions et des multiples « facettes » du problème. Par exemple, et de façon simpliste, voici les conclusions personnelles que je tire des heures passées à la mise au point de CCEM (qui est loin d’être terminée, mais des « constantes » émergent):
- Préparez-vous à une énergie chère, avec des périodes de forte augmentation. Ce que nous avons vécu avec la guerre en Ukraine n’est qu’un frémissement (autrement dit, puisque nous sommes incapables de sobriété, le marché va l’organiser pour nous).
- Développez votre résistance à la chaleur, qu’il s’agisse d’isoler votre logement ou de réorganiser votre jardin en substituant des plantes qui nécessitent moins d’eau et supportent les fortes chaleurs (autrement dit, les accords de Paris de seront pas tenus).
- Améliorez votre résilience et réduisez votre dépendance aux systèmes centralisés (énergie, eau, …), soyez le plus autonome possible en termes de production et stockage. Soyez prêts (d’un point de vue psychologique) pour des redirections (renoncements) inattendus.
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