Je reprends la plume après une longue absence pendant l’été, partagée entre mon installation dans un nouveau bureau, la préparation d’un cours sur les systèmes d’information et une étude bibliographique sur la systémique. Mon but aujourd’hui est double : faire un petit résumé bibliographique et proposer un cadre de réflexion sur les apports de la systémique à l’entreprise. Ce message est le premier d’une série, le sujet est assez complexe (pun intended). Je dois d’ailleurs commencer par remercier Claude Rochet pour son excellent site qui m’a servit de guide pour ce périple.
1. Systémique générale et systémique appliquée
Une des première difficultés est la largeur du thème : on trouve sous la désignation « systèmes complexes/ analyse des systèmes / systémique / … » un ensemble de réflexion allant de la philosophie (E.Morin) au manuel de programmation (Forrester/ Sterman). Pour simplifier j’ai classé ce que j’au lu en deux catégories :
· La systémique générale qui s’intéresse à la « théorie du système général », aux concepts de système et de complexité. Les réflexions générales sur les systèmes complexes, qui sont très en vogue depuis 10 ans tombent dans cette catégorie.
· La systémique appliquée correspond aux désignations de « system dynamics / dynamique des systèmes/ system thinking ». Il s’agit d’analyser puis de simuler des systèmes réels. Des auteurs emblématiques sont Jay Forrester, John Sterman, Peter Senge (un élève de Forrester qui a écrit le best seller (« The Fifth Discipline »), dont j’ai déjà parlé.
Notons que bon nombre d’ouvrages introductifs contiennent les deux (cf. plus loin). La seconde catégorie se nourrit de la première, mais elle est beaucoup plus orientée sur la simulation, c’est-à-dire la réalisation d’artefacts. L’interface est un ensemble de concepts, dégagés au cours des années par les théoriciens qui les ont abstraits à partir de l’étude d’une multiplicité de systèmes. Voici une liste illustrative :
- Equilibre (homéostasie)
- Boucle de retour (voir par exemple « Feedback Thought in Social Science and System Theory » de Georges Richardson)
- Téléologie (http://fr.wikipedia.org/wiki/T%C3%A9l%C3%A9ologie)
- Emergence
- Représentation et modélisation
Ces concepts sont remarquablement pertinents pour quiconque fait de la « systémique appliquée », qu’il s’agisse d’entreprise ou de système d’information. C’est pourquoi la « systémique générale » est un domaine qui mérite l’investissement intellectuel …
2. Quelques références bibliographiques
Je vais commencer, selon la tradition de ce blog, par un résumé de quelques points saillants du livre « La systémique, penser et agir dans la complexité » de Gérard Donnadieu et Michel Karsky:
- Le livre commence par une excellente vue d’ensemble sur la complexité et les systèmes, avec une introduction claire à la théorie du système général (au sens de Von Bertalanffy ou Le Moigne)
- Le rôle fondamental de la finalité (téléonomie) dans l’étude d’un système est très bien expliqué dans la section sur les systèmes « hypercomplexes ». J’y ai relevé cette citation de Ross Ashby « La régulation d’un système (complexe) n’est efficace qui si elle s’appuie sur un système de contrôle aussi complexe que le système lui-même », qui s’interprète comme une impossibilité (cf. « Out of Control » de Kevin Kelly). Notons en passant que cette réflexion est très intéressante dans un contexte de contrôle des outils dérivés, suite à la débacle des "subprimes" J.
- Ce livre est un trait d’union entre la systémique générale et la systèmique appliquée. Il contient également une très bonne introduction aux approches de Forrester/Sterman, avec de très nombreux exemples. En fait, toute la seconde partie est un ensemble d’exemples commentés.
- Il y a beaucoup de pépites sur le rôle fondamental de la communication (ex. p. 60), ce qui explique ma sélection par rapport aux thèmes du blog. Par exemple, sur le rôle symbolique de la communication, avec une décomposition transfert/relation (toute communication produit un transfert d’information mais crée une mise en relation qui va au delà du transfert).
- Une présentation de la décomposition du système général en 5 niveaux : système opérant, système d’information, système décisionnel, système intelligent (auto-organisation), système de finalisation.
- Un excellent chapitre sur modéliser/simuler. Tous les points clés de mon expérience de ces dix dernières années en termes de modélisation/simulation y sont clairement expliqués. Par exemple, la section sur le calibrage p. 132 est remarquable. Notons par ailleurs que c’est le cas pour d’autres livres comme celui de Sterman. Je ne peux que conseiller aux « simulateurs » de lire d’autres livres écrits par des « simulateurs », c’est particulièrement réconfortant J
- J’ai également apprécié les nombreux « insights » sur le temps de propagation, un des points clé de l’analyse des systèmes complexes, et cela d’autant plus qu’on rentre dans une phase appliquée. Tous ces aspects sont plus que pertinents pour comprendre le fonctionnement d’une entrerpise.
Ce livre est un des plus intéressants de ceux que j’ai lu cet été, au travers du prisme des centres d’intérêt de ce blog. Listons néanmoins quelques autres ouvrages :
- « Manager dans la complexité », de Dominique Génelot – un livre qui m’a été suggéré par mon ami François Darbandi. Les chapitres 1 à 6 constitue une introduction brillante et illustrée de la systèmique, avec en particulier une très bonne introduction à la pensée de Lemoigne, encore plus pédagogique et humanisée que celle du livre précéedent. Le Chapitre 7 intitulé « Information, Communication et Connaissance » est dans la droite ligne des réflexions de ce blog. Le reste de l’ouvrage traite du management et de l’organisation à la lumière de cette réflexion systémique. Je le recommande absolument – j’y reviendrai dans un prochain message.
- « La Théorie du Système Général », de Jean-Louis Le Moigne – LA référence, mais attention à l’indigestion, se lit et se relit avec un esprit critique. En revanche, « si l’on cherche on trouve » : ce livre est une véritable somme. Je l’utilise en ce moment pour décrire le système d’information et je suis frappé par la pertinence des concepts et des grilles d’analyse proposés. Je peux valider cette affirmation de deux façons. D’une part les grilles d’analyse permettent de mieux comprendre les « frameworks » d’entreprise tels que ceux de Zachman ou du CEISAR. D’autre part, j’ai décliné de façon directe les schéma représentatifs du « systèmes général » (exemple : trois niveaux action/ structure/ évolution vs deux interfaces : environnement et finalité – si tout cela semble abscons, lire LeMoigne, Génelot ou Donnadieu J ; ou encore, les 5 niveaux constitutif allant du système opérant au décisionnel) dans le contexte du SI et le résultat me semble pertinent comme outil d’enseignement (à valider devant les élèves J).
- « Feedback Thought » de Georges Richardson – Intéressant surtout du point de vue de l’épistémologie et de l’histoire des idées.
- « Introduction à la pensée complexe » de E. Morin. A lire plus tard, une fois qu’on a compris les enjeux, ce qui permet d’apprécier la prise de recul.
- « Théorie générale des systèmes », de Ludwig Von Bertalanffy. A lire pour les curieux, c’est le livre fondateur et il fourmille de choses passionnantes (par exemple pour comprendre l’universalité de la « courbe en S », dont je fais un usage immodéré dans mes simulations).
- « Les systèmes complexes », de Hervé Zwirn – Moins structuré que les ouvrages que je recommande et certains « zooms » sont durs à suivre pour un lecteur novice (exemple sur l’optimisation), et ennuyeux pour un lecteur compétent (ex : un chercheur opérationnel). Néanmoins le début du livre explique de façon très claire pourquoi l’analyse d’un système complexe est difficile et la fin du livre permet de comprendre les enjeux de la systémique appliquée.
Une autre partie de ma bibliographie estivale a concerné l’application de ces concepts à l’économie (suivant les recommandations de Claude Rochet). Ce sera également un sujet pour un autre post.
3. De la systémique générale à la simulation
Comme l’explique très bien Le Moigne, on peut faire trois choses avec un système complexe : l’analyser, le simuler ou le concevoir (lire sa conclusion pour quelques remarques passionnantes sur les liens entre ces trois activités).
La plupart des livres que je viens de citer explique ce que sont les systèmes complexes et pourquoi ils sont partout. Ils expliquent notamment les limites de l’analyse sur un système complexe (comportement non linéaire, chaotique, etc.). Sur le domaine des systèmes d'information, mon autre blog sur la biologie des SI distribué traite précisément de ce sujet (les limites du contrôle et de l'analyse en matière de qualité de services). La conclusion s’impose qu’il faut pouvoir simuler pour comprendre (ou tout au moins pour s’approprier). C’est le sujet de la systémique appliquée et j’y reviendrai en parlant des livres de Forrester, Sterman ou Senge. En passant, tout ce que je raconte dans ce blog en terme de simulation s’inscrit dans la droite ligne des travaux de Sterman.
Une autre remarque s’impose de façon lumineuse : le « lean » c’est le décomplexifiant de l’entreprise. Une fois qu’on a lu les livres de systémique, c’est évident ! le but du lean est de prendre un système qui est devenu complexe (donc difficile à piloter) et de le réorganiser pour réintroduire la prédictibilité.
Je termine ici ce premier message, mais j’en profite pour rappeler que le meilleur livre que je n’ai jamais lu pour comprendre la notion de système complexe, d’évolution, d’émergence … est « Out of Control » de Kevin Kelly.