dimanche, mai 02, 2021

Les leviers profonds de la transformation digitale

 

1. Introduction

Le billet de ce jour est un compagnon du billet précédent consacré aux défis de la transformation digitale, qui commentait le livre « Deliberately Digital – Rewriting Enterprise DNA for Enduring Success ». Je vais continuer cette réflexion sur les dilemmes de la transformation digitale en m’appuyant sur «  The Digital Transformer's Dilemma: How to Energize Your Core Business While Building Disruptive Products and Services », un autre livre Européen écrit par une équipe issue de l’Université de Saint-Gall. Le point commun à ces deux livres est de proposer une analyse systémique de la transformation digitale et de chercher les causes profondes des difficultés en partant de la constatation partagée que la transformation digitale n’est pas « un long fleuve tranquille » et que de nombreuses entreprises sont déçues par les maigres résultats de leurs premières initiatives.

Ma grille de lecture s’appuie sur un modèle simple de l’objet de la transformation digitale : c’est l’adaptation à la révolution numérique de l’environnement de l’entreprise. Le monde change de façon exponentielle (le rythme de changement s’accélère) sous la poussée du flux d’innovation technologique, et l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise, à commencer par les clients, mais également les fournisseurs ou les employés, changent dans leurs attentes et leurs comportements. Je n’y reviens pas, c’est le principe de l’homéostasie digitale  qui est au cœur de mon dernier livre et dont j’ai abondamment parlé dans ce blog. En simplifiant à l’extrême, les défis de la transformation digitale sont la satisfaction de clients dont les besoins évoluent, l’adaptation à un rythme accéléré de changement et la capacité à le faire plus vite que ses compétiteurs (anciens ou nouveaux). La difficulté vient de ce que cette transformation est émergente, il convient d’agir sur les causes profondes et de favoriser la capacité de l’entreprise à s’auto-transformer plutôt que d’appliquer une démarche volontariste à partir des résultats attendus.

Le management de la transformation digitale est la gestion d’une transformation « émergente » qui se construit itérativement en interaction constante avec l’environnement de l’entreprise. La stratégie de transformation digitale n’est pas un plan causal qui se déduit des résultats attendus, c’est un plan adaptatif et opportuniste de développement par homéostasie, par adaptation, qui se concentre sur le développement constant des conditions favorables (ce que j’appelle les leviers profonds et que François Jullien appel le potentiel de situation). On retrouve ici l’opposition entre causation et effectuation, chère à Philippe Silberzahn. Les principes de l’effectuation sont d’excellents guides pour la transformation digitale : commencer avec ce dont on dispose, d’adapter et tirer parti de chaque surprise, construire un réseau d’alliés et de partenaires, éviter les prévisions et raisonner en pertes acceptables, construire le terrain de jeu qui vous sera favorable. Le point commun de ces principes est d’actionner des « leviers profonds » de la transformation, de permettre la mise en mouvement sans chercher à piloter cette transformation à partir d’une trajectoire volontariste. A titre d’illustration, il est intéressant de regarder les plans d’accélérations numériques des gouvernements ou institutions Européens. Pourquoi les plans d’accélération échouent-ils dans leur grande majorité (on pense aux discours volontaires de la commission Européenne il y a 20 ans) ? parce qu’ils se concentrent sur les manifestations visibles qui sont les symptômes au lieu de favoriser les causes profondes et en particulier de travailler sur les écosystèmes. Je vous renvoie au dernier livre et aux écrits de Nicolas Colin qui a superbement décrit ce point. Je vous renvoie également à l’excellent livre de Philippe Silberzahn et Béatrice Rousset, « Stratégie modèle mental - Cracker enfin le code des organisations pour les remettre en mouvement», car ce qui va suivre est bien une réflexion sur les modèles mentaux de la transformation digitale.

Ce billet est organisé comme suit. La deuxième section propose une revue du livre « The Digital Transformer’s Dilemma » dont le dilemme est de réconcilier la transformation énergique du « métier cœur » de l’entreprise en développant ses capacités à une innovation disruptive, y compris par rapport à ce métier cœur. On retrouve ici bien sûr une référence au dilemme de l’innovateur dû à Clayton Christensen. Même si ce livre est un livre pratique tiré par l’analyse de cas réels d’entreprises, les leviers proposés sont des leviers profonds : le changement de culture, les compétences technologiques, l’attitude face au risque et aux changements (cf. le point précédent sur l’effectuation) ou encore l’organisation et les principes de management. La troisième section propose, en contrepoint, quelques idées clés extraites d’un livre plus radical, « Disrupt or Die : What the World Needs to Learn from Silicon Valley to Survive the Digital Era » de Jedidiah Yueh, le CEO de Delphix.  La conclusion reviendra sur la difficulté à construire sa transformation,  en s’appuyant sur la facilitation (management de l’émergence) plutôt qu’en cherchant à appliquer des recettes, des processus ou des frameworks.

 

2. « The Digital Transformer Dilemma »

 

Le livre «  The Digital Transformer's Dilemma: How to Energize Your Core Business While Building Disruptive Products and Services », écrit par Karolin Frankenberger, Hannah Mayer, Andreas Reiter et Markus Schimdt, est sorti en Septembre 2020. Il est construit autour d’exemples multiples, et contient de nombreuses citations de responsables digitaux (CDO et autres) de grandes entreprises multinationales. On y retrouve beaucoup de choses en commun avec les livres que j’ai cités dans mes précédents billets, à commencer par la vision bimodale de la transformation digitale : combiner la transformation de l’existant avec l’exploration et la construction de nouvelles frontières : « Instead, a twotier transformation is necessary: (a) careful thought needs to be given to how the traditional core of your organization can benefit from digitization and, at the same time, (b) you need to explore and capture new (digital) ways of creating value for your customers ».  Je vais me concentrer ici sur quelques leviers de la transformation digitale, mais je vous recommande la lecture complète pour profiter de la richesse des exemples et aussi pour découvrir des dimensions que je n’aborde pas ici, comme le rôle du CDO (Chief Digital Officer) et sa permanence au sein de l’organisation.

 

2.1 Les deux modes de la transformation digitale

La transformation digitale est décrite dans ce livre comme la juxtaposition de deux « courbes en S » qui décrivent pour la première la maturation du modèle métier courant de l’entreprise, et pour la seconde l’innovation de rupture, la mise en place des nouveaux modèles d’affaire rendus possibles par la révolution numérique. Cette évolution, selon le principe de l’homéostasie, n’est pas une option, elle est simplement nécessaire à la survie de l’entreprise dans son environnement : « As Ginni Rometty, former CEO of IBM, correctly pointed out, “The only way to survive is to continuously transform ».  Cette nécessité de transformation est une double opportunité, pour chacun des modes, qu’il s’agisse du modèle métier existant ou de ceux à inventer : « While digitization is mostly seen as a threat, it is a huge opportunity, too, since it can help improve the existing core business along a number of dimensions. First and foremost, digitization of core processes allows for massive efficiency gains through optimizations along the value chain and more efficient use of resources, leading to substantial cost reductions ».

En revanche, s’il est possible de penser l’optimisation digitale « de la première courbe en S » de façon distribuée (une stratégie d’amélioration d’efficacité ou de performance peut être vue comme la somme de transformations plus spécifiques), il faut penser à la deuxième dimension de façon globale et holistique, en associant les métiers « anciens / cœurs » et les nouvelles activités : « Don’t strategize in silos : create a  holistic strategy across both businesses ». Une des opportunités fondamentales de la numérisation est la capacité de créer des nouveaux flux de valeur qui traversent et relient plusieurs fonctions et métiers de l’entreprise. Si la volonté d’explorer, de diversifier et de construire est un acte stratégique, c’est bien l’action qui produit la transformation digitale : «  Digital strategy needs to be part of a holistic company strategy – but the challenge, really, is not strategy; 2nd Scurve activities must not be based on lengthy analyses and philosophical deliberations; instead, quickanddirty implementation trumps extensive planning ».


2.2 Le Dilemme de la transformation digitale

Le dilemme qui est le sujet du titre du livre est la capacité à mener de concert la double transformation du cœur de l’entreprise et l’exploration des nouveaux territoires d’opportunités : « The digital transformer’s dilemma : energizing the core business while building disruptive new products and services … Put even more simply, how can firms digitize their core while reinventing their future (not just at the senior strategysetting level but on the operational level as well)? That is the essence of the digital transformer's dilemma ». Comme cela vient d’être dit plus haut, il faut traiter de façon globale cette double ambition de transformation digitale : « Both the strategy to digitize the core business and the strategy to develop new (digital) business should be linked together by an overarching digital strategy ».

Le livre contient un certain nombre  d’exemples et de statistiques pour illustrer la difficulté à réussir cette transformation digitale, semblable à ce que nous avions abordé avec le livre « Deliberately Digital » : « Surprisingly few companies have a clear view on how to best navigate the change and execute the digital transformation; only 16% of companies that try to digitally transform their organization are successful ». Sans surprise, on retrouve la difficulté énoncée en introduction, la transformation digitale est un processus complexe et émergent, il est quasi-impossible de prévoir les conséquences de ses actions à moyen ou long terme, ce qui implique une approche itérative par petits pas, et une volonté d’explorer de façon large un portefeuille de pistes dont une partie n’aboutira pas : « It's almost impossible to know in advance which innovations will prove successful. That's why organizations should not rely on a single approach to digital innovation ».  Le succès des initiatives digitales échappe à la modélisation, à la prévision, à l’application de processus d’innovation bien établis : « You have done everything right and still something went wrong. You determined the right KPIs, making sure to follow your fivepoint todo list. You set reasonable objectives and calculated (and recalculated) a sound business case. Still, the brutal reality is that not all digital transformationrelated efforts will avail, as your success measurement surely will demonstrate ».


2.3 Le changement de la culture d’entreprise

La culture de l’entreprise joue un rôle clé dans sa capacité à se transformer, c’est parfaitement connu …. et parfaitement exact : « A sustainable, successful digital transformation needs to be accompanied by – and to some extent rooted in – a cultural change ». Les auteurs citent – et approuvent - l’article du BCG : “It's not a digital transformation without a digital culture”. Je ne vais pas détailler ici les aspects fondamentaux de la culture nécessaire à la réussite de cette transformation. On retrouve les « usual suspects » :  des équipes distribuées, cross-fonctionnelles et autonomes (« empowerment »), une organisation en réseau et agile (capable d’avancer de façon incrémentale par petits pas), un déplacement du centre d’intérêt du centre de l’entreprise vers l’extérieur (une approche outside-in) et une acceptation – en termes de mindset – de la nature VUCA de l’environnement de l’entreprise (ce qui nous reconduit vers l’effectuation et les modèles mentaux).  Ces points sont bien sûrs liés les uns aux autres : « Having assembled the team, a key point was to overthrow the traditional hierarchydriven culture. In fact, the new digital business model has an official mandate to be a testing bed of new ways of working rooted in agility, crossfunctional cooperation, and rapid prototyping ».   Le sujet du changement de la culture est abordé brièvement (pour aller plus loin, je renvoie le lecteur aux ouvrages de John P. Kotter) : « Change your behaviors by altering the structure of your organization and its collaboration model, and by introducing new ways of working and supporting tools: Create an agile organization relying on a network of (crossfunctionally) mixed teams; minimize corporate bureaucracies; trust in the power of networks as opposed to hierarchies. Introduce new ways of working; make sure to introduce new tools alongside ».

Au centre de cette transformation de la culture se trouve l’orientation client, un autre point commun avec les autres livres que j’ai cité auparavant : « At this stage, a clear understanding of customer needs is key. If the customer is not in the center of value creation, the risk of failure is high ». Comme toujours, les auteurs soulignent que ce propos est tout sauf anodin car il n’est pas facile d’écouter les clients lorsqu’on est persuadé avoir construit le bon business model : « So be careful not to fall in love with your new business model idea too soon. Especially in large traditional firms, consistency will be one of the main concerns of the supervisory board, which tends to be cautious, trying to avoid reputational risks”. Les approches de type Lean Startup sont naturellement indiquées : “All phases (designprototypetest) are done multiple times before the business model ultimately hits the market. Over time, the uncertainty related to the new business model is massively reduced and the level of detail increases gradually. Thus, both design and realization are not fully linear but rather iterative processes. …. As a general rule: when it comes to the realization of new business models, it's more about testing than about detailed business plans ».  Je vous recommande de lire l’exemple de Heidelberg, une compagnie d’impression qui a introduit « le principe Nespresso » pour révolutionner son domaine métier (révolutionner l’expérience client en termes de simplicité, flexibilité et choix dans un modèle qui produit plus de marges).

 

2.4  “Technology matters”            

Ce livre n’est pas un livre sur la technologie. A plusieurs moments lorsqu’il parle d’architecture, je le trouve un peu naïf et c’est justement pour cela que j’ai écrit mon propre livre. En revanche, le livre pose clairement l’importance du paysage technologique dans la transformation digitale. Parce que la transformation digitale change le paysage des opportunités et de la compétition, toutes les entreprises (incumbents) sont potentiellement en compétition avec des nouveaux acteurs, et doivent se tenir à jour sur ce que la technologie numérique rend possible (et qui change constamment) : « The digital era has given birth to a new range of technologies, many of which are increasingly relevant for incumbents.    Hence, incumbents that don't want to be easy prey need to be on the lookout for relevant technology trends ». Pour illustrer ce propos, je reproduis ici cinq thèmes qui sont évoqués dans le livre :

  • Automation of knowledge work
  • The Internet of Things
  • Cloud and edge computing
  • Advanced robotics
  • Data analytics and AI

Cette liste est juste une illustration, car le domaine technologique change en permanence, et les auteurs souligne l’importance de l’apprentissage continu et de la curiosité: « Technology is an inherently restless field in that it advances so fast that believing you can indefinitely rely on established standards is equivalent to digging your own grave. Adaptability is key – being open to (and prepared for) change sets your organization up for success in the face of changing technological realities ».

Ce qui me semble important ici, c’est que ce discours s’adresse à tous les managers de l’entreprise. La compréhension du paysage numérique et de ses opportunités est l’affaire de tous : « While managers don't have to become tech experts, they need to acquire a basic “technology skillset” and an understanding of the impact that technologies have on their industry as well as on their own organization ». Il ne s’agit pas de penser que la transformation digitale est dirigée par la technologie. La transformation digitale est une transformation métier, la dimension technologique ne fait de participer au paysage des opportunités, les compétences technologiques participent au potentiel de situation. On retrouve ici la différence entre causalité et effectuation évoquée dans l’introduction. Les technologies ne créent pas de la valeur en soi : « What is important to understand is that the technologies themselves are of no value. It's when technologies are used to deliver a better customer experience or when they are used to create new insights that help make processes more efficient that real value is created ». Tirer la transformation digitale par une perspective technologique est une erreur : « One important mistake to avoid at this stage was to be overly technologydriven, Brodbeck tells us. The identification of initiatives within a certain search field should always be problemdriven, never technologydriven. Too many companies have a technology bias that leads to situations where “technologies search use case or applications” while it should be the other way around ». La meilleure façon que je connaisse pour expliquer ce « paradoxe » (la compétence technique est fondamentale mais elle n’est qu’un ingrédient mineur du succès) est de réaliser que l’incompétence technologique est en revanche une cause profonde majeure de l’échec (on retrouve l’asymétrie des diagrammes de Kano que j’ai déjà souligné : « success has little to do with technology … but failure does »).


2.5 Le système d’information en tant que fondation

Puisque les auteurs militent pour une approche globale d’une transformation digitale bimodale et puisqu’ils accordent une grande importance au paysage technologique, ils consacrent un part du livre au rôle important du système d’information, tout comme les auteurs de « Designed for Digital »:  « While the IT department used to be but a support unit and responsible for keeping ITrelated processes up and running, it now becomes a driver for digital activities ». En particulier, le sujet de l’évolution du « legacy » - la partie la plus ancienne du système d’information construite pour assurer le support du « métier cœur » - est fondamental : « The established role of IT departments must change completely. Every digital transformation invariably involves an IT transformation and incumbents face a number of pain points with their legacy ITThe second ITrelated challenge concerns the issues that come with legacy systems and processes. In contrast to digital natives that can build fully agile IT from scratch, incumbents cannot – the recurring theme of the digital transformer's dilemma ».

Sans surprise, le livre promeut, de façon quelque peu simpliste une approche bimodale (« two-speed IT ») pour faire évoluer le systèmes d’information : « Reflecting on how incumbents can best solve ITrelated challenges and manage the transition period, we suggest switching to a twospeed architecture in the early stages of the digital transformation. This will allow companies to quickly realize the benefits of agile development for customerfacing applications. They should, however, still extend agile work practices to the core backend to avoid a new bottleneck there. Only when the IT is “allagile” is it possible to fully leverage the potential across all IT functions ». Cette approche bimodale permet de faire la promotion des architectures orientées-services et du déploiement dans le cloud pour les nouvelles plateformes digitales, en se donnant plus de temps pour migrer les « monolithes » du système d’information  « legacy ». 

La transformation bimodale reconnait le besoin d’avancer à des vitesses différentes, mais il est fondamental de moderniser l’ensemble du SI : « However, a two‐speed architecture is not the holy grail. It is a good compromise and intermediary solution, but it should never be the end state ». Comme cela avait été souligné par les auteurs de « Designed for Digital », la modernisation en profondeur, et donc souvent la refonte complète du système d’information, est un accélérateur de la transformation digitale : « Meeting customer expectations will often require an IT overhaul – Investing in stateoftheart IT sets you apart from traditional competitors and allows you to compete with digital natives ». Les auteurs citent plusieurs fois « software is eating the world » (à juste titre) et cela les conduit à remarquer que le logiciel est bien l’affaire de tous dans l’entreprise et ne doit pas être limité à la DSI, la direction digitale ou la R&D : «  One more thing to note: traditional R&D or IT departments should no longer be the focal point for technologyrelated capabilities as they used to be in the past. Digital knowhow should not reside within a single unit or department. Organizations can still establish knowledge hubs within certain departments, but it should not be siloed from other units.


2.6  Les nouveaux modes d’organisation              

Comme mentionné plus haut, le livre parle des nouveaux modes d’organisation qui sont nécessaires pour faciliter la transformation digitale. On retrouve les « buzz words » habituels sur l’approche agile, le design thinking, le lean startup ou le « lean thinking ». Les lecteurs de ce blog savent que ces approches me tiennent à cœur et je me réjouis à chaque fois que je les retrouve à l’honneur, même si parfois je trouve une certaine confusion qui me trouble : « The best way to look at the interaction of design thinking, lean startup, and agile processes is to see them as complementary tools ». Par exemple, je ne suis pas convaincu par l’opinion suivante : « While the lean startup approach focuses on the optimization of the production process, agility focuses on the optimization of the development process ». L’agilité est beaucoup plus que cela, c’est une façon de voir le monde, comme cela a été développé dans le billet précédent. De la même façon qu’il faut être agile dans toutes les étapes de développement d’un produit numérique, les principes du lean startup s’appliquent du début à la fin, ce qui est explicité dans les schéma suivant que les lecteurs de ce blog connaissent bien.



Ce préliminaire étant posé, je comprends parfaitement la position suivante des auteurs : « Instead of using an oldfashioned waterfall method (where activities are organized in a linear, sequential design) for the development and launch of new ideas, incumbents should adopt much faster and more efficient methodologies based on design thinking, lean startup, and agility. While these are common buzzwords, it's important to understand their difference and how they can be combined to launch new products, services, or entire business models ».  J’ai un peu plus de mal avec cette recommandation  : «  Adopt a lean and agile process setup to execute strategic initiatives: Apply the lean startup approach to turn your ideas into working products, services, or new business models ». Elle s’appuie sur une vision un peu simpliste de l’ambition lean : « “Lean thinking” has proven similarly popular. First studied in Japanese manufacturing systems, particularly the Toyota production system, the term “lean” was coined to describe methods of improving productivity by eliminating waste. Formal lean and Kanban software development systems emerged in the 2000s. Meanwhile, lean methodologies, Kanban, and any hybrids (like Scrumban and lean scrum) are understood as applications of agile values that can reach far beyond the sphere of software development ». Comme je l’ai exprimé précédemment, l’approche lean peut apporter une valeur aux pratiques agiles qui va beaucoup plus loin que l’élimination des gaspillages.         

2.7 L’importance des compétences et de l’apprentissage

Pour conclure, je souhaite souligner que ce livre accorde une part importante à l’apprentissage et l'acquisition des connaissances numérique dans l’entreprise, avec de multiples exemples que je vous engage à lire : « Make sure to provide ample training and (reverse) mentoring opportunities to your internally sourced leaders, potentially as part of institutionalized leadership campuses ». Parmi les leviers profonds que j’évoque dans le titre de ce billet, l’apprentissage digital pour tous les collaborateurs est un des plus importants. Cet apprentissage pour tous concerne bien sûr les managers de l’entreprise et il doit être ancré dans la pratique et l’observation : « That knowledge alone does not suffice is something that Mercedes Benz also realizes. “To make sure our leaders are best prepared for the digital transformation journey ahead, we trust in experiential learning,” explain MercedesBenz Bank Chairman of the Management Board Benedikt Schell and CTO Tom Schneider. “Sitting in SCRUM meetings, shadowing a team when they work on a Kanban board, getting to know UX/UI designers are, in our opinion, crucial for future digital transformation leaders” ». Pour construire cet apprentissage collectif, il faut combiner la pratique (learning by doing) et l’écoute de ce qui se fait ailleurs. J’ai le plaisir de reproduire ici une citation de mon ami Eric Chaniot à propos de Michelin : « Learn from outside: We've had executives from Schneider Electric, Veolia, and Total come over. They are much more effective in delivering a message than when I continuously preach the same thing. This outsidein perspective is really driving our cultural transformation ». Pour Michelin, l’accompagnement de l’ensemble des collaborateurs à travers la révolution numérique du monde, pour leur permettre d’acquérir et de développer les nouvelles compétences qui seront également nécessaires à la compétitivité de l’entreprise et à leur épanouissement professionnel, est une des missions fondamentales de l’équipe en charge de la transformation digitale. De nombreuses entreprises, telle que Klöckner & Co, ont développé des académies digitales pour déployer un « upskilling digital » à grande échelle : « Klöckner & Co's Digital Academy is based on the belief that digitization will affect all employees, including those who have spent their entire adult lives focusing on the traditional core of the business. Rühl considers it Klöckner & Co's responsibility to prepare staff for the digitization of the business and the changing requirements of their work environment and jobs ».

L’apprentissage et la formation permanente ne sont pas les seuls outils pour développer les compétences nécessaires, il ne faut pas hésiter à recruter, de façon temporaire ou permanente, à l’extérieur, ce qu’on fait plusieurs des compagnies citées en exemple dans ce livre : « Overall, however, a solid 60 or 70% of his entire team, particularly driven by the layer below his direct reports, were recruited from external sources. These are digital natives who bring the functional knowledge and the experience with new ways of working ».  Le livre aborde également le développement de l’offre “freelance” et de l’important réservoir de talents qui est disponible selon des nouvelles modalités, sur des temps courts et en mode projet : « This is not to say that renting isn't a viable option. On the contrary, with platforms that connect businesses with skilled talent (such as Upwork or Freelancer.com) becoming more and more efficient in matching and thus increasingly sought after, contract work is a growing phenomenon. Up to 30% of the workingage population in the United States and the European Union already engage in some form of contract work – with a large share of these workers preferring contract work over traditional jobs – and the gig economy is expected to grow much further in the coming years ».

3. Passer d’une approche défensive à une approche offensive

 

Je vais maintenant parler brièvement d’un autre livre, qui offre un contrepoint intéressant. Il est à la fois parfaitement aligné sur l’importance des leviers profonds que nous venons d’évoquer et sur la difficulté intrinsèque des grandes entreprises à réussir leur transformation digitale. Il s’agit du livre de Jedidiah Yueh, « Disrupt or Die: What the World Needs to Learn from Silicon Valley to Survive the Digital Era », qui se propose d’aller chercher une partie de ces leviers profonds dans les meilleures pratiques de la Silicon Valley.  Comme le titre l’indique, le propos est résolument offensif, il s’agit d’un appel à l’action qui insiste fortement sur le contexte compétitif mondial dans lequel évoluent les entreprises. Réussir sa transformation digitale n’est pas une option, c’est une question de survie. Le livre de Jedidiah Yueh est provocant mais salutaire, je vous laisse le plaisir de le lire. Jedidiah Yueh s’attaque vigoureusement à des « clichés » sur le lean, les Black Swans, la diversité, le leadership … Pour vous donner envie d’ouvrir le livre, voici une petite citation sur les « anti-leaders » qui font plus que s’adapter à leur environnement mais qui construisent leur propre vision: « Anti-Leaders absolutely tell time. Anti-Leaders not only direct the action, but they often do detailed work themselves. Rather than lead with humility, Anti-Leaders such as Bezos publish leadership traits that openly say they want leaders that “are right a lot.” Or like Musk, they are larger than life, overdemanding and overbearing ». Au-delà d’un discours aussi disruptif que le titre du livre (et, bien sûr, parfois discutable), la lecture de « Disrupt or Die » est doublement salutaire. En premier parce qu’il appelle les entreprises à une véritable ambition offensive. En second lieu, parce qu’il exige une complète appropriation et incarnation de sa stratégie digitale. Le benchmarking est une bonne pratique, mais on ne peut pas copier ou acheter sa stratégie digitale, et encore moins sa transformation, à l’extérieur. En particulier, on ne construit pas une transformation digitale en faisant la moyenne des autres, pas plus qu’on ne construit un système de management des talents en utilisant le modèle mental moyen des entreprises qui ont été gagnantes au siècle précédent. Comme ce billet est déjà long, je vais me contenter de souligner trois points importants en écho avec le livre précédent.

1. Le substrat de la transformation digitale est l’écosystème de développement logiciel. Je ne vais pas insister lourdement, c’est un sujet que j’ai développé de nombreuses fois. Le monde du logiciel s’est structuré autour de plateformes et d’écosystèmes pour être capable de démultiplier la valeur face aux besoins exponentiellement croissants (ce qui n’est pas le cas de la productivité unitaire logicielle, qui progresse lentement) : « As a result, the last few years have seen an explosion in developer-centric tools and platforms, resulting in a major trend—the rise of Application Platform Ecosystems (APEs) ». Le développement des plateformes applicatives (et de services) est l’élément central du paysage technologique, sa compréhension est une fondation indispensable à toute stratégie digitale : « New platforms emerge quickly, so Platform Convergence is a powerful concept for innovators to master. When a new platform emerges, look at successful products in past ecosystems and rebuild them on the new platform ». On retrouve ici le potentiel de situation et l’importance du « paysage » :  « For irony’s sake, I’ll share a quote from Sun Tzu’s The Art of War: “Next is the terrain. It can be distant or near. It can be difficult or easy. It can be open or narrow. It also determines your life or death.”  In the digital era, the battleground is the platform ».

2. Les compétences techniques et le talent d’ingénierie sont des ingrédients essentiels pour permettre la transformation digitale. Les acteurs majeurs du numérique, en particulier les géants de la Silicon Valley, ont réinventé en quelques décennies les processus de production et déploiement de logiciel, il n’est pas possible d’ignorer cette révolution et il est urgent de l’adopter le plus possible. On retrouve ici les propos du livre « Les Géants du Web » ou de Mik Kersten dans son dernier livre « Project to Product ». Jedidiah Yueh aborde le sujet de l’ingénierie, « Engineering quality really matters. So how do you build a strong engineering team? », en termes d’outils, de pratique (toujours cette idée que l’excellence dérive de l’expérience) et de gestion des données. Il y a bien sur une logique à ce que le CEO de Delphix, une entreprise dont la raison d’être est l’accélération de la valeur produite par le traitement des données, s’exprime sur ce sujet : « Over the last two decades, data volumes and demands have exploded. Today, companies need data from their applications for ongoing software development, to respond to legal and regulatory requests, to train staff, to provide analytics and business intelligence, to leverage AI algorithms, and to move applications to and from clouds ». Tout comme l’ambition des entreprises digitales en termes d’expérience utilisateur est d’utiliser les bonnes pratiques du design pour réduire la friction, l’ingénierie digitale a pour but de réduire le « data friction », pour favoriser la circulation fluide et sans effort des données de façon transverse dans l’entreprise. Je vous renvoie ici à un très bon article du BCG, Digital Acceleration Is Just a Dream Without a New Approach to Tech”, qui explique bien l’importance des « data-driven foundations » pour réussir sa transformation digitale et qui souligne l’importance du « technology landscape ».

3. La transformation digitale est un sport de combat. Il ne faut pas se contenter d’une approche défensive pour protéger son métier cœur, il faut tirer parti de la révolution numérique pour construire des nouveaux avantages. C’est également la thèse du premier livre, mais elle est exprimée ici avec plus de vigueur : « In other words, they were playing defense. But to win in the digital world, you need to play offense. … You cannot market your way to survival. You cannot delegate the core strategy of your future business. And that strategy is a digital strategy, not the legacy strategy that built your current empire ». L’amélioration continue ne suffit pas, il faut chercher la disruption au travers de l’innovation. Je vous encourage à lire le livre pour découvrir le « Value Triangle », un outil pour évaluer une innovation potentielle en termes de marché, de différentiel de valeur et de « time-to-value ». La métaphore du “sport de combat” souligne que l’adaptation est une course, contre les anciens et les nouveaux compétiteurs. Il faut aller vite, en tout cas plus vite que ses concurrents. C’est pour cela qu’un des objectifs de la maîtrise du socle technologique est l’accélération des processus digitaux. On retrouve l’objectif stratégique de Delphix qui est de donner un avantage compétitif majeur à ses clients par la vitesse : « When it comes to provisioning data into app environments for testing, Delphix turns months into minutes, a 1,000x advantage over existing alternatives…. As a result, our customers ship software faster. They employ AI algorithms more liberally. They migrate to and from clouds in half the time. And they do it all without risking publicly damaging data breaches ». J’ai évoqué le besoin de s’approprier et d’incarner sa stratégie digitale, on retrouve cette idée dans cette citation : « In his 2017 letter to shareholders, Bezos shared his views on how to avoid the long, slow slide into obsolescence, what he calls “Day 2.” One of his four key points includes this warning: “Resist Proxies.”

 

4. Conclusion

Pour conclure, il me semble clair que le point commun aux différents livres que je viens de citer dans ces deux billets de blog est qu’ils proposent de travailler « le potentiel de situation digital » de l’entreprise, pour reprendre la pensée de François Jullien, et de travailler les leviers profonds qui favorisent cette transformation digitale.  Ces leviers profonds relèvent à la fois de ce qui est propre à l’entreprise, sa culture, ses compétences, son modèle mental du monde VUCA qui nous entoure, et également de son interface avec son environnement, sa compréhension du paysage technologique et des écosystèmes dans lesquels elle doit évoluer. Ce n’est pas l’objet de ce billet, mais il est évident qu’on trouve dans cette réflexion une source d’inspiration pour les politiques qui cherchent à favoriser les « qualités numériques » de leurs économies : plan de développement de l’économie de la connaissance, plan de développement de l’intelligence artificielle, plan de développement du e-commerce, etc. Il est malheureusement évident avec le recul que les approches volontaristes focalisées sur les résultats (les approches « grecques » au sens de François Jullien) ne produisent pas les résultats escomptés. Il ne peut pas y avoir de plan de développement de l’économie numérique sans comprendre et reconnaître l’importance des écosystèmes, de la pratique et de l’apprentissage continu, du sous-jacent logiciel et donc de l’ingénierie logicielle, de la dualité entre le temps long et le temps court, de l’attitude face aux risques et au changement (on revient aux principes de l’effectuation évoqués en introduction). L’idée qu’on puisse favoriser la compétitivité d’une économie en jouant sur la régulation pour favoriser les résultats attendus fait une impasse douloureuse sur l’analyse systémique des causes profondes.  Je termine cette digression en renvoyant le lecteur au livre provocant mais salutaire de Kai-Fu Lee « AI Superpowers », que tous nos régulateurs devraient avoir lu.

 

 

 

 

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