Le billet de ce jour contient différentes réflexions autour
des interactions entre
la complexité et la taille des organisations, avec un axe particulier
autour du concept de « change tolerant organization ».
Autrement dit, quelles sont les structures d’organisations capables de
concilier les capacités à grandir et à s’adapter continuellement à
l’organisation ? Il y a bien une tension
entre ces deux objectifs : les structures agiles et auto-organisées
semblent avoir du mal à passer à l’échelle (et en particulier lorsque leur taille
dépasse le nombre de Dunbar), tandis que la structure hiérarchique qui est
le modèle historique de l’organisation scalable a
montré ses limites en termes de capacité d’adaptation.
1. Quelle organisation pour l'entreprise on-demand ?
Il y plus de 10 ans, IBM a introduit
son modèle de l’entreprise « on demand ».
J’étais DSI de Bouygues Telecom à cette époque, et cette vision d’une
entreprise parfaitement synchronisée avec son marché et son environnement au
travers de ses processus et d’une boucle homéostatique de mesures et réaction
m’a en premier lieu semblé très séduisante. Le modèle de l’entreprise « on demand » s’appuie sur le BPM
(Business Process Management), poussé jusqu’au bout de sa logique. Tous les
processus métiers de l’entreprise sont intégrés dans le système d’information,
avec une double capacité à mesurer le déroulement et les performances du
processus, et à agir sur le processus pour modifier ce qu’il produit. A
l’époque où je commençais à réfléchir à l’implémentation du BPM, j’ai considéré
le modèle « on demand »
comme une cible ultime, un « point de fuite ».
Le schéma suivant est tiré de mon
premier livre, « Urbanisation,
SOA et BPM ». Ce schéma est construit autour de la « chaîne de
valeur du BPM », c'est-à-dire les étapes qu’il faut maîtriser pour faire
fonctionner ce modèle. Il est pensé en termes de modèle de maturité, c’est pour
cela que l’on trouve un petit thermomètre associé à chaque étape qui indique
les niveaux de maturité successifs pour la maîtriser. L’exigence « on
demand » se traduit par la nécessité d’obtenir la maturité complète sur
l’ensemble des maillons de la chaîne. C’est un défi transverse, depuis la
stratégie de l’entreprise jusqu’à son exécution en passant par son système
d’information. Je vous renvoie au chapitre 11 pour plus d’explications.
J’ai « pivoté » à la fin
2006, et j’ai commencé à m’intéresser à la question sous l’angle
« bottom-up », c’est-à-dire en concevant l’homéostasie (l’adaptation
continue au changement) comme une propriété
émergente, ce qui m’a conduit à m’intéresser au Lean
Management et à Toyota.
2. L’organisation des « Géants du Web »
Le paradoxe 10 ans plus
tard est que certaines entreprise du monde numérique ont précisément réalisé
l’ambition de l’entreprise « on
demand ». Je vous renvoie par exemple à la lecture de deux livres que
j’ai cités récemment : « The
Age of the Platform » et « Les
Géants du Web ». En s’appuyant sur des mesures continues et une boucle
d’exécution très courtes, ces entreprises digitales (qu’ils s’agissent des
géants de GAFA
ou des startups du numérique) sont capables d’allouer leurs ressources de façon
continue et d’adapter leurs processus et services pour mieux rencontrer les
besoins de leur clients.
Lorsqu’on montre ceci
point par point à un « DSI classique » tel que je l’ai été, la
réaction naturelle est de dire « oui, mais ce sont des processus beaucoup
plus simples » … C’est exactement la clé du raisonnement (« that’s the point ») ! La réactivité « on demand » exige la simplicité. Bien sûr cette idée est
partout :
- c’est une des clés du lean (simplifier le processus pour pouvoir le piloter en « pull »),
- c’est une des clés des méthodes agiles (moins de code et du code plus simple pour pouvoir l’adapter de façon continue),
- c’est une des clés de la pensée moderne sur les organisations : la complexité se gère par la simplicité (par exemple Yves Morieux que je cite souvent),
- c’est une des leçons de la science des systèmes complexes (très bien expliquée dans les documents de BetaCodex),
- Etc.
Le schéma qui décrit
l’organisation « on demand »
devient beaucoup plus simple :
- Un « service factory » qui est une usine logicielle agile,
- Un « service » entre les mains du client, qui est instrumenté de telle sorte à capturer de façon continue les usages et la satisfaction des clients
- Une boucle de rétroaction qui couple les deux
Les ingrédients pour
faire fonctionner cette organisation sont également connus :
- Une vraie culture de la mesure, pour implémenter le cycle PDCA cher à Deming. Je vous renvoie une fois de plus au livre d’Octo, mais également à mon dernier livre. Il ne suffit pas de mesurer pour être efficace, c’est toute une culture du « test and learn » qui est nécessaire.
- Un fonctionnement de l’équipe de développement selon un principe de « lean software factory » qui combine les principes des méthodes agiles et la mise en production continue de DevOps.
- La simplicité (qui est ici une notion toute relative) de ce que l’on fabrique, afin d’accélérer le cycle de fabrication et modification incrémentale, et également afin d’augmenter la pertinence du cycle PDCA (la simplicité est ce qui rend possible le « pilotage par les faits et non par les opinions »). On retrouve ici les points clés du « Lean Startup »
3. Complexité et effet d’échelle
Pour comprendre les
effets intéressants de la complexité sur l’organisation, il est utile de
repartir du cas simple (voir théorique) de l’organisation
pyramidale/hiérarchique. Dans un monde compliqué, l’organisation hiérarchique
traduit la structure de l’activité : ce qui est compliqué se décompose en
un grand nombre de choses plus simples. Le principe de l’organisation hiérarchique est la décomposition (d’une
tâche en sous-tâche) et la délégation. Chaque sous-organisation est
(raisonnablement) indépendante des autres.
La complexité se produit
lorsque les relations apparaissent entre les sous-tâches (et donc les
sous-organisations). On doit donc passer de la délégation au consensus. Dans un
monde compliqué le rôle du chef hiérarchique est simple : il s’agit de
déléguer à la bonne personne. Dans un monde complexe, ce rôle est difficile, puisqu’il
faut « aligner » les sous-organisations, c'est-à-dire produire un
« consensus » (que ce soit de façon participative ou autoritaire).
C’est bien pour cela que la multiplication des réunions est un symptôme de la
complexité : il faut organiser cette maïeutique du consensus.
De façon schématique, la
production d’un consensus est un processus qui part de N points de vue et
en fabrique un nouveau, en fonction d’objectifs communs et des objectifs
individuels. On s’attend à retrouver dans
les objectifs communs du groupe ceux de l’entreprise et en particulier le but
commun à l’équipe (un des principes fondamentaux de la nature est que la coopération résulte
d’un objectif commun). Les objectifs individuels, qui sont souvent liés à
la culture de l’entreprise (volonté de pouvoir, soif de reconnaissance …),
jouent également un rôle clé dans la dynamique du consensus. Ce consensus peut
être évalué selon deux axes : le périmètre et la solidité. Le périmètre
s’exprime comme un ratio entre le nombre de questions/problèmes traités dans
l’énoncé du consensus sur celui de l’ensemble des opinions fournies au départ.
Un score (utopique) de 100% est une synthèse parfaite qui couvrent l’ensemble
des points abordés, tandis qu’un score de 10% correspond à la situation
(fréquente) où le résultat ne contient plus qu’une petite partie des sujets qui
posent question. La solidité du consensus traduit l’appropriation : la
mesure la plus simple étant une mesure de la probabilité que chaque participant
se désolidarise plus tard de l’énoncé de la décision prise par consensus.
Cette petite digression
sur ce qu’est la création d’un consensus était nécessaire pour formuler les
trois observations suivantes que je vais pompeusement élever au titre de principes dans la suite du raisonnement :
- Plus l’objet du débat est complexe, plus il est facile de briller par la dissension et la critique, et plus il est difficile d’apporter une contribution positive (la complexité augmente le champ de la contradiction, et elle rend plus fragile toute proposition constructive).
- Plus l’objet du consensus est complexe, plus le nombre d’interaction entre les parties prenantes du consensus augmente (le même principe que la Loi de Metcalfe, mais vue de façon négative).
- Lorsque le consensus porte sur un sujet complexe, le contrôle des conséquences de la décision devient de plus en plus illusoire, et la confiance entre les parties prenantes devient essentielle.
La troisième observation
rejoint la thèse de mon livre favori de Kevin Kelly « Out
of Control » : la complexité entraîne la perte de contrôle et
crée de la sorte un besoin de confiance. Ces trois règles peuvent sembler
n’être que de simples observations de bon sens (c’est vrai :)). Mais elles permettent de déduire deux
choses.
La première chose est
une règle sur la taille des équipes. La conséquence de ces trois principes est
que plus la complexité augmente, plus la taille de l’équipe N devient un
handicap pour le consensus. Plus précisément, on observe lorsque N augmente une
dégradation à la fois du périmètre et de la solidité du consensus. C’est
exactement ce que dit le deuxième principe.
Pour ce qui est du troisième principe, il faut le combiner avec une
observation sociologique (cf. Les
Décisions Absurdes) qui veut que la confiance comme le sentiment de
responsabilisation baisse avec le nombre des participants. Le premier principe
contribue également à cette loi, que je vais appeler « Loi des
interactions », en vertu de la constatation qui veut que le temps de
parole disponible en réunion pour chaque participant baisse en fonction de N.
Pour représenter cela,
je vous propose un diagramme de phase, selon deux dimensions, la complexité du
sujet et le nombre de participants. La « Loi des interactions »
détermine que le nombre efficace de participants baisse en fonction de la
complexité, ce qui revient à éliminer une partie de l’espace (le triangle rouge
sur le dessin). Il existe une autre loi bien connue, la « Loi de la
Variété » qui veut au contraire qu’on ait besoin d’un nombre croissant de
points de vue pour résoudre un problème complexe. Ceci conduit à la courbe
bleue et au triangle correspondant. La représentation linéaire est
approximative, la réalité est probablement une courbe plus complexe. L’intérêt
du diagramme de phase est de pouvoir représenter visuellement « la
complexification progressive de notre environnement ». Je l’ai représenté
sur le schéma avec deux traits pointillés correspondant à 1980 et 2010, pour
illustrer que les formes de toute petite équipe ou de grandes équipes ont pu
fonctionner dans le passé, mais ne sont plus adaptées aux défis d’aujourd’hui.
La deuxième conséquence
porte sur la culture d’entreprise nécessaire pour favoriser l’émergence des
bonnes décisions par consensus. On pourrait dire en paraphrasant Einstein
que le consensus doit faire intervenir le moins de personnes possible, mais pas
moins. Autrement dit, il ne faut pas ignorer les effets de la loi sur la
variété des points de vue, et donc ne pas réduire N au-delà de ce qui est
nécessaire. Ce qui conduit donc à énoncer que, dans un environnement complexe,
la culture de l’entreprise doit promouvoir la reconnaissance individuelle de
l’esprit positif et de l’attitude collaborative dans une réunion de recherche
de consensus. Ceci vient de la combinaison des trois principes (en particulier le premier) et du processus de consensus tel que je l'ai sommairement décrit.
4. Quelle est la structure scalable du réseau d’équipes ?
Le diagramme précédent
montre également (ce qui est évident), que l’équipe n’est pas une organisation
scalable, et qu’il faut trouver autre chose pour des domaines de plus grande
complexité. De fait, il est aujourd’hui communément admis que la bonne
structure est un réseau flexible d’équipes. Toute la question est de déterminer
quelle est la structure de ce réseau ?
Les objectifs de cette structure sont connus et clairs :
- L’organisation doit être scalable : la structure du réseau fonctionne à toutes les échelles, de la PME au Groupe, en permettant la croissance, c’est-à-dire le passage d’une échelle à une autre.
- L’organisation est adaptative, au sens de Peter Senge, elle est donc apprenante. Ceci conduit logiquement au principe d’auto-organisation.
- L’organisation est un support de l’écoute continue de son environnement par l’entreprise. La structure est donc adaptée aux flux d’informations qui sont nécessaires à son fonctionnement (un des sujets favoris de ce blog)
- L’organisation supporte un fonctionnement « on demand », c’est-à-dire une réaffectation dynamique de ses ressources en fonctions des opportunités de son environnement. J’aurai également pu écrire, ce qui n’est pas très différent, « un fonctionnement lean » c'est-à-dire en flux tirés à partir des besoins du client.
Disons
tout de suite que je n’ai pas la solution du problème, mais qu’il me semble clair que
cela passe par une structuration dynamique et fractale du réseau d’équipe.
Commençons par le plus évident, un réseau « à plat » sans
structure (avec des échelles différentes) n’est pas une solution. Le réseau plat, qu’il s’agisse
d’une grille, d’un maillage bidimensionnel (et planaire, au sens des graphes) d’une
surface, d’un graphe aléatoire … n’a pas les bonnes propriétés. Les temps de
propagations de l’information augmentent de façon linéaire avec la taille de l’entreprise,
ce qui n’est pas acceptable. Je cite
très souvent l’approche BetaCodex
car je la trouve extrêmement intéressante (je partage 90% du diagnostic sur la
complexité) mais je suis en désaccord sur la structure fondée sur la métaphore
de la cellule avec sa membrane.
Ce
que la science des systèmes complexes nous apprend est qu’il est nécessaire d’introduire
des hiérarchies pour gérer la complexité. Sur ce point, je suis tout à fait en
accord avec Bob Sutton, un des auteurs de « Scaling Up Excellence ».
La structuration hiérarchique apparaît presque automatiquement, y compris dans
des organisations sous formes de cercles concentriques, ou encore sous forme de
cercles de différentes tailles avec différentes intersections. Il ne faut juste pas confondre organisation
hiérarchique et pyramidale. Dans le premier cas, il s’agit juste d’utiliser les
principes d’abstraction et d’encapsulation pour faire émerger différents
niveaux de compréhension et d’abstraction. Dans le second cas, on rajoute des
informations sur le contrôle, qui est implicitement du haut (abstrait) vers le
bas (concret). Une organisation moderne, telle
que je l’esquisse sous le terme d’entreprise 3.0, a distribué le contrôle
et n’est clairement plus pyramidale. Ceci ne s’oppose pas à une organisation
récursive, donc hiérarchique.
L’approche
« Holacracy » considère que c’est le but (à savoir la chose
à faire) qui tire l’organisation de l’entreprise, ce qui est une application du
principe de l’holomorphisme
des systèmes complexes. On peut donc alors penser que si l’objet de l’organisation
holacratique est complexe, il a besoin d’être décrit de façon structurée et
hiérarchique, ce qui conduit naturellement à une organisation hiérarchique.
Cela peut surprendre puisque « holacracy » est assimilée à « organisation
plate sans chef », mais (a) une structure hiérarchique ne signifie pas « chefs
et contrôle top-down » (b) le besoin de l’émergence de structure est
une question de taille.
On
commence à voir émerger un modèle de structure récursive avec un contrôle distribué,
mais ceci n’est pas suffisant pour obtenir les caractéristiques de résilience
et d’adaptabilité que nous avons postulée. Il est également nécessaire, si l’on
suit les
intuitions que développent l’étude des systèmes complexes et des réseaux
sociaux, que le réseau évolue dynamiquement avec une structure de type « scale
free », c'est-à-dire une distribution des degrés de connexion entre
les équipes qui présente une « longue traine ». Autrement dit, l’organisation
du réseau d’équipe n’est pas homogène et fait apparaitre des rôles de
connecteur. C’est d’ailleurs précisément un des rôles des managers dans une
grande entreprise. Les différentes tentatives de suppression et d’organisation « hyper-plate »
se sont soldées
par des échecs. On peut également penser à ce qu’écrit Malcom Gladwell dans
« The
Tipping Point ».
Une
telle structure de réseau d’équipe est probablement plus « cultivée »
que « construite », pour reprendre les termes de Kevin Kelly. Ce sera
pour un prochain billet.
Chassez les hiérarchies par la porte elles reviendront par la fenêtre, ou de la permanence des hiérarchies dues aux avantages fonctionnels qu'elles apportent
RépondreSupprimerOn retrouve cet équilibre hiérarchie/délégation (subsidiarité) dans le modèle de la sociocratie (désolé, encore!). Notre culture autocratique, à laquelle répond en miroir l'utopie a-hiérarchique autogestionnaire, ne nous aide pas beaucoup à développer sereinement cet équilibre.
Merci pour votre positionnement très argumenté qui doit contribuer à faire évoluer ce trait culturel qui nous pénalise.
Je partage votre commentaire sur le trait culturel propre aux Français :)
RépondreSupprimerJ'ai lu avec intérêt l'article de Jean Zin que vous m'aviez signalé auparavant, mais j'ai du mal à me retrouver dans ses analyses, même si je partage une grande partie des conclusions. Il y a de nombreux chemins qui peuvent conduire à la même conviction :)
Je n'ai pas vraiment terminé ce billet, la suite viendra le mois prochain !