Après le billet précédent qui était une synthèse, je vais aujourd’hui me livrer à l’exercice inverse, de partager quelques réflexions plus personnelles, qui touchent à l’organisation, aux réunions et à la communication nécessaire à la prise de décision.
1. Les reunions et la sérendipité organisée
On constate dans la plupart des
réunions, dans la plupart des entreprises, que les ordres du jour ne sont pas
toujours respectés, et que les prises de décisions ne sont pas aussi
rationnelles que ce que l’on pourrait penser. On aura reconnu ici les prémices
du « Garbage
Can Decision Model », je vous renvoie à
l’interview de James Olsen. Le terme de « Garbage Can » (poubelle) pousse beaucoup de personnes à voir
dans ce modèle une critique très négative. Si on lit l’article originel et son
modèle computationnel (en FORTRAN), on voit qu’il s’agit plutôt du fait que la
planification se heurte à un niveau de complexité trop élevé et qu’elle est
remplacée par l’opportunisme, et une certaine dose d’aléatoire dans le
processus de décision. Le mécanisme du « Garbage Can Decision Model » est un mécanisme émergent, avant
que ce mot ne devienne à la mode dans les systèmes complexes (l’article date de
1972).
On pourrait dire, en étant plus positif, que les occasions
de décision émergent par sérendipité
: le fait que les bons acteurs se retrouvent au bon moment, dans le bon
contexte. La structure des comités
réguliers et programmés joue alors un rôle particulier : celui d’organiser
la sérendipité. Ce n’est pas l’agenda de la réunion qui compte, c’est le fait
de donner à un certain groupe l’occasion de se rencontrer. Dans un mode stable
et organisé, une réunion sans agenda est interprétée comme un défaut d’organisation.
Dans un monde changeant et complexe, la même réunion devient un point de
synchronisation, comme les stand-up meetings du monde
agile.
Si je faisais allusion au modèle computationnel de Cohen,
March et Olsen, c’est que je me suis livré au même type d’expérimentation il y
a quelques années lorsque j’étudiais
les réseaux d’affiliation (les graphes de réunions). Le résultat principal
est que la
structure du réseau de réunion a un impact clair sur la propagation de l’information.
Autrement dit, on retrouve la même idée que le réseau de réunion constitue une
colonne vertébrale pour la circulation de l’information (dans une grande
entreprise), qui crée les opportunités de contacts réguliers et donc oriente la
sérendipité, indépendamment de l’ordre du jour ou de l’intitulé des réunions.
On peut remarquer que c’est la même idée de sérendipité
organisée qui justifie la création d’un pôle
de compétitivité (plus que le financement commun, qui ne nécessite pas l’unité
géographique). Un pôle de compétitivité regroupe des acteurs d’un même domaine
(laboratoires, startups et industriels) avec un double objectif, celui de
réduire les coûts de transaction (le « setup cost » d’une prise de
contact ou de communication) et de créer des opportunités de contacts, c'est-à-dire
de créer de la sérendipité, puisque l’innovation nait des rencontres. Tout ceci
s’applique de la même façon aux réunions dans les entreprises (du moment qu’elles
ne sont pas détournées en rituels sans âme et sans intérêt, ou en cérémonies d’annihilation
des idées et des compétences).
2. Planifié versus spontané
Il est facile de se convaincre qu’il
est utile d’optimiser l’hypergraphe des réunions (l’autre terme pour le
réseau d’affiliation) si celui-ci existe, mais on peut se lancer dans une
critique plus radicale et se demander si dans un monde complexe et changeant, il
est encore nécessaire de planifier des réunions. Cette question est au cœur de
mes réflexions depuis 20 ans, bien avant que je ne m’intéresse aux réunions :
dans le monde de l’ordonnancement,
puis dans le monde de l’allocation
de ressources. La recherche d’un ordonnancement optimal ou d’une allocation
de ressource optimale est au cœur de la recherche opérationnelle, mon activité
principale à l’époque où je travaillais au e-Lab.
La question se pose dès que les données que l’on fournit à l’algorithme d’optimisation
sont fausses car elles représentent une photographie du problème à un instant
donné, alors que le monde change continument. Mes expériences de l’époque
montraient qu’avant de rentrer dans une phase chaotique dans laquelle la
planification devient inutile, il existe une zone dans laquelle la meilleure
stratégie est une planification globale à priori, suivi de réparations
adaptatives en temps réel (le domaine des algorithmes stochastiques et de l’on-line
optimization).
J’ai eu la chance de participer à FoE (Frontiers
of Engineering) à Chantilly la semaine dernière. J’ai été frappé par l’analogie avec les
problèmes de gestion du trafic. Dans un exposé brillant, Serge Hoogendoorn
nous a expliqué « qu’il y a des
sérieuses limites à l’auto-organisation du trafic dans un réseau lorsque la
charge augmente ». Ceci est
illustré par la figure ci-jointe (« The fundamental trafic
diagram »). Il faut réguler le
trafic dans le réseau routier lorsqu’il y a trop de voitures, tout comme il
faut réguler les communications dans une entreprise, lorsqu’il y a trop de
participants qui ont trop de choses à se dire. L’auto-organisation, qui
fonctionne parfaitement dans une petite structure telle qu’une start-up,
devient moins efficace quand la taille de l’entreprise augmente, et surtout
lorsque le taux de charge augmente. C’est dans ce cas que le réseau des
réunions organisées devient utile.
Tout cela n’est qu’une
question de viscosité ! Il faut penser à l’information qui circule
comme un fluide visqueux. Plus précisément on peut distinguer deux formes de
viscosité :
- (v1) le temps de set-up évoqué précédemment. Il s’agit à la fois d’un temps de déplacement (le temps pour se rendre au même endroit) et d’un temps de « synchronisation contextuelle », nécessaire avant que l’échange puisse commencer. J’ai déjà parlé plusieurs fois dans ce blog de l’intérêt des outils 2.0 pour réduire ce setup. Cette forme de viscosité explique pourquoi il est difficile de programmer des réunions plus courtes qu’une demi-heure (50% setup et 50% « utile ») – malgré les différentes expériences de réunions très courtes.
- (v2) le temps d’organisation du meeting : il faut du temps pour planifier, re-planifier dynamiquement si besoin et prévenir les participants. Il y a de nombreux facteurs qui contribuent à ce type de viscosité : le temps de préparation (chacun sait qu’une réunion est plus efficace si elle est préparée, même si l’on peut quelques fois douter que cette règle que l’on trouve dans les guides de conduite de réunion soit respectée), les conflits avec les autres types d’activités, les effets de chaînes lorsqu’on re-planifie dynamiquement. Il n’est pas difficile de comprendre que cette viscosité augmente avec la taille de l’entreprise et avec le taux de charge des participants.
Comme toujours, c’est
une question d’échelle. Je lis et j’écoute Jason
Fried avec plaisir et intérêt, mais sa vision du travail et de l’entreprise
est marquée par une expérience de travaille à petite échelle. Le
travail en petite équipe, c’est la force des liens forts :) Je vous ai commenté dans
un billet précédent ce que les sociologues appellent les organisation ambidextres : la combinaison des équipes (liens forts, les
personnes que l’on voit tout le temps) et les communautés (liens faibles, les
personnes que l’on voit moins fréquemment –cf. cette excellent vidéo sur « the strength of weak ties »).
Le travail de type « liens forts » est celui que Jason Fried
apprécie, c’est le mode de travail des startups. Dans une équipe, le set-up est
réduit au minimum : co-localisation, donc pas de déplacement et très peu
de set-up contextuel, car en vivant de façon proche, chacun sait ce qui est
dans le « top of mind » de
l’autre.
Ce concept de viscosité permet d’ailleurs de comprendre
encore plus facilement l’intérêt des stand-up
meetings : l’organisation
systématique du rendez-vous court du matin, dans lequel chacun fait un point
sur ses objectifs de la journée, réduit la viscosité v1 et v2 (le meeting
réduit v1 en partageant les contexte et réduit v2 avec un modèle simple et
régulier qui crée un rituel et une habitude). Le stand-up meeting est bien un
facteur de sérendipité : il permet aux membres de l’équipe de se
synchroniser. Le coté « stand-up » est là pour assurer que la réunion
reste courte et efficace. Plus généralement, l’organisation lean du travail est tournée vers la
réduction de cette même viscosité.
3. Abstraction : force et faiblesse
Dans une petite équipe ou dans l’entreprise idéale de Jason
Fried, les sujets sont abordés en profondeur, avec des faits, par quelques personnes compétentes. Dans
l’entreprise réelle de grande taille, l’information doit circuler largement,
horizontalement et verticalement. Les flux sont trop nombreux par rapport au
temps disponible, un sujet qui est au cœur de mon dernier livre.
Lorsque les tuyaux sont trop petits, il est naturel –
surtout si l’on travaille dans les télécom :) – d’utiliser la compression.
Comprimer c’est essayer de dire les mêmes choses avec moins d’information, c'est-à-dire
en utilisant des « synthèses », des « résumés », des abstractions.
Notons que l’abstraction est une compression dans le sens de Kolmogorov
ou Shannon,
c'est-à-dire une représentation qui doit permettre de reconstruire la réalité
du message original. L’utilisation de la compression est universelle dans les
grandes entreprises :
- Dans les présentations Powerpoint,
- Dans les processus de décision des managers, qui évalue la réalité au moyen de KPI et autre scorecards,
- Dans l’éducation, où l’on favorise l’apprentissage et la réflexion sur les concepts, plutôt que l’observation et l’analyse des faits.
Mais dans un monde complexe, il faut se méfier à la fois de
l’abstraction (cf.
Mintzberg et son livre « Managing ») et du « narrative fallacy » (cf. Taleb,
le souhait de reconnaitre des histoires, là où il n’y a que des séquences
aléatoires … ou complexes). Je n’y
reviens pas, c’est un des leitmotivs
de ce blog.
Pourtant, l’utilisation de l’abstraction est une adaptation
nécessaire pour les managers, en fonction du nombre de sujets qu’ils ont à
traiter, qui augmente avec la taille de leur équipe. On comprend facilement que plus il y a de
sujets à traiter, plus il faut les compresser, c’est-à-dire les traiter « à
un haut niveau », « de 10 000 pieds », etc. Je vous propose
une petite quantification simpliste de ce problème.
Si l’on désigne par :
Si l’on désigne par :
- scope , le périmètre du manager en termes de sujets qu’il supervise et sur lequel il est amené à prendre des décision,
- frequency, la fréquence avec laquelle il évalue ces sujets (une fois par jour, ou une fois par semaine ou une fois par mois, etc.),
- compression, le facteur de compression de l’information utilisé, au moyen de l’abstraction, pour traiter le sujet (est-ce le célèbre mémo d’une page, un PPT de 3 page ou de 30 pages, un tableau de bord avec de KPI, un ensemble de données d’usage, etc.)
Scope x Frequency x Compression = Constant
Cette équation conduit les managers « qui montent en
responsabilité dans l’organisation » à s’adapter de deux façons :
- réduire la fréquence (et par conséquent augmenter la latence de leur décision),
- augmenter la compression pour pouvoir traiter plus de sujets.
La complexité croissante de l’entreprise comme de son
environnement rend ces deux stratégies
inefficaces :
- La fréquence doit rester élevée, pour que les problèmes soient traités rapidement et les décisions prises non moins rapidement, afin que l’entreprise s’adapte constamment à un environnement changeant.
- On ne peut pas prendre des bonnes décisions si l’on compresse trop, c’est l’argument de Mintzberg, ou celui du «genchi genbutsu ».
- une vraie délégation,
- une organisation en réseau.
Encore un ... "ah ahhh"... après la lecture de ce post. Un peu "complexe" au premier abord. Mais une "démonstration" remarquable. Merci beaucoup.
RépondreSupprimerOn pourrait ajouter probablement des choses sur la compression (rapport signal sur bruit) et la nécessité de monter en abstraction, qui permet d'aller vers la simplification (et la réduction, ou tout au moins la maitrise, de la complexité), mais je suis d'accord c'est un exercice difficile car pas toujours compris. La fluidité (fil de l'eau, ou fil d'attente et stock, la gestion du débit), de cette communication me semble également un élément important : ce qui rejoint les réflexions sur l'open data, l'open government, et l'ouverture a priori pour une régulation par l'écosystème. A l'échelle de grande organisation, comme l’État Français, j'ai le sentiment, que d'autres phénomènes sont à l’œuvre qui se superposent... mimétisme, hérédité, prédation...
merci encore.
oui, tout a fait: il y une superposition de phénomènes qui rendent l'analyse difficile - il faut donc rester très modestes - mimétisme, hérédité, prédation, ... la liste continue : peur de l'insignifiance, réputation, contre-don, etc. Cela n'est pas une raison pour ne pas réfléchir aux problèmes de plomberie (structure) et protocole (méthode) en matière de communication dans l'entreprise, mais ce n'est qu'une fraction du sujet.
SupprimerHiérarchisation fonctionnelle+subsidiarité=sérendipité. Si chaque personne de chaque sous-ensemble perçoit que sa voix peut être entendue, c'est à dire que personne ne s'approprie le collectif, alors on peut même obtenir une sérendipité++, c'est bien ce que pratiquent les entreprises libérées.
RépondreSupprimerLa question qui se pose: comment sélectionner des leaders ayant l'état d'esprit et la culture ad hoc, parce que c'est plutôt la minorité aujourd'hui où la tendance est plutôt à la sélection de profils Sauveurs et en faveur de la culture du triangle SVP (Sauveur, Victime, Persécuteur).
Est-ce que le + de performances des entreprises libérées peut suffire à entrainer une sélection qui y soit favorable?
A la demande de Jean Gadrey, j'ai rédigé un texte prospectif sur ce que la sociocratie pourrait apporter à un parti politique:
Supprimerhttp://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2014/01/10/comment-fonctionnerait-un-parti-appliquant-les-principes-de-la-%C2%AB-sociocratie-%C2%BB-billet-invite/
La question centrale est de faire mieux travailler l'intelligence collective en les libérant d'une partie de l'énergie dissipée dans les luttes de places et dans l'aliénation à la pensée de groupe. Vos commentaires avisés à la suite du billet sont les bienvenues.
Première lecture de cet excellent blog grâce à LinkedIn que je m'empresse de faire connaitre plus loin. Je réserve un éventuel commentaire après une relecture. J'entrevois des similitudes avec les daily scrum meeting de l'agilité pour ce qui est de favoriser la sérendipité et time boxing pour favoriser la compression et respecter les fréquences avec tous les effets induits qui sont bien expliqués. Je vois la transparence et la reconnaissance comme moyen de favoriser l'émergence de la collaboration et d'empêcher trop de stratégie d'acteur.
RépondreSupprimerJe découvre ce blog via LinkedIn et je suis conquis par la démonstration ci-dessus. A relire et à appliquer sans modération. Je suis particulièrement sensible aux aspects "agiles" mentionnés dans le texte. En effet, l'agilité vise entre autre le renforcement de la proximité, l'amélioration du lien dans les équipes et la coresponsabilité. Merci d'avoir partagé cet argumentaire un peu complexe mais efficace.
RépondreSupprimerMerci - ce qui me passionne en ce moment, c'est la "convergence" entre "agile"/"motivation"/entreprise libérée ...
SupprimerL'idée du revenu de base inconditionnel gagne du terrain tous les jours. Hier, mercredi 11 décembre, sur France Culture dans "du grain à moudre", Christine Boutin qui est pour a affirmé qu'il serait possible à niveau de prélèvement obligatoire constant d'octroyer sans condition 400 euro jusqu'à 18 ans et 800 euro ensuite. Une des raisons qui sous-tend cette proposition, c'est l'élasticité de plus en plus grande entre temps et production du fait de l'automatisation et du boum des NTIC. Si ce revenu venait à être mis en place, il changerait considérablement notre rapport au travail, laissant plus de champ aux projets et moins au travail contraint. Il pourrait avoir un fort impact sur les architectures organisationnelles et les infléchir très fortement dans le sens que vous soutenez ici, c'est à dire d'un management très participatif centré sur le projet. L'élasticité entre travail et production est peut être un des principaux facteurs qui bousculent les structures hiérarchiques bureaucratisantes traditionnelles et les plafonds de verre écartant certaines catégories du pouvoir ainsi que certaines informations pertinentes.pour la conduite de l'organisation? Est-ce aussi une des sources qui alimentent votre goût pour ce management participatif?
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