Le point de départ de ce billet est mon agacement devant la
multiplication des applications « sociales » qui publient, à la place
des utilisateurs, des événements sur leurs profil Facebook, que ce soient des
lectures qu’ils viennent de faire, des vidéos qu’ils viennent de regarder ou
encore des musiques qu’ils écoutent. L’agacement est double : du point de
vue de l’acteur Facebook, partager ce que l’on apprécie est un choix, et l’exposition
systématique est désagréable. J’ai eu le plaisir d’écouter une conférence de Genevieve Bell qui nous
a rappelé cette évidence avec force. L’exposition généralisée, la transparence
mécanique, sont anxiogènes et rétrogrades (c’est faire revenir Facebook à l’époque
de Myspace, celle de l’exposition publique). Mais ce qui m’intéresse aujourd’hui
est l’autre partie de l’agacement : voir son fil d’actualité Facebook
pollué par tous ces messages automatiques dont l’intérêt est bien moindre qu’une
déclaration, volontaire et choisie. En essayant de conceptualiser cette
pollution du temps de consultation Facebook, je suis revenu à des sujets
classiques : email versus Facebook, ou encore Facebook versus Google+.
La première étape de mon raisonnement est de repartir d’une
équation fort connue des consultants, « satisfaction = valeur / effort ». Dans l’expérience de la
consultation de son « fil » Facebook, la valeur dépend du nombre de « pépites »
contenues dans les statuts/contenus accumulés entre deux visites de Facebook.
La valeur d’une pépite étant le produit de sa valeur intrinsèque (intérêt d’un
lien, beauté d’une photo, piquant d’un commentaire, etc.) et de sa valeur
relationnelle (liée à la valeur du lien personnel : savoir une petite
chose anodine d’une personne qui m’est chère a beaucoup plus de valeur que la
même chose au sujet d’une relation distante).
L’effort est plus ou moins proportionnel à la longueur de cette liste de
« statuts » à consulter. La structure de page fait qu’il ne s’agit
pas d’une stricte proportionnalité ; ce point est important lorsqu’on
cherche un modèle computationnel (cf. plus loin), mais pas pour mon propos pour
l’instant. Pour éviter ce piège, Facebook ajoute un filtre, qui évite que ce backlog de statuts à consulter ne soit
trop long, qui s’appuie sur « Edge
Rank ». Mais nous savons tous
que ce filtre n’est pas parfait – je vais y revenir – ce qui conduit à postuler
que la satisfaction du client Facebook nécessite deux choses : que son
réseau social produise de la valeur, et que le filtre n’ait pas besoin de faire
des coupes trop importantes, en ce qui concerne le cœur du réseau (la coupe des
contacts distants est facilement acceptable, mais ce n’est pas le cas pour le
réseau proche, d’où les débats sans fin sur la pertinence de Edge Rank).
Cette question de la satisfaction est doublement vitale pour
les réseaux sociaux. Comme toute entreprise il faut satisfaire son client …
mais ici le temps passé est lié à la satisfaction, ce qui contrôle le temps
disponible pour entretenir le système en postant à son tour des nouvelles « pépites ».
La satisfaction de chaque client nourrit celle des autres, avec un effet
multiplicateur que la modélisation démontre parfaitement. L’équation de la satisfaction explique le déclin de l’email en
dehors du cadre professionnel. Il y a trop d’effort à faire pour repérer
les messages intéressants dans le flux de messages sans intérêt. Il ne s’agit
pas simplement du « spam commercial », le réseau est devenu trop
grand et il y a trop de « contributeurs ». C’est un risque inhérent à tous les outils de
réseaux sociaux dont l’email ou le téléphone sont des exemples. Le premier
temps est l’âge des pionniers, pendant lequel la valeur d’usage ne justifie pas
l’effort, mais il existe une autre valeur (l’appétence à la nouveauté, la
volonté d’afficher un statut – jeu de mot involontaire, …) qui justifie le
déploiement. Le deuxième temps est celui de l’ « Age d’or »,
pendant lequel la Loi de
Metfcalfe prend la relève pour nourrir l’expansion. Mais le troisième temps
est celui de la « loi de l’effort et de l’attention» : la
valeur que l’utilisateur peut absorber est bornée, quoi qu’en dise la loi de
Metcalfe, par le temps libre. On retrouve ici le principe de l’économie de l’attention
cher à Herbert Simon, que j’invoque fréquemment dans ce blog. La valeur est bornée,
… et l’effort ne l’est pas forcément, cela dépend donc de la qualité de l’ergonomie
des outils. Faute d’avoir trouvé des outils de filtrage et d’organisation
automatique suffisamment pertinents, le courrier électronique a dépassé son âge
d’or et est rentré dans une phase de déclin. C’est pour cela que je suis
persuadé que le
courrier électronique dans le monde professionnel doit s’inspirer des
structures de réseaux sociaux en cercles concentriques de Google+. J'ai emprunté l'illustration de la loi de Metcalfe à un excellent billet de Hutch Carpenter qui pointe sur une des limites de cette loi, à savoir la difficulté à dépasser "Dunbar's number".
Parce que Facebook s’appuie sur des réseaux fermés, il est
éminemment « scalable ». Le fait que nous soyons sur le point de
dépasser le milliard de client Facebook n’a aucun impact sur ma satisfaction,
ni sur la valeur – qui dépend de mon cercle – ni sur l’effort, qui est lié à la
taille de mon cercle. En revanche, la pratique des applications sociales,
telles que Deezer (dont je suis par
ailleurs un utilisateur satisfait – donc j’ai pris le temps de reparamétrer) ou
les « social
readers » que j’ai tout de suite supprimé (alors que certains
semblaient intéressants), menace l’équation car elles augmentent l’effort. C’est
un sujet clé pour la pratique émergente de la « social TV ».
Automatiser la publication de statuts – permettre à la « Smart TV »
de publier automatiquement les contenus que les utilisateurs (identifiés)
regardent - , me semble, comme à Genevieve Bell, la mauvaise idée du moment. Le
« fil d’actualité » est une zone rare et chère, à l’équilibre
délicat. On retrouve ici d’ailleurs le grand défi de Facebook : comment
monétiser l’attention des clients sans gaspiller leur « temps libre » ?
Il serait logique de penser que le filtrage intelligent et
automatique est la solution pour gérer une abondance de messages, permettant d’absorber
une augmentation de flux liée aux « applications sociales ». En analysant
les réseaux sociaux de chacun, la fréquence des messages croisés et surtout des
réponses, Facebook dispose d’un modèle solide pour mettre un ordre (à défaut de
mettre de l’ordre) sur les cercles concentriques. Autrement dit, Facebook sait
bien « deviner » qui est un « ami important » et qui
est un « simple lien Facebook ». En revanche, il est déjà plus
difficile de savoir ce qui est intéressant. L’analyse sémantique automatique,
même s’il s’agit d’un domaine en progrès continu, n’est pas suffisante.
Facebook utilise la popularité – il serait dommage de s’en passer puisque c’est
précisément une information construite par le réseau social – pour évaluer ce
que j’ai appelé plus haut « la valeur intrinsèque » de la pépite.
Mais il est quasi-impossible d’évaluer la « valeur relationnelle » :
elle dépend du contexte, de l’histoire … une anecdote qui me rappelle un moment
passé ensemble il y a 20 ans avec un ami très distant peut avoir une valeur
relationnelle immense. De plus, l’utilisation de la popularité comme méthode d’évaluation
conduit à une réduction de la diversité, un problème qui a déjà fait couler
beaucoup d’encre. Je pense par exemple aux utilisateurs qui ont constaté que les
messages politiques avec des opinions différentes des leurs (et de leur groupe
principal d’amis) étaient ignorés par Facebook dans son choix de pertinence. C’est
un problème fondamental de la recommandation : comment réconcilier
précision et diversité ? Une des grands « bénéfices client »
de Facebook est précisément de découvrir des choses différentes, qu’il s’agisse
d’opinions différentes, de musiques qui ne correspondent pas à nos goûts ou de documents
que nous n’aurions pas eu l’idée de consulter.
Je me suis amusé à programmer quelques modèles de « percolation »
permettant d’apprécier l’importance du temps libre dans la diffusion des
réseaux sociaux. Je n’en parlerai pas en détail car le premier résultat est à
la fois négatif et systémique. Je suis parti plein d’enthousiasme sur les
traces de Duncan
Watts, puisqu’il est facile de modéliser tout ce que je viens de raconter :
l’équation de satisfaction, la valeur d’un message, la structure des réseaux
sociaux (en réutilisant des travaux précédents) … Mon objectif était de voir si
cette modélisation permet de comprendre la situation actuelle « Facebook
vs. Google+ » : la diffusion virale de Google+ est un succès (plus de
100 millions d’utilisateurs), mais le temps passé reste sur Facebook (« Facebook
reste le maître du temps libre »).
L’enseignement de la simulation est qu’il est impossible de répondre
sans caractériser précisément la temporalité : les échelles de temps pour
essayer, utiliser et faire savoir. Il n’y
a pas de vraie surprise : les
maitres de la modélisation des systèmes complexes nous enseignent depuis
toujours que les « délais »
sont les paramètres déterminants des systèmes complexes (les temps de
propagations). C’est particulièrement le cas ici : savoir si Google+ peut
rattraper Facebook nécessite d’avoir plus d’information que celles dont je
dispose sur l’usage des deux réseaux concurrents.
En revanche, cette modélisation permet de conforter ce qui
me semble être la conclusion de ce billet : il ne faut pas confondre l’adoption, qui est gouvernée par un modèle « viral »,
et l’usage, qui est lié à une double boucle de satisfaction - que traduit la
Loi de Metcalfe – appliqué à la ressource rare du temps libre. On retrouve
parfaitement cette conclusion dans le
monde des applications mobiles des smartphones : il y a beaucoup de
téléchargements, mais beaucoup d’applications ne sont utilisées qu’une fois,
voire jamais ! Les chiffres de
téléchargement ressemblent à la progression de Google+, il s’agit d’un modèle viral.
Les chiffres d’usage augmentent plus lentement, et les positions obtenues sont
plus difficiles à attaquer pour les nouveaux entrants.
Merci pour ce billet très intéressant ! Malheureusement, j'ai bien peur que malgré la valeur du contenu, la plupart des visiteurs passent leur chemin du fait de l'effort de concentration que demande la lecture d'un tel bloc de texte (Cf Simon...). ;-)
RépondreSupprimermême remarque que le commentaire précédent
RépondreSupprimerpeut être un remaniement de l'article pour plus de visibilité ? :)
en tout cas je le fais suivre
J'ai tenu compte de vos remarques: j'ai aéré le texte et ajouté trois illustrations. Merci pour le feedback, c'est ce qui fait progresser :)
RépondreSupprimerExcellent article ! La publication systématique des infos "compilées" depuis des applications tierces génère une véritable pollution anxiogène... Je partage votre avis. Concernant le dernier paragraphe, très pertinent de ne pas raisonner en terme de téléchargements mais plutot d'utilisateurs actifs. MySpace était le champion du monde des inscrits, mais pas des actifs...
RépondreSupprimerTrès bonne analyse Yves. J'ai particulièrement apprécié la conclusion, notamment la mise en perspective du contraste de l'adoption (viralité du phénomène d'inscription) versus l'usage (appropriation de l'outil pour inscrire son usage dans son quotidien, voire créer de nouveaux usages). Bien vu.
RépondreSupprimerJ'ai apprécié il y à quelques temps la lecture de votre bouquin Processus et Entreprise 2.0 également.
Bien à vus
Fred