dimanche, août 09, 2009

Business Process Communication Model

Après une longue interruption de plus de deux ans, j'ai repris mes recherches sur SIFOA (Simulation of Information Flows and Organizational Architecture). Cette pause m'a permis de développer des outils tels que GTES ou la modélisation des réunions, et de progresser dans l'analyse de deux thèmes clés : le Lean Management et Entreprise 2.0. Je ferai un point général dans un prochain message sur la nouvelle version (2009) de SIFOA ; aujourd'hui je vais introduire une pièce fondamentale du puzzle : le BPCM (Business Process Communication Model).

Il s'agit en fait du socle de la démarche. En 2006, j'ai réalisé un simulateur d'entreprise (avec ses processus métier) qui m'a permit d'étudier l'impact de l'organisation et de l'utilisation des canaux de communication sur la performance. Les premiers résultats étaient très encourageants (dans le sens où il est effectivement possible de valider et d'invalider des intuitions sur la théorie de l'organisation par une simulation numérique), mais la complexité de la construction est un handicap évident à la présentation de ces résultats.

J'ai donc cherché à décomposer et simplifier les éléments de ce premier travail pour faire émerger des blocs indépendants, qui puissent être proposés à la critique des communautés « Recherche Opérationnelle », « Management Science » et « Aide à la décision » (ce que je viens de faire avec mon travail sur la modélisation des réunions sous la forme d'un article scientifique qui sera soumis à la rentrée, ou avec GTES, qui va sortir incessamment dans la revue RAIRO). Dans cette décomposition, le rôle crucial du modèle des flux de communication associés aux processus émerge pour différente raisons :

  • Il ne peut pas y avoir de contribution scientifique en utilisant la simulation numérique si le modèle sous-jacent n'est pas défini, formalisé, self-contained (auto-référent). Autrement dit, faire de la simulation sans modèle clair revient à faire du bricolage, c'est amusant et cela peut dépanner, mais on ne faire pas avancer les choses. D'où la décision de s'intéresser au modèle des flux de communication (BPCM) en tant qu'objet d'étude autonome.
  • Il se trouve que le modèle des flux est une partie importante du travail d'analyse de SIFOA. C'est une véritable « contribution » puisque c'est la partie la plus originale de ce travail. C'est également une étape indispensable pour analyser la performance des processus dans les services, dès qu'on s'intéresse aux « knowledge workers » et aux outils de l'Entreprise 2.0. L'ambition de BPCM est d'être contribution autonome, indépendamment de toute simulation. Je viens également de terminer l'excellent livre de Didier Vanoverberghe « Le Business Assurance pour la performance de l'entreprise » qui propose un « Business Process Performance Model ».
  • Par ailleurs, un certain nombre de modèles liés aux processus d'entreprises et leur efficacité commencent à émerger. Il est donc intéressant de s'y rattacher (j'y reviendrai en faisant référence aux travaux du CEISAR ou à l'approche IBM Blue Works).
  • Pour finir, après une année à développer un outil par ajouts successifs (cf. l'historique sur lequel je reviendrai), il était temps d'appliquer un coup de « Rasoir d'Occam » et de simplifier. C'est bien sûr plus facile après une première implémentation, je ne vais conserver que ce qui est utile.

La meilleure façon d'introduire le sujet est de vous proposer une brève revue du livre« Organizations » de James March et Herbert Simon (avec deux ans de retard). C'est un des livres les plus cités sur la théorie de l'organisation et à juste titre. Selon mon habitude, je vais me contenter d'une liste de points saillants par rapport aux objectifs de ce blog, mais je vais également l'agrémenter de citations, parce que d'une certaine façon ce livre est la justification du travail sur SIFOA.

  • L'introduction de la seconde edition (1993) commence par poser l'organisation en tant qu'outil de communication, une composition hybride entre la structure hiérarchique et le réseau des processus : « The central unifying construct of the present book is not hierarchy but decision making, and the flow of information within organizations that instructs, informs, and support decision making processes ».
  • « The garbage-can theory of decision making » : un nom provocant pour une remarque d'actualité dans le monde 2.0, les opportunités et les choix forment un réseau très maillé dans lequel la « sérendipité » joue un rôle aussi important que l'analyse structuré. C'est une des raisons pour laquelle la circulation d'information est créatrice de valeur (si il reste du temps pour travailler J).
  • Le chapitre 2 propose une synthèse des « classiques de la théorie de l'organisation » (sur ce thème je recommande chaleureusement « 100 ans de Management » de Bruno Jarosson). Je me suis inspiré de sa caractérisation des tâches : Capacity, Skill (speed), durability, costs et de sa « theory of departmentalization » qui relie l'organisation à un problème d'affectation. On y trouve également à une référence à James D. Mooney qui propose 5 principes pour définir une organisation : coordination verticale et horizontale (hiérarchie et processus), leadership, délégation et autorité.
  • Les chapitres 3,4,5 traitent de la motivation et des conflits (très intéressants mais hors de mon sujet).
  • Le début du chapitre 6 traite de la rationalité limitée, qui est en soi même une fondation pour la simulation, même si la compréhension de la « limitation » est difficile. Une de ces limites est l'attention (cf. le post précédent), dans le sens de la bande passante limitée (ne serait-ce qu'à cause du temps).
  • Un peu plus loin dans le chapitre 6, on trouve cette idée fondamentale : le degré d'interdépendance entre les départements (divisions/unités) est fortement corrélé avec la spécialisation. « Interdependence does not by itself cause difficulty of the pattern of interdependence is stable and fixed . … . Difficulties arise only if program execution rests on contingencies that cannot be predicted perfectly in advance". Un peu plus loin: "Thus, we predict that process specialization will be carried furthest in stable environments, and that under rapidly changing circumstances specialization will be sacrificed to secure greater self-containment of separate programs". Une idée présente dans le lean management et une loi expérimentale redécouverte par de nombreux pilotes de processus.
  • Les auteurs énonce une proposition qui est précisément l'objectif de ma recherche : « The capacity of an organization to maintain a complex, highly interdependent pattern of activity is limited in part by its capacity to handle the communication required for coordination. The greater the efficiency of the communication within the organization, the greater the tolerance for interdependence. The problem has both quantitative and qualitative aspects". La page précédente a introduit la notion de coordination par plan et coordination par feedback, ce que j'avais utilisé implicitement dans mon modèle (et que nous retrouverons dans BPCM).
  • L'expérience Christie-Luce-Macy montre l'importance du vocabulaire. Des équipes doivent travailler au moyen de billes de couleur. Les équipes témoins ont des billes de couleur unique, les équipes test des billes avec des lignes multicolores. Ces équipes n'ont obtenu des performances comparables aux équipes test qu'une fois passé le temps à définir un vocabulaire commun.
  • Une des dimensions importantes dans la communication est la perte de fidélité (nous l'avons déjà évoqué et nous y reviendrons). March & Simon identifie le concept d'absorption d'incertitude, qui ressemble à la « narrative fallacy » de Taleb, comme une cause première d'inefficacité dans la transmission.
  • Quelques pages sont consacrées aux « communication channels » et au réseau qu'ils constituent (« Rational organization design would call for the arrangement of these channels so as to minimize the communication burden »). Les auteurs conjecturent que l'usage des canaux est auto-optimisante mais avec un effet d'apprentissage qui peut créer des mauvaises habitudes. L'impact de l'usage de tel ou tel canal sur la latence de la propagation de l'information est clairement identifiée J
  • Le chapitre 7 propose une discussion élaborée sur la planification. L'importance du temps, de la gestion du temps disponibles et des deadlines y est clairement explicitée. Avec la remarque suivante, baptisée « Gresham's Law » : « Daily routine drives out planning » - autrement dit, nous donnons priorité à ce qui est urgent (daily) et ce qui est structuré (routine, avec des objectifs clairs) sur ce qui est stratégique (moins clair) et à plus long terme. Une des conséquences est la multiplication des « jalons temporels » (deadline, réunion d'avancement, ordonnancement) que le management impose pour éviter une dépriorisation.

L'objectif du BPCM est donc parfaitement résumé dans ce livre par l'étude quantitative de l'efficacité de la communication dans l'entreprise pour exécuter des processus, c'est-à-dire des patrons (patterns) d'activité complexes et fortement interdépendants. On peut distinguer trois parties dans un tel modèle :

  • Business Process Model : modèle de l'entreprise, de ses processus et de son efficacité. C'est un sujet commun et je vais m'appuyer sur des concepts éprouvés, avec le maximum de réutilisation (Entreprise -> Unités, Ressources, Compétences …, Processus -> activité, Client -> valeur).
  • Enterprise Information Flow Model : modèle décrivant l'organisation de l'entreprise dans sa capacité à transmettre des flux d'information. Pour faire simple, on y trouve l'organisation du management (puisque, selon March & Simon, une des fonctions du management est précisément de transmettre l'information) et des canaux de communication.
  • Business Process Communication : modèle de la communication nécessaire à l'exécution des processus métiers. Un processus est un enchainement d'activité, le plus souvent complexe et mettant en œuvre de nombreuses interdépendances (en particulier dans le monde des services). Cette mise en œuvre passe par la communication, et la thèse du livre de March & Simon est que l'organisation de l'entreprise sert à porter ces flux d'information. Cette 3e partie du modèle sert à caractériser la « charge de communication », ce qui permet ensuite de confronter cette charge à l'organisation.

Le second sujet est plutôt bien étudié, ce que j'ai indiqué dans différents posts, par exemple en faisant référence à CMC (Computer-Mediated Communication). L'enjeu pour BPCM est plutôt de faire un choix éditorial pour garder au modèle sa simplicité (et donc sa pertinence J). La conclusion des différents travaux effectués depuis 4 ans est qu'il faut au moins quatre dimensions pour caractériser les canaux : B(andwidth), T(hroughput), L(atency) et F(idelity). Ces dimensions s'ajoutent et se combinent avec celles présentées dans mon analyse de 2006 et qui touchent à la description des emetteurs/récepteurs : M(utualization), U(tilization),F(requency) . Je ne vais pas rentrer dans le détail aujourd'hui, d'autant plus que je n'ai pas encore terminé la formalisation (et la simplification) de cette approche.

Le troisième sujet est – de façon surprenante – nouveau. On trouve peu d'information dans la littérature sur les processus qui s'intéresse à la quantification des communications nécessaires pour l'exécution de ces processus. En conséquence, je n'ai pas beaucoup progressé depuis ma première proposition de 2006.Dans BPCM je vais reprendre la même approche, mais l'étendre en fonction des exigences du EIFM (flow model). Une conséquence de l'absence de données chiffrées et publiées est qu'il faut construire un modèle paramétrable (dans lequel les données que nous ne connaissons pas sont des paramètres) et produire des études paramétriques (études de sensibilité sur ces paramètres). Si l'on se souvient que j'associe deux types de flux à l'exécution d'un processus : Monitoring & Feedback + Transfert & Synchronisation, il me semble nécessaire avec le recul de séparer les sens des flux lorsqu'ils vont d'une unité vers le management ou vice-versa. Il me semble maintenant évident que la communication est asymétrique et que cela doit être prise en compte par le modèle.

Je reviendrai en détail sur chacun de ces sous-modèles. Pour conclure, je vais résumer trois idées qui me semblent essentielles pour le modèle BPCM :

  1. La dimension « bandwidth », qui qualifie la capacité d'un canal de communication à permettre des « allers-retours » dans le processus de communication, implicites ou explicites, est fondamentale et ne peut pas être ignorée. Ces allers-retours garantissent l'appropriation, car la communication n'est pas un transfert d'information, comme nous le rappelle Dominique Wolton, c'est un processus (« L'information va de plus en plus vite, la communication toujours aussi lentement »). Ces allers-retours sont implicites par exemple lorsque j'adapte mon discours à la posture faciale ou corporelle de mon interlocuteur. Ils sont explicites dans le cas d'un dialogue. La « bandwidth » permet de comprendre la supériorité de la communication face-à-face par rapport à l'utilisation d'outils électroniques (email, téléphone, etc.)
  2. Nous sortons du domaine du « management scientifique » de Taylor lorsqu'il devient nécessaire de dire ce que nous faisons. Cette réalisation est partiellement énoncée dans le livre de March & Simon. Le management scientifique était conçu sur le modèle « breakdown & specialization ». Le besoin de communiquer ce qui est réalisé (qui n'existe pas dans une usine idéale qui suivrait un processus industriel parfaitement maîtrisé) s'oppose à la spécialisation. C'est précisément la nature complexe et variable des processus de service qui justifie la création et l'optimisation de l'organisation en tant que structure de communication.
  3. Le modèle BPCM peut servir de « théorie des réunions » s'il tient compte des quatre dimensions précitées. Pourquoi avons-nous autant de réunions ? Parce que la communication face-à-face est obligatoire à partir d'un certain niveau de complexité/variabilité et parce que la réunion est la réponse naturelle pour gérer l'ordonnancement de ces rencontres. La structure de réunion émerge naturellement pour gérer un temps contraint, minimiser les coûts de « setup » (préparation, changement de contexte) et gérer les priorités.



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