J'ai eu la chance d'être invité au MIP (Management Institute of Paris) pour débattre sur le thème « Google nous rend-t-il idiot ? ». Pour comprendre le sujet, il faut d'abord lire l'article original de N. Carr. Ensuite, précipitez vous chez votre libraire pour acheter le numéro Juillet/Aout de Books, un numéro consacré précisément à la question « Internet rend-il encore plus bête ? ». C'est un sujet passionnant, et dont nous entendrons parler pendant longtemps, parce que les enjeux sont fondamentaux, pour la société, les entreprises et les individus. Le numéro de Books est vraiment remarquable, par le choix des livres et la qualité des articles.
Résumons brièvement le problème. N. Carr constate que le monde dans lequel nous vivons, avec toute l'information possible (sic) à portée de main (ce qui est exemplifié par Google), nous conduit à consommer ces sources d'information de façon de plus en plus superficielle, de plus en plus rapide, au détriment de la profondeur. Au lieu de lire des livres, nous (?) passons d'article en blog, de page web diagonalisée en flux RSS balayés. Ce mouvement est doublement inquiétant : cette consommation superficielle nous prive de la réflexion profonde nécessaire à une vraie compréhension des choses, et, surtout, à force de ne plus lire « pour de vrai » nous perdons cette capacité à le faire ! Cette aptitude du « scholar », acquise durant les études supérieures, ne se conserve que si l'on s'en sert (comme me disait mon papa « on n'est pas idiot, on le devient »). Pour plus de détail, lire les références précédemment citées.
Notons d'abord que la question se comprend à deux niveaux, celui de l'individu et celui de la société. L'article de N. Carr se situe plutôt au niveau de l'individu, qui constate qu'il est en train de perdre une capacité à causes de mauvaises habitudes, qu'il attribue à l'outil (Internet en général, Google en particulier puisque le moteur de recherche favorise la consommation fractionnée, en «petits morceaux d'information »). Le numéro de Books prend également la vision sociétale, qui est très à la mode (cf. le chapitre 6 de mon livre, centré sur le livre de Mark Prensky : Don't bother me mom, I'm leaning) : est-ce que les digital natives sont devenus « idiots » (dans un sens restrictif et précis : celui d'être incapable de se tenir tranquille plusieurs heures, concentrés sur une question ?). On retrouve ici une inquiétude souvent exprimée chez les enseignants, qui constate que le « niveau de calme moyen » d'une classe au collège a sensiblement baissé en une génération. On retrouve également le syndrome de l'ADD (Attention Deficit Disorder), qui est devenu la « maladie du siècle » pour les enfants américains.
Notons ensuite que cette critique des outils est susceptible d'être retournée, de façon classique : est-ce l'outil qui produit le changement, ou qui accompagne le changement (une dialectique que j'aborde dans mon livre) ? Autrement dit, est-ce Google qui provoque l'ADD (des adultes : besoin d'être stimulé en permanence par des expériences et des idées nouvelles), ou est-ce que le monde Internet/Google est le terrain de jeu naturel pour des hommes et des femmes pressés, stressés par une compétition mondiale, en perte de repère et anxieux de passer à coté de quelque chose ? J'ai déjà exprimé dans ce blog le même retournement au sujet du Web 2.0. Le monde devient-il 2.0 parce qu'il utilise les outils du Web 2.0, ou est-ce le contraire ?. Lorsqu'on se promène sur la blogosphère, on lit de nombreux articles sur ces outils 2.0 qui transforment le monde. Cependant, lorsqu'on lit les travaux des sociologues sur cette société post-moderne, par exemple Michel Maffesoli, on y retrouve les trois tendances de fond du monde 2.0 :
- Volonté de s'exprimer, de faire entendre sa voix pour masquer la peur de l'insignifiance,
- Volonté de construire des tribus (des réseaux sociaux) pour retrouver une chaleur qui manque dans une société mondialisée,
- Volonté d'être l'architecte de sa propre expérience, le CEO de sa propre vie.
Il est donc tout à fait défendable de penser que le Web est devenu 2.0 parce que c'est, de tous les médiums de communication et publication, le plus « plastique » et qu'il s'est adapté le premier aux changements et aux attentes de la société. Dans le cas de la question « Google nous rend-il idiot ?», ce retournement nous incite à la prudence avant de condamner les outils, mais la question demeure sur l'évolution irrémédiable, ou non, de nos habitudes de lecture.
Je ne vais pas vous priver du plaisir – précisément - de la lecture de Books, ni fournir une mauvaise réponse sur un sujet dont je ne suis pas un spécialiste, mais néanmoins vous proposer six éléments de réflexions :
- La plasticité du cerveau et l'influence de l'apprentissage de la lecture sur notre évolution neurologique sont des faits acquis et prouvés. Nicholas Carr fait référence au livre de Maryane Wolf : Proust and the Squid, The Story and Science of the Reading Brain. Pour les francophones, je recommande l'excellent livre de Stanislas Dahaenne: Les neurones de la lecture. L'acquisition de la lecture est un processus fascinant et complexe qui modifie littéralement le cerveau. Nous construisons un outil adapté au mode de lecture que nous pratiquons, et il détermine notre façon de penser.
- Plus généralement, la dépendance entre le langage et la pensée, un sujet cher aux philosophes, est également acquise. Le niveau de langage étant fortement lié à la lecture, les deux sujets sont corrélés. Nassim Taleb, que j'ai cité dans mon post précédent, insiste sur sa démarche volontaire d'élever son niveau de pensée (en profondeur et en degré d'abstraction) par la lecture de livres au détriment d'articles ou de journaux. Il montre aussi pourquoi il est nécessaire de se « débrancher des flux continus » d'information, puisque nous avons tendance à voir du sens là ou il n'y en a pas (le « narrative fallacy »).
- La connaissance n'est pas l'information, elle est irrémédiablement liée au temps (pour l'instant). La connaissance est le processus qui construit une décision à partir d'information. On peut facilement multiplier l'information accessible, il est difficile d'augmenter rapidement ses connaissances. La connaissance, comme la prise de décision, est liée à la perception. C'est ce que nous apprend Alain Berthoz (lire, par exemple, « La Decision »). La connaissance se construit par l'expérience, le temps de la lecture « profonde » est nécessaire pour construire la connaissance d'un sujet à partir de la lecture d'un livre. La lecture en diagonale d'une page de Wikipedia n'a pas, hélas, le même effet.
- Le fond du débat porte bien sur la gestion de notre temps, et plus précisément sur la gestion de notre attention. Cette idée date de Herbert Simon (1971) : « the growth of information causes scarcity of attention ». C'est un des axiomes les plus important du monde d'aujourd'hui, lire à ce sujet "The Attention Economy : Understanding the New Currency of Business" de Davenport & Beck. Puisque l'information est extrêmement riche et complètement accessible, la denrée rare est le temps. On retombe alors sur un débat éternel : « broad » versus « deep ». Les lecteurs assidus reconnaîtront le paradigme avec lequel j'analyse les réseaux sociaux. « Broad » consiste à privilégier l'étendue au détriment de la profondeur, à regarder beaucoup de sujets, mais superficiellement. « Deep » est l'approche inverse, celle que regrette N. Carr, de ne traiter que peu de sujets, mais en profondeur.
- La capacité à traiter de nombreux sujets en parallèle, ce que l'on appelle multi-tasking par analogie avec l'informatique, modifie en profondeur les capacités de traitement et de concentration. Je rapporte dans mon livre l'anecdote de l'animateur de club d'échec qui constate que les jeunes joueurs sont beaucoup plus performants en blitz (partie rapide) mais souffrent plus pendant les parties longues. J'ai déjà cité dans ce blog les travaux de l'université de Londres qui montrent que nous perdons 10 points de QI si nous sommes possesseurs d'un Blackberry « actif ». De la même façon, Tom De Marco rapporte des chiffres spectaculaires sur la baisse de productivité des programmeurs lorsqu'ils doivent gérer des interruptions.
- En revanche, et c'est le sujet du livre précédemment cité de Mark Prensky, et de celui de Dan Tapscott (qui est commenté dans Books : « Grown up digital »), les « nouvelles » compétences des « digital natives » sont très utiles et adaptées au monde moderne, et en particulier au défis des entreprises mondialisées. Ces nouvelles compétences, induites par Internet, le monde des jeux vidéos et les nouveaux outils de communication, favorisent la collaboration, la capacité à réagir plus vite, le multi-tasking (faire plusieurs choses en même temps). Même si la création individuelle reste fondamentale (ce que nous pourrions appeler « deep innovation »), l'essentiel de l'économie repose sur la création collaborative, le célèbre « mash up » du Web 2.0 (« broad innovation »). Cette création collaborative repose précisément sur des compétences de « digital natives » : travail en parallèle, collectif – en réseau, création par rebond, …)
Une fois ces points posés (et digérés, ce qui peut prendre un peu de temps), je peux donner ma réponse personnelle à la question. Je ne pense pas que « Google rende idiot », ni au sens propre (c'est un outil formidablement utile – surtout si on n'est pas « idiot » au départ J ), ni au sens général : les attitudes, les compétences et les comportements changent, mais ce n'est pas une régression. Tout laisse à penser que ce changement est opportuniste et opportun (avec la difficulté précédemment évoquée de choisir entre les deux): les compétences évoluent avec la société. C'est d'ailleurs le thème dominant des articles du numéro de Books : savoir accepter le changement et rester optimistes. Cela n'empêche pas de rester vigilant pour ne pas perdre les compétences « de lecture attentive » construites par des successions de générations.
Je conclus donc cette réflexion avec deux points qui sont congruents avec les thèmes de ce blog :
- le vrai enjeu, d'un point de vue personnel, est la gestion que nous faisons de notre propre temps. A chacun de savoir prendre du recul et se débrancher du flux « temps réel ». Notre « attention » est un trésor que se disputent les publicitaires. A nous de le gérer de façon profitable.
- Les compétences, comme les espèces, naissent et meurent. La capacité à prendre du recul, s'isoler et rester longtemps à méditer sur une question, mérite, tout autant que les ours polaires, d'être sauvegardée J Ce point se combine évidemment avec le précédent : à chacun de développer et préserver cette capacité à concentrer son attention.